Tahiti Infos

L'hôpital malade de sa gestion humaine


Tahiti, le 22 octobre 2024 - Trop de patients et pas assez de soignants. L'audit réalisé par 'Areva Conseil entre le 10 juin et le 10 juillet dernier sur les besoins urgents du CHPF en matière de ressources humaines médicales et paramédicales pose un diagnostic alarmant. Il pointe notamment du doigt des “tensions humaines et matérielles”, avec des salles de bloc fermées faute de personnel qualifié, des conditions de travail qui aggravent un turnover qui a doublé en quatre ans, remettant en cause la qualité et l'adéquation entre l'offre et la demande de soins.
 
Cheville ouvrière pour les uns, navire-amiral ou organe vital de notre système de santé pour les autres, notre hôpital est le “premier et le dernier recours” des Polynésiens pour reprendre les mots du ministre. Mais il est malade. Malade de la gestion de ses ressources humaines qui sont le cœur de l'audit réalisé pendant un mois, entre le 10 juin et le 10 juillet dernier, au CHPF. Objectif : recenser, par des remontées de terrain, les besoins urgents de l'hôpital en mal de personnels médical et paramédical. 'Areva Conseil a ainsi auditionné un à un les chefs de service de chaque spécialité, la direction générale du CHPF, mais aussi le ministère de la Santé et l'Agence de régulation de l'action sanitaire et sociale (Arass). Ces entretiens et l'analyse des documents de pilotage et de gestion des ressources humaines transmis par la direction de l’établissement de santé ont abouti à la rédaction d'un rapport qui synthétise les préoccupations, et les difficultés ressenties par les équipes de soin dans les services hospitaliers. Et le diagnostic posé par ce rapport, dont Tahiti Infos vous livre ici quelques éléments, est alarmant.
 
“Rupture de dialogue avec la direction”
 
Si sur le plan comptable le CHPF a retrouvé des couleurs, sur le plan moral en revanche, il est blanc comme un linge. Le mal-être profond qui s'y est installé, notamment depuis le Covid, est toujours palpable. À l'issue de l'ensemble des entretiens, “un consensus partagé entre la très large majorité de médecins” fait état d'une “rupture de dialogue avec la direction générale” qui semble n'avoir qu'une vision purement comptable de l'organisation et de la gestion du CHPF sans prendre en compte les “problématiques de terrain” auxquelles ils sont confrontés tous les jours. Sans parler de la complexité administrative de la procédure de recrutement du personnel médical ou paramédical qui en a “découragé” plus d'un.
 
Entre des “recrutements ratés”, des “renouvellements de contrats sur le fil”, des “contrats ou des billets d'avion non parvenus à quelques jours de la prise de fonction”, des “vacations effectuées et non payées depuis 2023 pour des médecins remplaçants”, ou “des heures supplémentaires effectuées” mais, là encore, non rémunérées pour des personnels paramédicaux, le CHPF peut difficilement rivaliser avec les cliniques privées qui sont “beaucoup plus réactives et capables de proposer des CDI en très peu de temps”.
 
Il faut dire également que le service des Ressources humaines a lui aussi “souffert d'un turnover important” ce qui n'arrange rien.
 
Ce turnover s'aggrave malheureusement dans la plupart des services dont l'activité hospitalière, elle, ne faiblit pas pour autant puisqu'elle est même supérieure à la période pré-Covid. Le bilan social du CHPF établit ainsi que son taux de rotation global a plus que doublé en quatre ans en passant de 23,75% en 2019 à 49,58% en 2023. Le niveau de rotation du personnel médical est “encore plus marqué” avec un curseur qui est passé de 34,39% en 2019 à 66,05% en 2023. Pas mieux du côté du personnel paramédical qui, lui aussi, voit son taux de rotation plus que doubler entre 2019 (22,25%) et 2023 (47,07%).
 
Déficience de personnel à tous les étages
 
Résultat des courses, deux salles de blocs opératoires sont régulièrement fermées faute d'infirmiers spécialisés, “avec des pics jusqu'à sept à huit effectifs absents sur une même semaine contre trois ou quatre l'année dernière”, relève l'audit qui précise que “les enjeux majeurs pour le bloc opératoire sont donc le maintien des IBODE (infirmiers de bloc opératoire diplômés d'État) en poste” et “l'anticipation du turnover sur cette catégorie d'emploi”. Mais “ça va mieux”, assure aujourd'hui Cédric Mercadal qui, comme le relève également le rapport d'audit, explique que les mêmes difficultés émergent maintenant du côté des anesthésistes. “Il va falloir travailler sur leurs conditions d'emploi”, a-t-il promis jeudi dernier, affirmant avoir “rétabli un climat de confiance grâce à l'audit”.
 
Une déficience constatée aussi du côté des manipulateurs d'électroradiologie médicale qui sont “rares” et qui vont “au plus offrant”. Face aux élus de l'assemblée jeudi, le ministre de la Santé s'est voulu rassurant en rappelant que le dernier conseil d'administration du CHPF avait validé la pérennisation de 67 postes (des transformations de CDD en CDI), et la création de 29 postes pour le service d'accueil des urgences vitales (SAUV) qui avait été mis en place pendant les Jeux olympiques et qui va donc s'inscrire dans la durée. Cédric Mercadal a aussi rappelé l'ouverture de concours cette année. Encore faudra-t-il trouver des candidats dans les services en souffrance. Car comme le souligne le rapport d'audit, sur les onze postes de manipulateurs radio qui avaient été ouverts en 2023, “seulement cinq candidats se sont présentés et quatre ont été reçus”.
 
Vers une évolution des statuts
 
Un turnover “important” est aussi identifié au niveau des préparateurs en pharmacie car le statut d'établissement public administratif (EPA) du CHPF ne permet pas d'avoir de stagiaires.
 
Un statut qui pose problème et qui devrait évoluer en établissement public de santé (EPS) comme le prévoit le projet d'établissement hôpital 2030. Un projet sur lequel travaillent de concert les ministres de la Santé et de la Fonction publique, Cédric Mercadal et Vannina Crolas. Sur une note plus positive, le rapport souligne que la réouverture cette année des formations d'infirmiers et d'aides-soignants dispensées à l'Université par Ocelia “devrait permettre d'améliorer la situation”, même s'il faudra être un peu patient le temps qu'ils soient diplômés. Mais il est aussi précisé qu'en attendant, il va néanmoins falloir trouver des “solutions pratiques” pour pallier la “pénurie globale” d'aides-soignants dans quasiment tous les services. Car une chose est sûre : si l'hôpital n'a plus les moyens humains de soigner ses patients, la qualité des soins dispensés va nécessairement s'en retrouver impactée.

Un hôpital toujours saturé

Si le ministre de la Santé, Cédric Mercadal, s'est réjoui jeudi dernier en séance à l'assemblée, que “la politique hors les murs”, privilégiant les structures de soins de proximité a permis de “passer d'une situation gravissime de 115% d'occupation à 82% aujourd'hui”, les chiffres présentés dans le rapport d'audit sont moins optimistes. Certes, l'hospitalisation à domicile s'accroît et le développement de la prise en charge ambulatoire se poursuit afin de désengorger l'hôpital, mais cela ne suffit pas. Et certains services dépassent les 100% de capacitaire en moyenne annuelle depuis plusieurs années.
 
C'est ainsi que “le service de la médecine interne et polyvalente affiche un taux d'occupation de 113% sur le premier trimestre 2024, semblable à celui de la neurologie à 117% ou de la pneumologie à 114% en moyenne sur la même période”. Et sur des durées plus longues, c'est encore pire. On notera par exemple que le service de chirurgie viscérale dépasse les 115% de taux d'occupation depuis 2019 avec un pic en 2023 qui atteint presque 136%, que la cardiologie dépasse les 100% depuis six ans. Quant à l'oncologie, après avoir atteint le triste record de 187,8% en 2020, le service affiche une moyenne de 118% sur le premier trimestre 2024. Un problème capacitaire qui va jusqu'à concerner les chambres mortuaires et la morgue.

Dossier médical partagé mis en place aujourd'hui au CHPF

En réponse à cette saturation capacitaire, le projet d'établissement 2024-2030 invite notamment à “repenser les parcours patients et le capacitaire de l'établissement afin de mieux répondre aux réalités sanitaires”. L'hospitalisation du patient au bon endroit, au bon moment, dans des parcours de soins maîtrisés et l'agilité hospitalière dans la gestion courante et exceptionnelle des flux patients sont les deux grands axes de ce projet. Le ministre de la Santé a d'ailleurs annoncé la mise en place “à compter du 22 octobre” donc dès aujourd'hui, la mise en place du dossier médical partagé au sein du CHPF, avant d'être “déployé à la Direction de la Santé au premier trimestre 2025”, et “demain, dans les structures privées”. Il n'en demeure pas moins que les prises en charge complexes augmentent ce qui implique une saturation chronique des lits d'hospitalisation. Il est aussi unanimement ressorti des entretiens que le vieillissement de la population et “l'aspect polypathologie” des patients entraîne une charge de soins “singulièrement élevée au CHPF”. Le virage ambulatoire est-il la bonne solution pour désengorger l'hôpital ? Le personnel médical interrogé n'en est pas convaincu. Certes la durée moyenne de séjour (DMS) a enregistré une baisse d'entrée en hospitalisation complète de -3%, mais ce n'est pas forcément une bonne chose. Car si cette diminution est bien perçue d'un point de vue comptable, encore une fois, elle peut au contraire être dangereuse pour les patients dont la sortie prématurée peut conduire à “des retours de prise en charge dans des états aggravés”.
 
 

​Des “cellules” indignes en Psychiatrie

Le service Psychiatrie avec ses cinq chambres d'isolement et ses trois “cellules” de l'unité Tokani jugées déjà indignes en 2012 et en 2022 par le contrôleur général des lieux de privation de liberté, sont le gros caillou dans la chaussure du CHPF. Comme l'avaient révélé nos confrères de Radio 1 au mois d'août dernier (soit juste après la mission d'audit), révolté par ces conditions, le psychiatre en chef de l'unité qui essayait de faire fermer ces cellules depuis un an a pris le taureau par les cornes en scellant lui-même les portes, à la colle Epoxy. Des cellules réouvertes pourtant dès le surlendemain. Le ministre Cédric Mercadal a réitéré son indignation jeudi à l'assemblée. “Tokani, oui c'est indigne, et tous les gouvernements ont porté leur croix”, a-t-il déclaré, rappelant que le seul espoir réside dans la réception du fameux Pôle de santé mentale (PSM) tant attendu et pour lequel “700 millions” de francs ont été fléchés dans le troisième collectif budgétaire. Ce bâtiment “retardé pour des raisons que tout le monde connaît depuis 2011 et que tous les gouvernements ont subi, à savoir le coût et le temps des travaux”, devrait enfin voir le jour en 2025. En tout cas, c'est ce qu'“espère” le ministre.
 

Rédigé par Stéphanie Delorme le Lundi 21 Octobre 2024 à 19:00 | Lu 5550 fois