Tahiti Infos

Le phénomène "Allo, qui sait quoi?"


PAPEETE, le 21 février 2018 - Forum public, repère de bons plans, promoteur de la solidarité... Le groupe Facebook "Allo, qui sait quoi?" n'a que trois ans, mais est devenu incontournable en Polynésie. Nous avons rencontré la fondatrice et principale modératrice de ce groupe, Rarahu, qui nous raconte comment une discussion entre amis est devenu un phénomène de société.

Vous connaissez l'archipel des ISLV (Îles sous-le-Vent) et celui des IDV (Îles du Vent). Mais connaissez-vous l'archipel AQSQ, peuplé par les Allôiens ? Avec 71 500 habitants échangeant des renseignements, des bons plans et discutant de tout et de rien, c'est un village particulièrement actif.

Quelques exemple de la diversité du groupe, entre coups de mains, témoignages chocs et questions/réponses
Quelques exemple de la diversité du groupe, entre coups de mains, témoignages chocs et questions/réponses
Il s'agit bien sûr du célébrissime groupe Facebook "Allo, qui sait quoi?", fondée en décembre 2014 à partir de l'idée lumineuse d'un Polynésien qui voulait promouvoir la solidarité et l'entraide sur les réseaux sociaux, au moment où tous les groupes Facebook importants avaient un but commercial. Une idée qui se répand aujourd'hui dans le reste du monde, avec un Allo, Qui Sait Quoi qui a été créé à Nouméa et un autre à Montpellier.

Aujourd'hui, AQSQ est la plus importante page Facebook polynésienne tenue par des bénévoles, donc en ne comptant pas celles appartenant à des entreprises (Par exemple Air Tahiti Nui a 293 000 fans sur Facebook) ou à un média traditionnel (Tahiti Infos, Polynésie Première, TNTV, La Dépêche et Radio 1 ont tous plus de fans que AQSQ).

Mais "Allo, qui sait quoi?" sert un but bien différent, il ne vise pas à générer de l'argent mais à rendre service à la communauté, qui le lui rend bien. Avec plus de 100 nouveaux messages par jour générant des milliers de commentaires, grossissant encore avec des centaines de nouveaux membres par mois, AQSQ est un espace public qui ne ressemble à aucun autre au fenua. Même la créatrice du groupe, interviewée en encadré de cet article, a été surprise par le succès considérable de sa petite page "créée avec ses amis". Gérer le groupe, les demandes d'ajout et la modération des publications est même devenu un emploi à mi-temps pour elle... Une tâche qu'elle accomplit bénévolement, puisqu'elle refuse de monétiser son immense plate-forme.

FAKE NEWS, RUMEURS ET ATTAQUES

Elle est également confrontée à tous les maux de Facebook. Les "fake news" pullulent, partagées par des internautes bien intentionnés mais très mal renseignés. Elle doit s'évertuer à vérifier la fiabilité des sources citées par les Allôiens, ce qui avec l'expérience la conduit à privilégier le travail des vrais journalistes, qui vérifient leurs sources et s'évertuent à vérifier tous les tenants et aboutissants d'une information avant de la publier...

Les rumeurs vont aussi bon train, comme cette publication du mardi 20 février au soir sur le groupe, faisant état d'une énorme bagarre générale à Punaauia. Une simple blague, qui a été prise au sérieux par de nombreux internautes pendant plusieurs heures avant d'être vue et supprimée par les modérateurs du groupe. Elle est aussi confrontée à l'obligation légale de supprimer les propos injurieux ou diffamatoires qui lui sont signalés, de bannir les internautes agressifs qui polluent le débat ou publient les noms et photos de leurs ennemis jurés... Et elle subit régulièrement des menaces et des pressions. Une passion qui n'est donc pas de tout repos.

Malgré la situation difficile, les modérateurs doivent supprimer cette publication contraire au règlement du groupe et redirigent l'internaute vers les autorités
Malgré la situation difficile, les modérateurs doivent supprimer cette publication contraire au règlement du groupe et redirigent l'internaute vers les autorités
Et on comprend l'ampleur du travail à faire sur AQSQ quand on y passe un peu de temps. Car c'est un village gigantesque, regroupant un quart de tous les Polynésiens. On y trouve de tout : bien sûr des questions, comme son nom l'indique : "Quel est ce fruit ?", "Où acheter tel produit ?", mais aussi des conseils, des recettes de ra'au Tahiti, des astuces de grand-mères.... On y partage des bons plans, des coups de gueule, des articles de presse, des avis de recherche pour des animaux perdus, des témoignages... Faire le tri entre les tentatives d'arnaque, les internautes agressifs ou les innombrables "fake news" mobilise quatre modérateurs bénévoles. Mais ça en vaut le coup car le groupe est aussi devenu une vraie plate-forme de solidarité. La communauté se démène pour venir en aide aux personnes en détresse. Les associations polynésiennes ont une place d'honneur pour promouvoir leurs actions solidaires. Les bonnes actions de simples particuliers trouvent sur le groupe un écho formidable.

Le groupe héberge aussi un vif débat citoyen sur des sujets de société. La communauté des Allôiens est ainsi très préoccupée par la justice sociale et l'exprime vivement sur ce forum public. En ce moment, le groupe dénonce et discute aussi des problèmes de maltraitance des animaux, de respect du bon voisinage et d'insécurité dans nos îles... Chaque jour voit des débats interminables se dérouler, forgeant une partie de l'opinion publique.


INTERVIEW : Rarahu Mahaa Ebb, fondatrice de "Allo, qui sait quoi?"

Rarahu a fondé le groupe "Allo, qui sait quoi?" en décembre 2014. À l'époque elle n'imaginerait pas qu'en trois ans, 70 000 Polynésiens l'auraient rejoint !
Rarahu a fondé le groupe "Allo, qui sait quoi?" en décembre 2014. À l'époque elle n'imaginerait pas qu'en trois ans, 70 000 Polynésiens l'auraient rejoint !
"AQSQ ne me rapporte rien du tout, c'est entièrement bénévole. Je travaille autant parce que je crois en ma population et à l'entraide"

Comment s'est passée la création de AQSQ ?
Le groupe a été créé le 25 décembre 2014, il y a un peu plus de trois ans. C'était l'idée de mon frère Steve Mahaa Ebb, car on voyait que beaucoup de questions se posaient sur internet, mais les gens ne savaient pas exactement où les poser car à ce moment-là il n'y avait que des groupes de vente, comme le Big Deal et autres. Donc la démarche était plutôt de créer un groupe d'infos pratiques, puis la solidarité est vite arrivée. Et de fil en aiguille on en est arrivé jusqu'à aujourd'hui.

Avec 71 500 membres, c'est plus d'un quart de toute la population polynésienne qui est membre du groupe, est-ce que tu réalises ?
Alors je ne réalise pas du tout ! (rires). C'est allé très vite. Au début c'était assez intime, avec juste nos amis. Dans les autres groupes, quand des gens se posaient des questions, on leur proposait notre page qui était faite exprès pour ça, pour échanger librement sans embêter les autres groupes. Et c'est au bout d'un an que ça a vraiment explosé, par le bouche-à-oreille.

Comment gère-t-on un groupe composé de 70 000 inconnus ?
C'est très différent d'un petit groupe entre amis. Il y a différentes personnalités, profils... Et c'est pour ça que nous avons instauré un règlement intérieur. Ça permet d'avoir un respect de tous, et de ne pas trop s'éloigner de l'esprit du groupe, c'est-à-dire d'avoir vraiment les questions, les informations pratiques, et surtout la solidarité et l'entraide.

On voit dans le règlement intérieur que les bonnes affaires sont autorisées mais pas les publicités. Les réactions et dénonciations de contenus choquants sont autorisées, mais pas de citer des noms, publier des photos ou des plaques d'immatriculations... Comment la ligne a-t-elle été tracée ?
De façon assez naturelle. Déjà on ne veut pas heurter la vie privée des personnes, parce qu'il y a eu beaucoup de débordements avec des noms publiés, souvent pour des affaires de voisinage ou des problèmes personnels. Après, j'ai pris contact avec des juristes qui m'ont conseillé d'encadrer tout ça, au risque de devenir responsable de ce qui est publié par les internautes. Et pour la qualité du débat, éviter de mettre en avant l'animosité des gens, il faut un règlement que les modérateurs appliquent de façon transparente.
Mais ça valait le coup, car finalement les gens sont toujours prêts à aider, donner un renseignement ou un coup de main. Ça nous fait super plaisir parce que c'est l'essence même du groupe ! C'est une évolution qu'on a constaté depuis 2014, la société a la volonté d'aider son prochain d'une manière différente, avec les outils numériques. Il y a aussi beaucoup d'associations actives sur le groupe, et on veut les aider. La protection des animaux, les femmes battues que l'on veut aider sans les dévoiler mais en les redirigeant vers les associations...

Peut-on faire confiance à tout ce qui est publié sur AQSQ ?
On sait qu'on n'est pas 100% fiables, il faut bien le réaliser. Ce n'est pas le nombre qui apporte la qualité des informations données, au contraire. Les gens vont souvent partager massivement des informations qui les choquent sans même vérifier !
Après on a 71 000 membres, donc on ne peut pas contrôler leurs pensées et leurs réactions. On essaye d'éduquer la population à l'utilisation des réseaux sociaux, mais c'est un travail titanesque ! Alors on fait de notre mieux avec nos petits moyens. On explique, on supprime... Après, au bout de 71 000 membres, quand des gens contestent des suppressions, on les renvoie au règlement et voilà ! Il ne faut pas avoir d'état d'âme ou on ne s'en sort pas. Heureusement qu'on a des membres qui vérifient et nous signalent quand il y a un problème
Aujourd'hui je pense qu'environ 70% des internautes ne maitrisent pas les outils des réseaux sociaux. Du coup c'est "en veux-tu, en voilà", ils partagent tout. Si ça les touche, ils veulent absolument partager, même s'ils n'ont pas lu au-delà du titre ou vérifié l'information. Ca créé des effets boule-de-neige, et on est derrière à essayer de rattraper tout ça !

Quel est ton quotidien dans la gestion du groupe ?
Il faut trier, effacer des commentaires, il y a des réponses très communes qu'on redonne à chaque fois... Heureusement que Facebook a enfin créé une barre de recherche pour les groupes, ce qui permet aux internautes de retrouver les réponses à leurs questions communes dans les publications existantes. Il y a environ 100 publications par jour, avec une heure de pointe à midi et en début de soirée. J'essaie de toutes les lire, mais c'est de plus en plus compliqué de gérer la vie familiale, le quotidien, et le groupe "Allo, qui sait quoi?", parce que je ne peux pas passer 24h/24 dessus. Donc il y a des coups de gueule, des disputes, des fausses rumeurs qui passent. Mais on a mis en place des outils. Les posts problématiques sont signalés, les habitués nous envoient des messages privés pour nous aider à réguler tout ça... Mais il y en a qui passent au travers. Pour l'instant ça me demande déjà une demi-journée de travail tous les jours.
Heureusement il y deux autres modérateurs, en plus de mon frère et moi. C'étaient des membres très actifs dès la création du groupe et on leur a demandé si elles accepteraient cette responsabilité. Il y a Moélyne, que je remercie vraiment, ainsi que Pia Avvenenti, qui a été ministre de la solidarité et qui nous aide beaucoup du côté administratif, elle publie des informations sur les concours, les textes de loi qui sont sortis... Elles sont bénévoles elles-aussi. Elles appliquent rigoureusement le règlement intérieur et ne jugent pas les publications à partir de leur avis personnel. Je les remercie vraiment. En plus de gérer les publications, il faut traiter les demandes d'adhésion pour filtrer les faux comptes, le spam, les pirates, etc. On a eu jusqu'à 700 demandes en une journée !

Tu travailles plusieurs heures par jour, mais ça ne te rapporte rien du tout ? Il serait facile de monétiser le groupe.
AQSQ ne me rapporte rien du tout, c'est entièrement bénévole. Je travaille autant parce que j'y crois, je crois en ma population et à l'entraide. La solidarité c'est vraiment quelque chose qui me touche personnellement. Je me dis toujours, "et si c'était moi dans ce cas-là, est-ce que quelqu'un viendrait m'aider, me tendre la main ?"
Après sur la monétisation, il y a eu plusieurs personnes très bien placées, que je ne nommerai pas, qui m'ont soufflé l'idée... Mais je ne considère pas un membre comme une monnaie. Il partage librement ses connaissances, son temps. Donc on ne compte pas monétiser le groupe et gagner même un franc avec.

Est-ce que tu as l'impression d'avoir une influence positive sur la société polynésienne ?
Ah oui, fortement. Il y a eu des histoires qui m'ont beaucoup émue. Par exemple je me rappelle d'une jeune femme de Nouméa qui cherchait sa famille biologique à Tahiti. Elle est passée par "Allo, qui sait quoi?" et justement il y avait un membre qui était sa sœur ! Donc la jeune femme est venue à Tahiti, elle a été accueillie et a rencontré sa famille biologique ! Le mieux c'est que la suite des événements est aussi partagée sur le groupe, donc on sait ce qui est arrivé après. Et des cas comme ça, je dirais qu'il y en a eu une vingtaine depuis trois ans.

On voit aussi beaucoup de dénonciations et d'images impressionnantes sur le groupe, beaucoup de mobilisations récentes ayant commencé sur AQSQ, par exemple sur les animaux maltraités. Qu'en penses-tu ?
Alors c'est vrai que ça fait des images chocs, et on ne s'attendait pas du tout à ça au départ. Mais à un moment, il faut aussi qu'on regarde en face le côté obscur de notre société, de ce qu'il se passe, et je trouve ça intéressant. Et ça permet de modérer et d'éduquer les gens. Ça rend l'histoire publique, et le prochain qui voudrait faire quelque chose comme ça, qui choque la population, aura déjà eu un avertissement. Aujourd'hui la moindre faute peut être partagée sur Facebook et devenir virale ! C'est aussi pour ça qu'il faut contrôler, pour éviter les débordements, comme la publication des noms. Mais quand le public ouvre les yeux, les choses changent.

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mercredi 21 Février 2018 à 19:00 | Lu 15030 fois