Tahiti Infos

Michel Monvoisin rassurant sur ATN


Tahiti, le 16 octobre 2023 - Au lendemain de la question orale posée à l'assemblée par Nicole Sanquer sur la situation préoccupante d'Air Tahiti Nui, son P-dg, Michel Monvoisin ne souhaite pas verser dans le catastrophisme. Il se veut rassurant pour le présent mais vigilant sur l'avenir. Comme le président Brotherson, il pense que le “protectionnisme” n'est pas la solution face à la concurrence. S'il confirme que l'année 2023 sera déficitaire, il relativise le montant de 4 milliards avancé par l'élue AHIP. Entretien. 

Tahiti Infos : Nicole Sanquer s'inquiète, dans une question orale posée jeudi dernier à l’assemblée, de la suroffre de sièges qui peut nuire à ATN, avec l'augmentation des fréquences d'Air France et l'arrivée de Delta, et de sa situation avec un déficit qu'elle évalue à 4 milliards en 2023. Quelle est la situation financière d'ATN aujourd'hui ?
Michel Monvoisin : “D'abord c'est un peu prématuré. C'était le budget 2023 qui était estimé à ce niveau de pertes, mais on a fait un premier semestre qui est meilleur que prévu, donc oui l'année 2023 sera déficitaire mais pas forcément dans ces proportions. On n'a pas fini l'année, il nous reste encore quelques mois. On est plutôt sur une tendance qui s'est améliorée parce qu'on a mieux rempli sur le premier trimestre et surtout, le carburant a baissé. Bien malin qui peut dire comment on va finir l'année avec le carburant. Une attaque du Hamas sur l'Israël et le Moyen-Orient flambe, et le pétrole flambe. Les compagnies aériennes sont très sensibles aux événements internationaux. On est exposés aux aléas liés au coût du carburant, mais aussi à l'envie des gens de voyager. Ce qui est bien c'est que la Polynésie est considérée comme un endroit calme et plutôt “safe” donc ça nous aide.” 

Donc pour l'instant, un mieux sur le premier trimestre mais vous restez vigilant. Comment cela se traduit-il dans l’estimation de résultat en 2023 ? 
“Je vous le dis, on a encore beaucoup d'incertitudes. Le carburant avait baissé sérieusement mais il vient de reprendre un coup de boost. C'est les montagnes russes et le carburant, c'est plus de 30% de nos charges. En 2019, la facture “carburant” était de 7 milliards, en 2022 elle était de 10 milliards ! Voilà. D'où les pertes de 2022, alors qu'on a performé ; mais toute cette performance a servi à payer le carburant. Trois milliards de plus qui est même supérieur à nos pertes. On aurait eu un carburant au niveau de 2019 on était bénéficiaires.” 

Vous ne pouvez malheureusement pas jouer sur les prix des carburants alors comment comptez-vous revenir à l'équilibre ? 
“Le retour à l'équilibre, il est lié à plusieurs paramètres exogènes, comme le carburant mais pas uniquement. Le retour à l'équilibre est aussi très lié à l'offre que nous pouvons produire, et surtout à l'offre réceptive. On va dire que je radote mais ça fait dix ans que je dis qu'on a un problème de réceptif. On n'a pas assez de chambres et on a des tours opérateurs qui nous disent : ‘Vous êtes bien gentil la Polynésie mais vous n'avez rien à vendre.’ Et puis les prix du réceptif ont beaucoup augmenté. On commence à le sentir et je pense que les hôteliers aussi. On commence à sentir des ralentissements de la demande parce que le “travel revenge” [la revanche par le voyage, une forme d'exutoire pour les gens après la pandémie, NDLR], c'est fini, et parce qu'on va entrer dans une année électorale aux États-Unis. On sait d'expérience que le marché a plutôt tendance à baisser parce que les Américains voyagent moins, dépensent moins en période électorale donc ce sont des paramètres qu'on surveille de près. Ensuite, il y a beaucoup d'inconnues avec notamment ce que vont faire nos concurrents. Certaines compagnies ont augmenté leurs fréquences pour compenser la baisse sur le marché asiatique qui était le marché en plus forte croissance. Sauf qu'ils ont réouvert tardivement [après la crise Covid, NDLR] les frontières mais le niveau de fréquences n'est pas du tout le même qu'en 2019.” 

Justement sur cette suroffre de sièges qu'évoquait Nicole Sanquer, le président expliquait qu'il y avait deux manières de voir les choses : faire du protectionnisme – comme il vous l'avait d'ailleurs laissé entendre au moment de la grève en juillet dernier en disant qu'il fallait “protéger le petit poucet ATN face aux géants internationaux” – ou alors, aborder la concurrence en étant plus agressif, ce sur quoi il semble davantage tourné aujourd'hui. Comment faire pour que la compagnie ATN soit plus agressive ? 
“Je n'ai pas tout suivi mais l'assemblée c'est le lieu des échanges et des débats politiques. Il n'appartient pas à la direction d'ATN d'aller commenter les échanges. Après, je vois le président régulièrement.”

Vous a-t-il fixé un cap ?
“Ça va être le sujet du budget 2024. On est en plein dedans en ce moment. Le budget d'une compagnie aérienne, ça commence par l'offre en sièges et la définition des moyens qu’on met sur la table. Donc il va y avoir des débats au sein du conseil d'administration. La bonne chose c'est que c'est le président qui est aujourd'hui le ministre du Tourisme. Ça fait dix ans que je suis dans la boîte et c'est la première fois que j'ai le président comme interlocuteur direct. Et c'est plutôt bien puisque le tourisme est un enjeu majeur. Et il ne faut jamais oublier qu'Air Tahiti Nui a été créée pour libérer le ciel polynésien. C'est le principal instrument de développement du tourisme puisqu'on est toujours, malgré tout, le premier transporteur de touristes : on a plus de 40% du marché des touristes et s'il n'y avait pas ATN, ça ferait un gros trou dans la fréquentation touristique. On est un outil au service du Pays donc ce n'est pas à ATN de faire la stratégie touristique du Pays.” 

Comment ATN peut-elle s'adapter à l'objectif à terme des 600 000 touristes ? 
“ATN s'adaptera. Ce n'est pas le rôle d'ATN de dire si on peut ou si on ne peut pas. Le Pays est là pour fixer un cap et une stratégie, et le rôle d'ATN est de s'y adapter. Et ce que je dis depuis dix ans, c'est qu'on n'est pas contre la concurrence. Et [le président] a raison. Le protectionnisme n'a rien de bon. Je suis d'accord avec lui. Sauf que le problème à un moment c'est qu'il faut qu'il y ait une corrélation entre l'offre en sièges et la capacité réceptive. Sinon, on détruit de la valeur. Comment voulez-vous remplir les avions si on n'a pas de touristes ? Le marché du transport aérien polynésien vit beaucoup des touristes. On n’est que 280 000 habitants et ça ne peut pas remplir les compagnies aériennes. Même si le marché polynésien a été très stimulé avec des niveaux de croissance qu'on n'avait jamais vus avec des Polynésiens qui voyagent à l'international. Peut-être aussi parce que le prix du voyage a baissé pour aller à l'international, alors que sur le domestique, le prix du réceptif a tellement augmenté – de quand même 40% – que les Polynésiens se disent que ça va finalement leur coûter moins cher d'aller à l'international. Malgré tout, aujourd'hui entre 70 et 80% du remplissage des avions, ce sont des touristes. L'aérien vit des touristes donc il faut arriver à un juste équilibre avec la capacité réceptive. Et il n'y a pas que les hôtels, il y aussi les pensions de famille, les Airbnb, mais aussi l'aéroport. Il y a un vrai sujet ne serait-ce que sur les places de parking avions. Il n'y a qu'une piste et si on ne repense pas l'aéroport... l'aéroport commence à être un frein, c'est un goulot d'étranglement ! Ensuite, il y a tout ce qui en découle. Quand les touristes viennent, il y a aussi le transport routier, le transport maritime...”

Il faut mettre tout ça en musique en somme...
“Oui, là où il a raison, c'est que si on fixe un cap avec un objectif qui est en nombre de touristes, il faut à un moment donné fixer une stratégie pour voir comment on y arrive et qu'est-ce qu'on fait pour y arriver. Il ne faut pas oublier non plus un paramètre important qui est l'acceptation des populations. Je pense que ça va être un sujet notamment avec les Marquises. On veut des touristes et on veut se développer mais jusqu'à quel niveau. On voit déjà que sur les méga-bateaux de croisière de 4 000 personnes, Bora Bora sature et n'en veut plus car elle n'est plus capable d'accueillir des villes flottantes. [...] Air Tahiti Nui est un très gros défenseur de la croisière. Mais aujourd'hui on défend le sujet, et je le défends personnellement auprès de l'État pour redonner une défiscalisation aux bateaux mais en les plafonnant, c'est-à-dire des bateaux qu'on aime bien type Paul Gauguin ou Aranui. Ce sont des bateaux de 150 cabines qui peuvent transporter 300 passagers, donc des bateaux comme ça peuvent aller dans de nombreuses îles sans générer un sentiment d'envahissement. C'est idéal pour la Polynésie car c'est du tourisme raisonnable et raisonné. Et un bateau de 300 passagers, ça remplit un avion.” 

Le président indiquait aussi jeudi dernier que c'est la classe Business qui est la plus rentable sur les États-Unis. Alors ne faudrait-il pas la développer et augmenter le nombre de sièges dans cette catégorie ?
“Ça fait partie des sujets qu'on a mis à l'étude. Il y a eu un phénomène qui s'est inversé ces dernières années, et on l'a vu surtout après le Covid. La destination a pris quand même 40%, c'est l'ISPF qui le dit. Donc quand vous avez un segment de clientèle qui va payer sa chambre d'hôtel entre 800 et 1 500 dollars à Bora Bora, forcément, il ne voyage pas en classe économique. Le coût du siège en classe Affaires est devenu anodin et il n'est plus significatif pour ce type de clients. Et c'est là où ATN peut se féliciter parce que je me rappelle qu'on a été critiqués sur nos choix d'avions. Quand on a introduit la nouvelle flotte, on a introduit les classes Premium éco et les classes Affaires. On est monté en standing et on en voit le bénéfice aujourd'hui parce que ce sont les classes qu'on vend le mieux. C'est ce qui nous aide financièrement car le revenu moyen sur ces sièges est bien plus intéressant. Donc la guerre des prix est sur la classe Économique.” 

On pourrait en faire plus ? ce serait facile à faire ?
“Facile, ce n'est pas le mot. Ça a un coût et on a des avions qui sont neufs. En général une cabine se rénove tous les six ou sept ans. Nous, on fait du long courrier et les sièges s'abîment un peu plus mais on a moins volé pendant le Covid. Une rénovation de cabine prend du temps et il faut trouver le bon moment pour le faire parce que ça immobilise un avion. Donc les cabines ne seront pas changées en 2024 mais c'est un sujet qu'on va regarder.” 

La réouverture prochaine de la ligne vers le Japon a aussi été évoquée jeudi. Le président a expliqué qu’il faut repenser la cible de clientèle car il n'y a plus de honeymooners, et il a aussi indiqué que c’est l'occasion pour la compagnie de “faire ses excuses à tous ses partenaires pour avoir interrompu la ligne de manière un peu abrupte”. Que lui répondez-vous ?
“[rires] Je pense que le président connaît bien la pensée asiatique, et notamment japonaise. Il y a des codes avec les Japonais et il ne faut pas prendre au premier degré ; je comprends ce qu'il veut dire. On ne négocie pas avec un Japonais comme on négocie avec un Américain ou un Français [...] Ce sont des gens très loyaux. On a un partenariat avec Japan Airlines depuis des années et ils ont toujours été présents pour nous, même pendant la crise Covid où il a fallu aller chercher du matériel médical en Chine. Sans Japan Airlines ça ne se serait pas fait [...]. Il y a des codes, il ne faut pas se formaliser et je pense que c'est le sens de ce que dit le président.”

En revanche, cette ligne avait été interrompue à cause de la crise sanitaire mais également parce qu'elle était déficitaire pour ATN...
“Dans le transport aérien, l'avion est un actif. Et plus il vole, plus il vous rapporte. Un avion génère des charges variables et quand on dégage une marge sur ces charges. Cette marge doit vous aider à couvrir les charges fixes et même mieux. Il y a des routes qui dégagent du résultat au-delà des charges fixes et il y en a qui n'en dégagent pas. Ça a longtemps été le cas du Japon qui était rentable sur charges variables mais qui ne permettait pas de couvrir les charges fixes. Le problème avec le Japon, avec l'arrivée du Covid, c'est que l'on n'a jamais volé avec le 787 pour mesurer la rentabilité et arriver à l'équilibre de la route. Et puis l'Asie s'est réouverte très tardivement et on constate qu'on est à des niveaux très bas par rapport à 2019, typiquement sur le Japon. Le yen s'est effondré ce qui fait que beaucoup de touristes vont au Japon mais eux voyagent beaucoup moins. Le tourisme japonais est très bas.” 

Donc la réouverture de cette ligne va davantage profiter aux Polynésiens qui auront en plus un meilleur pouvoir d'achat...
“Oui on voit que les premiers vols se remplissent plutôt bien avec des Polynésiens. Mais dans l'autre sens c'est un peu inquiétant. Entre les États-Unis où le dollar n'arrête pas de grimper, on peut se demander s'il ne vaut pas mieux faire un séjour de ski au Japon plutôt qu'aux États-Unis. Les Japonais sont d'ailleurs en train de battre des records d'arrivée de touristes au niveau mondial mais eux ne voyagent pas. Comme les Chinois d'ailleurs. Il va falloir du temps [...].” 

Pour conclure, le conseil d'administration d'ATN vient d’être renouvelé en commission de l'assemblée avec notamment l'arrivée de Nuihau Laurey, mais également de Philippe Marie qui dirige Marara Paiements et dont le nom aurait été évoqué pour vous remplacer...
“Je n'en ai aucune idée. Vous savez, j'ai l'habitude d'entendre beaucoup de rumeurs et je ne m'y attache pas plus que ça. Après, le Pays est souverain. C'est la prérogative du Pays, donc du président de choisir ses administrateurs. C'est la règle du jeu. Je suis là pour défendre les intérêts de la compagnie, c'est mon métier et je le ferai jusqu'au bout. Ce n'est pas une décision qui m'appartient, et comme dans n'importe quelle entreprise, l'actionnaire majoritaire peut décider de renouveler sa gouvernance donc je n'ai pas à le commenter plus que ça.” 

Trois questions à Moetai Brotherson, interrogé jeudi à l'assemblée

Sur la situation d'ATN on voit que Nicole Sanquer n’est pas complètement satisfaite de votre réponse dans le sens où elle attend toujours un cap ; vous n'avez pas vraiment répondu à son inquiétude quant à la suroffre de sièges et ce que vous comptiez faire pour assurer votre rôle de régulateur. Que lui répondez-vous ?
“Vous savez, je crois que quelle que soit la réponse, madame Sanquer sera insatisfaite et c'est bien comme ça parce que ça continue de nous challenger. Nous avons décidé d'associer A Here ia Porinetia au sein même d'ATN donc ils auront l'occasion, au travers de Nuihau Laurey qui les représentera, de s'exprimer et de prendre connaissance de toutes les informations. C'est l'ouverture qu'on a prônée depuis le début. Elle se réalise. Sur la suroffre, il y a deux façons d'aborder la concurrence : on peut effectivement se dire que l’on va rentrer dans un schéma protectionniste, réduire les fréquences d'Air France, empêcher Delta de revenir, ce genre de choses… Il faut savoir que ces compagnies ont aussi des moyens de répondre à ce genre de réflexe protectionniste. Elles ont beaucoup d'appui sur les lignes que nous desservons. Elles ont, je ne vais pas dire un potentiel de nuisance parce que ce n'est pas le bon mot, mais en tout cas une capacité de réaction qu'il ne faut pas négliger. L'autre façon d'aborder cette concurrence, c'est de dire on va renforcer Air Tahiti Nui et on va être plus agressifs, nous !” 

L'ouverture de la ligne du Japon c'est un moyen de répliquer aussi ? C'était prévu déjà...
“Oui c'est ce que j'allais dire. L'ouverture de cette ligne sur le Japon était déjà prévue. Nous, nous avons demandé à avoir des assurances sur le long terme. On veut étudier... Il ne suffit pas de remettre en place une ligne. Il faut que le produit soit défini. Vous le savez, le Japon ce n'est plus les honeymooners, les Japonaises ne se marient plus. C'est dramatique mais c'est comme ça, donc il faut redéfinir la cible au Japon, il faut redéfinir les circuits. Il faut le faire avec les tours opérateurs et je pense que la reprise du vol sera avant tout l'occasion – parce que vous savez que les Japonais sont des gens spéciaux – pour la compagnie de présenter ses excuses à tous ses partenaires pour avoir interrompu la ligne de manière un peu abrupte.”  

La situation financière d'ATN est compliquée. Nicole Sanquer évoquait un atterrissage 2023 avec un déficit de quatre milliards de francs. Le Pays étant actionnaire majoritaire, va-t-il injecter de l'argent pour la maintenir à flot ?
“Non, pour l'instant il n'y a pas besoin d'injecter de l'argent. Les réserves sont largement suffisantes. Maintenant, on le voit bien le secteur de l'aérien international est un secteur où la moindre évolution a des impacts en centaines de millions, donc l'épuisement des réserves peut intervenir très vite si on ne prend pas les bonnes décisions.” 

le Mardi 17 Octobre 2023 à 05:51 | Lu 4405 fois