MANILLE, 25 juin 2012 - Des bars des palaces du Proche-Orient aux casinos de Las Vegas, l'artiste sur scène reprenant à la perfection les tubes pop pour le bonheur des clients est souvent originaire des Philippines. Partir chanter à l'étranger lui a permis d'échapper à ce pays englué dans la pauvreté.
Dans un studio d'un quartier perdu de Manille, Joanna Talibong, 21 ans, enregistre une cassette de démonstration, pour tenter sa chance en Corée du Sud.
Elle et son accompagnateur, Jason Panggoy, répètent pour la douzième fois "Suddenly", une ballade sentimentale d'Olivia Newton-John.
"Je ne suis pas allée à l'université, je n'ai pas beaucoup de possibilités pour le travail. A l'étranger, je peux gagner beaucoup plus" qu'ici, déclare la jeune femme, mère célibataire d'un bébé handicapé.
Quelque neuf millions de Philippins, soit 10% de la population totale, travaille à l'étranger, la plupart dans des emplois non qualifiés et peu rémunérés: domestiques, marins, saisonniers dans des plantations, employés dans le BTP...
Mais certains sont embauchés pour chanter dans les hôtels de luxe du Proche-Orient, les casinos de Las Vegas, les paquebots de croisière des mers des Caraïbes et les pubs fréquentés par les expatriés à travers l'Asie.
Joanna Talibong veut faire partie de ces heureux élus. Si sa cassette de démonstration est approuvée par le conseil des artistes à Séoul, elle pourra signer le contrat préparé par son manager: une tournée de six mois dans des bars de Corée du Sud, qui lui rapportera 800 dollars US (633 euros) par mois, de même qu'à Jason Panggoy.
"La priorité est de payer une opération pour le pied-bot de mon fils. C'est mon but. C'est ce qui me pousse à travailler dur", déclare la jeune femme, qui chantait petite dans la chorale de son église. Son bébé de neuf mois vit avec ses grands-parents.
Si la cassette ne convainc par les autorités sud-coréennes, elle retournera dans le petit bar du nord des Philippines, où elle se produisait devant des marchands de tabac pour 3,50 USD par nuit.
Le manager du duo, Wilma Ipil, envoie en moyenne deux formations en Corée du Sud tous les ans, depuis 2008. La concurrence est de plus en plus rude, indique-t-elle.
"Avant, même les musiciens sans expérience étaient engagés. Mais maintenant, vu le pool de talents disponibles, les promoteurs sont de plus en plus exigeants", déclare Wilma Ipil, qui a chanté à Hong Kong, en Thaïlande et en Chine, avant de se reconvertir dans le métier d'agent.
La demande d'artistes philippins reste cependant énorme, souligne Jackson Gan, qui dirige le petit studio où Joanna Talibong est en train d'enregistrer.
Plaisanter avec le public
"Notre seule concurrence vient de chez nous. Le monde sait que si vous avez un budget réduit et que vous voulez de la qualité, vous choisissez des artistes philippins", déclare l'homme, qui est aussi agent.
Selon lui, de 25.000 à 30.000 musiciens et chanteurs philippins se produisent dans 3.000 clubs, hôtels, restaurants et bateaux de croisière à travers le monde. Ils peuvent espérer gagner entre 800 et 1.500 USD par mois, un salaire inespéré pour les travailleurs philippins.
Même les groupes malaisiens, indonésiens, australiens et chinois recrutent un(e) Philippin(e) comme chanteur, ajoute-t-il.
Le succès de ses compatriotes dans ce secteur s'explique selon lui par le rôle primordial que jouent la musique et la danse dans la culture philippine.
Les concours de chants sont le moment fort des fêtes de village et des concours de beauté. Chants et danses rythment les émissions de télévision les plus populaires. Et le karaoke est un des passe-temps favoris de la population, dans les bars ou lors des anniversaires et mariages.
Autre point fort des Philippins: la chaleur qu'ils dégagent et la complicité qu'ils savent instaurer avec le public. "Les Philippins savent plaisanter avec le public. C'est un aspect important de ces concerts, ça ne se limite pas à chanter", souligne Jackson Gan.
Les carrières à l'étranger sont courtes car les femmes notamment ont des obligations familiales. Et si ces artistes copient à la perfection les grands tubes de la pop, peu décrochent un contrat d'enregistrement.
Une exception toutefois alimente les rêves des chanteurs de l'archipel: Arnel Pineda s'est produit pendant des années dans les bars de Manille et de Hong Kong. En 2007, le groupe américain Journey cherchait un nouveau chanteur lorqu'il tombe sur une vidéo du Philippin sur YouTube, reprenant leurs succès.
Après une audition, Arnel Pineda a été embauché et se produit depuis avec le groupe, dont il est devenu le chanteur, devant des salles de concert pleines à craquer à travers le monde.
Par Cecil MORELLA