Tahiti Infos

Tribune de Jean-Marc Regnault : “2004-2023 : D'un Taui à l'autre ?”


Tahiti, le 20 avril 2023 – L'historien Jean-Marc Regnault signe une tribune que publie Tahiti Infos sous le titre : “2004-2023 : d’un Taui à l’autre ? L’Histoire peut se répéter… sans présenter les mêmes plats”.
 
Dimanche 23 mai 2004, vers 22h30.
 
Plus de doute possible, Oscar Temaru sera le prochain président de la Polynésie française grâce aux 27 élus du Tavini et aux deux élus (Nicole Bouteau et Philip Schyle) de deux petits partis autonomistes qui ne voulaient plus du “système Flosse”.
 
Dimanche 30 avril 2023. Avant 22h 30 on saura si un autre Taui se mettra en place.
 
L’historien ne prévoit pas ce qui sortira des urnes, mais s’il s’avérait que le Tavini emportait les élections, l’historien pourrait établir les comparaisons et les différences entre les deux périodes distantes de dix-neuf ans.
 
Différence de taille : le mode de scrutin d’aujourd’hui accordera une nette majorité au Tavini s’il sortait en tête, même en ne précédant la coalition rouge orangé que d’une voix. En 2004, tout avait été prévu par G. Flosse pour que l’opposition fût laminée, mais dans les isoloirs, les électeurs avaient déjoué tous les pronostics et les combinaisons à la limite du concevable. Cependant, G. Flosse –tout déçu qu’il fût– avec les primes majoritaires obtenues dans archipels dits éloignés, réussissait à contenir la majorité d’O. Temaru à une seule voix (qu’il lui fut facile de ramener dans son camp quelques mois plus tard).
 
Ressemblances : d’abord une même campagne du Tavini avec l’idée d’étapes qui précèderaient l’indépendance. “L’application du statut dit d’autonomie avait permis au peuple mā’ohi de s’habituer au concept même d’indépendance […] ainsi qu’à l’exercice de compétences dévolues au pays” reconnut son leader en 2004. Langage guère différent de la profession de foi d’aujourd’hui, mais même difficulté à persuader beaucoup d’électeurs qu’un autre langage ne surgirait pas peu après.
 
Nuances toutefois, en 2023, le parti bleu ne cherche aucune alliance officielle, tout au plus promet-il d’ouvrir un futur gouvernement potentiel à des non indépendantistes, pourvu qu’ils approuvent le programme de réformes annoncé.
 
Autre ressemblance et autre différence, le Tavini va affronter les mêmes hommes (Flosse/Fritch) mais avec des hommes et des femmes “bleus” qui sont plus jeunes, plus compétents espère-t-il, ce qui rend un peu plus crédible le slogan du changement (surtout si O. Temaru se met en retrait, y compris en démissionnant de l’APF pour ne plus jouer que le rôle de la statue vénérée, mais plus guère écoutée).
 
Différence de taille et de nature. En 2004, les électeurs voulaient sauver la démocratie menacée par G. Flosse avec ses dérives autoritaires (médias muselés et propagande effrénée), ses rêves de grandeur, et le maintien –quoi qu’il en ait dit– d’une société à deux vitesses. La preuve de ce que j’avance, c’est que nombre d’électeurs étaient si peu disposés à voter bleu pour l’indépendance qu’après le retour de Flosse au pouvoir, en février 2005, ils votèrent plus nombreux pour le Tavini (notamment des électeurs de Schyle et Bouteau qui désertèrent leurs listes). En 2023, objectivement, E. Fritch a généralement gouverné en respectant les institutions et les libertés (il a même accru celles des journalistes), ramené à de justes proportions les projets d’équipements (quitte à ce qu’on lui reproche un manque d’ambition), mais ici comme ailleurs, les gouvernants n’ont pas la cote. Il est reproché aux dirigeants la hausse des prix (alors qu’ils n’en sont pas responsables, même si la TVA “sociale” a été une maladresse) et surtout de ne pas avoir attaqué vigoureusement les inégalités sociales.   
 
Encore une similitude. La campagne vient de prouver que les futurs dirigeants (quel que soit le résultat) et les électeurs vivent dans une sorte de cocon. Le monde autour d’eux n’existe pas. Malgré les avertissements, personne n’a intégré les grands changements du monde. Et pourtant, toute la différence est là.
 
En 2004, l’Océanie était “le continent invisible” selon le prix Nobel de littérature J-M Le Clézio. On en était encore à la belle formule de J-M Tjibaou : “l’indépendance, c’est la liberté de choisir ses interdépendances”. Que la Polynésie devienne indépendante, cela n’intéressait finalement personne et même Jacques Chirac, le “frère” de G. Flosse avait déclaré quelques jours avant le Taui que si les Polynésiens voulaient se séparer de la France, cela ne poserait aucun problème (déclaration du Caire). C’était l’époque aussi où les relations internationales n’étaient pas encore marquées par un regain de tension avec la Russie et la Chine n’était pas encore la grande rivale des États-Unis.
 
Voilà que désormais, le moindre rocher qui affleure à la surface des mers devient l’objet de convoitises des grandes ou moyennes puissances.
 
Convoitises des grands, crise du Covid, spectaculaires conséquences des dérèglements climatiques, hausse des prix et menaces de guerre en Europe et dans le Pacifique : tout a changé en quelques années… mais les partis polynésiens établissent des programmes sans s’être préoccupés de savoir si les relations internationales permettront seulement que ces programmes fussent mis en œuvre. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire (Ne vous laissez pas submerger par le monde qui vient, novembre 2022) les notions d’indépendance et d’autonomie ont perdu l’essentiel de leur consistance.
 
En 2004, on pouvait encore largement ignorer le reste du monde (malgré la mondialisation en marche). En 2023, ce qui se passe en Ukraine, à Taïwan ou ailleurs, nous concerne tous. À cette réalité s’oppose la cécité de nos futurs dirigeants de quelque bord fussent-ils. Demain, leurs programmes et leurs ambitions ne pourraient être que vanité et poursuite du vent.
 

Rédigé par Jean-Marc Regnault le Jeudi 20 Avril 2023 à 21:56 | Lu 5395 fois