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Le salut inattendu



Septembre, la brume silencieuse s’élève au-dessus des falcatas. Le grand peintre a repris son chevalet, à l’est l’horizon scintille sur l’océan. De grandes stries claires gagnent le ciel, où moutonnent quelques nuages égarés. Face à moi, la masse sombre de Tahiti émerge, la couronne des sommets se détache. Un coq s’égosille. À l’ouest, une colonne lumineuse s’étire au pied du relief. Papeete réclame son lot de travailleurs.

Le souffle de la nature sereine, on ne s’en lasse pas.

La rosée recouvre le tapis d’herbe, je la sens en me déplaçant vers l’usine. Mon quotidien usine le matin, puis les champs l’après-midi. Le premier me broie le corps, le second me soigne l’esprit.

Un pas après l’autre, je rejoins le hangar. Le petit peuple du plateau s’éveille. Le rang se forme, nous nous saluons entre camarades. Le groupe s’ébroue, nous franchissons le seuil. On nous relie à cette gigantesque araignée, la machine martèle, les corps se soumettent, la douleur me parcourt, ondulation électrique, mon cerveau vrille, le temps s’étiole.

Enfin, nous regagnons le pré. À quelques pas, les merles poursuivent leurs bruyants colloques, se déploie un léger alizé. Mon corps chaque jour s’affaiblit, s’enlise davantage dans ce quotidien. Alors, je traîne mon mal-être.

Une auto s’arrête au coin du champ, Manoa, mon maître va à la rencontre de la conductrice. Ils discutent là-bas au loin, puis se rapprochent, lui, perdu dans ses pensées, exigence de rentabilité, factures à payer. Elle, rayonnante, bouquet de fleurs noyé dans la chevelure, son sourire chaleureux.

Inspection du cheptel, envoi à l’abattoir de la vieille fatiguée que je suis. Mes narines s’épuisent dans un va-et-vient frénétique, mon petit cœur se débat, ma vision s’obscurcit.

Arrivée à ma hauteur, dans sa blouse blanche, la vétérinaire me salue gaiement. Saluer un animal, quel comportement étrange.

Sa main s’approche délicatement de mon encolure et me caresse. Sa voix accompagne ses mouvements, la soignante m’indique chacun de ses procédés, me prévient avant de me palper, agit avec douceur. Jamais humain ne m’avait considéré de la sorte.

Dans mon crâne, mes idées s’emmêlent. S’agit-il d’une dernière bonté, un bouquet d’herbes fraîches avant le dernier voyage.

Elle s’éloigne et rejoint mon maître. Je perçois le regard des camarades de traite porté sur ma personne.

Le noir caractère de Manoa s’est effacé devant le rayonnement bienveillant de la soignante. Elle lui explique l’usure de mon corps, l’impossible poursuite du pressurage de mes mamelles. Voilà mon destin gravé, adieu plateau de Taravao.

Elle poursuit : l’alchimie du groupe, l’affect de mon absence sur leur comportement, la vaste superficie du pré, son engagement à me suivre. Je le perçois dans son attitude, son corps se décrispe, Manoa se laisse convaincre.

Un doux futur se présente, la retraite au champ sans passage par l’usine.

Elle salue mon maître, puis m’adresse discrètement un clin d’œil.

Que ton existence soit ensoleillée, gentille héroïne de ma journée.

Rémi Palluaud