Petit retour en arrière à Tahiti, avant de s’envoler pour Hawaii... En 1789, faut-il revenir sur cet événement, Fletcher Christian et une partie de l’équipage de la HMS Bounty prenaient le commandement du navire de la Royale, abandonnant le capitaine Bligh et quelques fidèles sur une simple barque non pontée. Au terme d’un voyage épique, Bligh sauva ses hommes tandis que les mutins revenaient à Tahiti avec des fidèles de Bligh n’ayant pas pu embarquer à bord du canot de leur capitaine. Certains membres de cet équipage réduit décidèrent de demeurer à Tahiti tandis que les autres partaient en quête d’un refuge sûr, leur permettant d’échapper à la potence, peine qui attendait tout mutiné à l’époque. L’asile des mutins fut Pitcairn...
Pomare/Tupou/Kamehameha, même scénario
À Tahiti, aucun chef n’avait jusqu’alors durablement unifié l’île sous son autorité. Tu, arii du secteur de Arue, ambitieux et calculateur, comprit vite que la présence de ces Blancs sur l’île, installés dans son fief, pouvait être une chance pour lui. Ils savaient construire des bateaux et surtout disposaient d’armes à feu permettant de tuer à distance un ennemi. La stratégie s’avéra payante, puisque vers 1790, Tu s’autoproclama roi de Tahiti sous le nom de Pomare I.
Même scénario ou presque aux îles Tonga où Tupou 1er parvint, grâce à ses conseillers européens, à unifier son royaume et à le transformer radicalement tout en évitant colonisation et annexion.
À quatre mille quatre cents kilomètres plus au nord, à Hawaii, c’est à peu près le même scénario qui permit à Kamehameha, un jeune chef lui aussi ambitieux et malin, de mettre la main sur presque tout l’archipel. Pour ce faire, il utilisa les services de deux marins britanniques, John Young et Isaac Davis ; tous les deux, de modeste extraction, connurent des destins extraordinaires, John Young devenant le chef de guerre de Kamehameha, en quelque sorte son général en chef et, au passage, son canonnier favori.
Mais revenons en Grande-Bretagne ; en ce qui concerne Isaac Davis, nous savons qu’il vit le jour en 1758 environ, à Milford Haven, au Pays de Galles. De lui, on ne sait rien d’autre avec certitude et surtout pas comment il s’est retrouvé marin sur un bateau américain dès 1787. S’il fut un très proche conseiller du roi Kamehameha, il n’a pas jugé utile de laisser un long curriculum vitae sur sa jeunesse ; il sortait sans doute d’un milieu modeste, avec une instruction limitée.
Seize ans plus tôt, probablement en 1742 (peut-être en 1744 selon certaines sources), un petit John Young avait vu le jour à Crosby (dans le Lancashire, en Angleterre). Le fait que l’on ne sache sur ses premières années que peu de choses est la preuve que lui aussi, comme Isaac Davis, n’était pas d’une noble ou riche famille.
Le flou entourant ses origines est si persistant qu’après sa mort, deux familles de la côte Est des États-Unis affirmèrent que Young était en réalité Américain, hypothèse aujourd’hui jugée peu crédible. Il fit sans doute un brin d’études puisque l’on trouve sa trace sur un navire américain, l’Eleonora, en tant que maître d’équipage (donc capable au moins de lire un rôle) ; le capitaine, Simon Metcalfe, s’était lancé dans le commerce lucratif des fourrures entre les côtes nord-ouest du Pacifique (nord des États-Unis et du Canada actuels) et la Chine, très demandeuse.
Metcalfe fut sans doute le pionnier de ce commerce puisqu’il était sur place dès 1787 ou1788. Seul grain de sable dans cette nouvelle activité prometteuse, la volonté des Espagnols de reprendre en 1789 la main sur une côte et accessoirement sur un océan qu’ils considéraient comme étant le leur.
Metcalfe naviguait de concert avec le Fair American, commandé par son fils, Thomas Humphrey Metcalfe. En 1789, les Espagnols capturèrent le Fair American qu’ils ramenèrent à San Blas avant de le relâcher. Entre temps, Metcalfe père avait réussi à s’échapper de justesse non sans avoir eu le temps de dire à son fils qu’après sa libération, il devrait le rejoindre à Hawaii.
Davis offert en cadeau à Kamehameha
À bord de l’Eleonora, arrivé à Hawaii, Metcalfe, qui était une brute épaisse, fut à l’origine de deux épisodes qui eurent des conséquences dramatiques pour la suite de son voyage ; à Kohala, sur Big Island, le capitaine fut accueilli par le chef Kame’eiamoku ; pour une faute bénigne, le capitaine de l’Eleonora ne trouva rien de mieux que de le faire fouetter publiquement avant de prendre le large pour Maui. Une humiliation que le chef hawaiien ne pardonna pas ; il décida, pour se venger, de tuer tout l’équipage du prochain bateau de Blancs qui se présenterait dans ses eaux. Ce qui fut fait lorsque le fils Metcalfe, Thomas, âgé de dix-neuf ans seulement, se présenta enfin à Hawaii à bord de son petit navire, le Fair American, arrivé de la côte ouest des Amériques, après avoir été libéré par les Espagnols. A Ka’upulehu, Kame’eiamoku massacra tout l’équipage, dont le jeune Metcalfe, à l’exception de Isaac Davis ; ce dernier (qui sera surnommé toute sa vie ‘Aitake pour Isaac par les Hawaiiens) fut attaché plus mort que vif sur une pirogue et ramené prisonnier.
Le guerrier hawaiien ne l’aurait pas achevé en hommage à sa bravoure durant le combat. Le jeune Isaac Davis, bien que sérieusement blessé, allait survivre puis devenir un des appuis principaux de Kamehameha, puisque Kame’eiamoku fit cadeau du Fair American et de Davis au jeune roi Kamehameha pour s’attirer ses faveurs...
Parti commercer à Maui après son funeste passage à Big Island, Metcalfe père (qui ne saura jamais que son fils mourut par sa faute) ne tarda pas, là encore, à se brouiller avec les indigènes ; constatant que lui manquaient une barque et un homme, il organisa une terrifiante expédition punitive à Olowalu, village présumé des voleurs. Trompant les Hawaiiens, Metcalfe leur proposa de commercer avec lui et pour cela, il les fit se ranger tous du même côté de son bateau ; son canon était chargé de ferrailles et c’est à bout portant qu’il tira sur la foule venue à sa rencontre, tuant une centaine d’habitants et en blessant plusieurs centaines.
“Grillé” sur Maui, Metcalfe revint faire du troc sur Big Island, à Kealakekua Bay. C’est pendant cette escale qu’eut lieu la prise du Fair Ameican et le massacre de son équipage, Metcalfe n’apprenant jamais que son fils avait été tué alors que moins de cinquante kilomètres les séparaient.
Informé de la prise du Fair American, Kamehameha interdit tout contact avec l’équipage de l’Eleonora. Metcalfe, surpris de ne plus voir ses “clients”, envoya à terre son maître d’équipage, John Young, immédiatement capturé. Ne le voyant pas revenir, Metcalfe tira des coups de feu durant deux jours espérant que son matelot réapparaîtrait ; lassé d’attendre et sentant que sa cote était en chute libre auprès des Hawaiiens, le capitaine décida fort sagement de lever l’ancre et de faire voile vers la Chine.
Cette capture de John Young (qui sera surnommé ʻOlohana par les Hawaiiens), lui aussi livré à Kamehameha, allait permettre à ce dernier de disposer d’un deuxième homme blanc, qui devint son chef de guerre attitré.
Maître de tout Big Island
Le décor était planté, Hawaii ; les personnages principaux étaient en scène (Kamehameha, Isaac Davis et John Young). Ne restait plus à ce petit monde qu’à se mettre en mouvement...
Né en 1758 (on ne connaît pas la date avec précision), le jeune Kalani Paiʻea Wohi o Kaleikini Kealiʻikui Kamehameha o ʻIolani i Kaiwikapu kaui Ka Liholiho Kūnuiākea, nous l’appellerons plus simplement Kamehameha, avait réussi à force d’intrigues et de batailles à évincer du pouvoir son cousin Kiwala’o sur la grande île de Hawaii (aujourd’hui Big Island). Il contrôlait les deux tiers de Hawaii, mais c’était loin de lui suffire ; il voulait tout Big Island sous sa coupe et dans la foulée toutes les autres îles.
Il avait de l’audace, du courage, certes, mais aussi et surtout deux atouts dans son jeu, ces deux Blancs qu’il avait épargnés et qu’il avait amenés à sa cour. Davis était très “politique”, Young plus “militaire” ; habilement, le jeune roi (il avait la trentaine) parvint à acheter des armes à des Britanniques et à des Américains de passage. Il lui fallait aussi des munitions. Il en acheta. Restait à former ses hommes au maniement de ces fusils : Davis et Young s’en chargèrent et se retrouvèrent à entraîner des dizaines et des dizaines de guerriers à la bonne utilisation des armes à feu (rudimentaires et complexes à cette époque, mais permettant d’éviter les corps à corps). En 1790, Kamehameha était devenu maître de tout Big Island (on dit qu’une éruption soudaine du Kilauea l’aida à battre l’armée de son dernier opposant, Keoua Ku’ahu’ula, demi-frère de Kiwala’o). On voit encore, dans la lave refroidie, les empreintes de leur pas dans leur fuite.
Young et Davis étaient plus que jamais proches conseillers du roi, mais ils avaient du pain sur la planche ; face aux ambitions de Kamehameha, il leur fallait former toujours plus d’hommes. Faute de suffisamment d’armes à feu, c’est de stratégie offensive dont avaient besoin les Hawaiiens. En moins de cinq ans, consolidant son pouvoir, Kamehameha put lever une armée forte de dix mille hommes répartis sur neuf cent soixante bateaux, essentiellement des pirogues, mais également le fleuron de la flotte, le Fair American, sur lequel servait Isaac Davis avant sa capture.
La prise de Molokai et celle de Maui ne furent que des formalités ; en revanche, pour prendre Oahu, le roi eut grand besoin de l’aide de ses deux conseillers européens, car l’affaire n’était pas simple. Grâce au port de Honolulu, une rade naturelle exceptionnelle, les navires y relâchaient fréquemment et le roi de l’île, Kalanikupule, avait donc, lui aussi, des armes à feu. Le débarquement des troupes de Kamehameha à Waikiki et à Wai’alae fut certes impressionnant, mais en face, Kalanikupule avait du répondant, notamment une batterie de canons sur la falaise Nu’uanu Pali.
Se faire adopter...
Si les envahisseurs repoussèrent les défenses du maître de Oahu, il leur fallut, grâce à la stratégie élaborée par Young, contourner les canons, prendre la falaise à revers et neutraliser cette artillerie implacable. L’histoire a retenu que quatre cents hommes de Kalanikupule tombèrent dans le vide, le roi étant capturé vivant par Kamehameha.
Entre vainqueurs et vaincus, l’habitude n’était pas de se faire des cadeaux. Young et Davis conseillèrent toutefois Kamehameha de la jouer plus finement : il s’agissait de se faire adopter et apprécier par la population vaincue ; les blessés du camp adverse ne furent pas massacrés mais soignés, on répara ce qui pouvait l’être et on replanta pour éviter tout risque de famine (mais Kalanikupule fut tout de même sacrifié au dieu de la guerre Kukailimoku par Kamehameha qui ne se refusa pas ce petit plaisir...).
Cette stratégie d’aider les vaincus était la bonne et en 1810, de lui-même, Kaumuali’i, roi de Kauai, dernière grande île indépendante, reconnut en Kamehameha son suzerain.
L’unification de tout l’archipel hawaiien était faite (hormis la petit île semi-désertique de Ni’ihau) et elle le restera sous la férule de la dynastie Kamehameha jusqu’à la prise de possession unilatérale par les Américains (en 1898, après l’instauration d’une république contestable et contestée en 1893).
Mort à la place du roi de Kauai
Malheureusement, du côté de Kauai, cette soumission avait fait des mécontents ; certains ali’i proches jusque-là de leur roi décidèrent de l’empoisonner lors d’une fête. Isaac Davis avait des yeux et des oreilles partout : informé du complot des chefs, il avertit Kaumuali’i qui se fit oublier ; mais malheureusement Davis se rendit avec des gardes armés au banquet, mais sans savoir que la mort de Kaumuali’i devait se faire non pas par une action violente mais avec du poison dissimulé dans la nourriture.
Les conjurés, voyant leur cible remplacée au débotté par cet homme blanc, ne dirent mot ; Davis mangea ce qui fut servi et quelques heures plus tard, tomba raide mort. Il avait cinquante-deux ans seulement (sa dépouille repose au cimetière proche de la State Library de Honolulu). C’est ainsi que finit l’influent conseiller politique de Kamehameha ; le grand roi se retira sur Big Island en 1812, satisfait d’avoir unifié son royaume et surtout, grâce à ses conseillers britanniques, d’avoir pu s’organiser pour en assurer légalement l’indépendance de manière, pensait-il, durable.
Young eut plus de chance que Davis ; il survécut jusqu’en 1835, lui aussi installé sur Big Island (Honolulu ne deviendra la capitale de l’archipel qu’en 1845). Fin 1835, il fut évacué, malade (il avait quatre-vingt douze ans), sur Oahu où il décéda deux semaines après son arrivée, le 17 décembre 1835.
Il repose au Royal Mausoleum of Hawaii, à Mauna’Ala. Sont gravés ces mots sur sa pierre tombale : “Sous cette pierre sont déposés les restes de John Young (du Lancashire, Angleterre). L'ami et compagnon de guerre de Kamehameha. qui a quitté cette vie 17 décembre 1835, dans la 93e année de son âge et le 46e de sa résidence sur les îles Sandwich”.
Young, canonnier puis gouverneur
Les Hawaiiens avaient beau avoir reçu une formation pour manier les armes à feu grâce à Young et Davis, l’utilisation des canons demeurait décisive dans un combat et c’est pour cela que Kamehameha, lors de son attaque sur Oahu, confia son plus gros canon à Young. C’est lui qui aurait, grâce à un boulet bien placé, tué le chef Ka’iana qui avait préféré trahir Kamehameha pour se ranger aux côtés du roi de Oahu, Kalanikupule. Mal lui en a pris puisqu’il n’a survécu que quelques heures à sa félonie.
À l’issue de la conquête de Oahu, Kamehameha rentra sur Big Island en confiant la gestion de l’île à Young dont il fit, vers 1802, son gouverneur royal. Kamehameha avait d’abord choisi un Hawaiien pour ce poste, Mokuhia, mais il fut assassiné par un rival jaloux. Pour éviter ce type de problème entre chefs, le roi nomma donc Young, qui était à la fois expérimenté et craint. Et en qui il avait toute confiance...
Le “non” à Vancouver
Nommé gouverneur de Oahu, basé à Honolulu qui offrait un port naturel apprécié de tous les navires étrangers, John Young était à un poste clé et devint très vite un interlocuteur incontournable pour tous les bateaux de passage. Young, entre autres, favorisa ainsi l’arrivée de pasteurs à Hawaii et contribua donc à sa façon à la christianisation de l’archipel.
Il fut aussi celui qui permit de mettre en chantier des voiliers de conception européenne. Il introduisit également les premiers chevaux à Honolulu en 1809. Entre autres tâches...
Une anecdote illustre l’attachement de Young et de Davis à leur nouvelle vie, eux qui, au départ, n’étaient que d’obscurs marins sans grade : en 1793, le capitaine Vancouver, de passage à Hawaii, rencontra les deux Britanniques.
Sa première idée fut de leur proposer de les rapatrier en Amérique puis en Angleterre, mais la réponse des deux hommes fut aussi rapide que ferme : pas question de quitter Hawaii où ils menaient une vie ô combien plus agréable que celle qu’ils avaient connue précédemment.