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Dossier - Les invisibles : la prostitution d'une jeunesse transgenre en détresse


Tahiti, le 20 mars 2025 - Chaque nuit, à Papeete, elles attendent. Elles “posent” comme on dit. Rejetées par leurs familles, privées de ressources, ces jeunes femmes transgenres n'ont souvent d'autre choix que de vendre leur corps pour survivre. De la rue aux réseaux sociaux, la prostitution transgenre, invisible mais omniprésente, révèle une société où l’exclusion et la précarité dictent leur loi.

Au détour des rues de Papeete, derrière les façades animées du centre-ville, une autre réalité se cache, bien loin des regards. Une réalité tragique et silencieuse, qui touche des jeunes – des filles, des garçons, parfois mineurs – qui ont choisi, ou plutôt ont été forcés par la vie, à entrer dans le monde de la prostitution. Derrière cette misère sociale se dessine un phénomène, à peine évoqué, bien que de plus en plus présent : la prostitution de jeunes transsexuelles en quête d’une identité, d’un refuge, d’une forme d’autonomie ou souhaitant tout simplement subvenir à leurs besoins primaires. Le tout dans une Polynésie où la tradition et la modernité s’entrechoquent, et où l’invisible devient rapidement une fatalité.

Ce dossier est une plongée dans un monde où l'isolement et la désolation s’entrelacent. La prostitution, qu'elle soit de mineurs ou non, n'est pas une exception, ni un phénomène marginal. Elle est devenue une réalité quotidienne, un symptôme d’une société où la fragilité n’est souvent ni comprise ni protégée. Et si certaines voix se lèvent, elles sont parfois noyées dans le silence général. Nous avons mené l'enquête, écouté les témoignages de ceux qui se battent pour survivre dans ce monde de violence et de sexe, et rencontré ceux qui essaient, tant bien que mal, de protéger ces jeunes. L’entrée dans la prostitution n’est jamais – ou rarement – un choix. C’est une issue, une échappatoire, qu’elle soit familiale, psychologique, liée à une rupture d’identité ou bien juste pour manger et dormir à l'abri

En s’intéressant à ce phénomène, nous voulons comprendre comment en arrive-t-on à cet extrême. Comment un(e) adolescente, une femme ou un homme, en vient à se voir dans la rue, exposé(e), vulnérable, marchandisant son corps. Quelles sont les causes sociales, psychologiques et économiques qui poussent ces jeunes à entrer dans cette spirale infernale ?


Corps à vendre, nuit à monnayer : ces jeunes transgenres condamnées à la rue

La prostitution transgenre à Papeete revêt milles et un visage. Elle se pratique à ciel ouvert, s’organise discrètement sur les réseaux sociaux, se cache derrière les portes closes d’appartements privés et s’invite parfois jusque dans les chambres feutrées des hôtels de luxe, au service d’une clientèle fortunée. Crédit photo : Thibault Segalard.
La prostitution transgenre à Papeete revêt milles et un visage. Elle se pratique à ciel ouvert, s’organise discrètement sur les réseaux sociaux, se cache derrière les portes closes d’appartements privés et s’invite parfois jusque dans les chambres feutrées des hôtels de luxe, au service d’une clientèle fortunée. Crédit photo : Thibault Segalard.
 “On est des putes, on se donne à tout le monde, à la volonté de tous.” La voix de Naella, 22 ans, est lasse mais ferme et lourde de sens. Sous les réverbères faiblards de Papeete, son récit déchire la nuit. À quelques encablures d’elle, d’autres attendent, immobiles, figées dans un quotidien nocturne fait de solitude, de précarité et d’attente. Elles “posent” comme on dit. En attendant des clients prêts à lâcher quelques billets pour un moment de réconfort, dans une voiture ou directement dans une ruelle.
 
Ici, dans les artères secondaires de Papeete, jamais très loin des bars animés et des lieux de vie nocturne, une réalité trop souvent invisibilisée prend forme. La prostitution transgenre, répandue mais rarement abordée, révèle une misère sociale et une marginalisation systémique qui poussent ces jeunes à vendre leur corps, faute d’alternative.
 
Des zones délimitées, une géographie de prostitution
 
Papeete se divise en territoires bien définis : les femmes, les hommes, les transgenres. Ces dernières se concentrent dans plusieurs zones stratégiques : Tipaerui, le rond-point du pont de l’Est, l’avenue du Prince Hinoi. D’autres points stratégiques jalonnent la zone urbaine : l’aéroport de Faa’a et certaines rues de Punaauia. “Ici, à Papeete, c’est un espace d’amusement”, décrit Hani (la plupart des noms ont été modifiés pour préserver l'anonymat. “C’est aussi l’endroit où la clientèle est la plus présente.”
 
Ces quartiers, Tahiti Infos les a arpentés, à la rencontre de ces jeunes, pour comprendre les raisons de leur présence dans la rue. La prostitution n’est jamais un choix de confort. Pour la plupart, elle s’impose comme la seule échappatoire à une vie d’exclusion et de rejet.
 
L’exclusion familiale, première porte d’entrée dans la rue
 
“J’ai dû me battre pour que mes parents m’acceptent”, raconte Hani. “J’ai souffert du manque d’affection, j’ai subi des coups.” Son histoire résonne avec celles de beaucoup d’autres. Dans une société où la famille est censée être un rempart, l’homosexualité et la transidentité restent souvent taboues. Pour certains, elles signent l’exclusion.
 
“On ne m’acceptait plus chez moi. J’ai dormi dehors, dans la rue. Le plus dur, c'était de trouver un endroit calme pour dormir. Pour manger, je n’avais pas le choix. J'ai survécu grâce à la prostitution. J'ai réussi à trouver un travail quelque temps, mais j'ai dû retourner travailler dans la rue”, souffle Kokai, qui vend son corps depuis ses 18 ans.
 
L’association Te Torea, qui accompagne les sans-abris et distribue préservatifs et protections dans la rue, observe cette réalité au quotidien. Malia, responsable de rue, confirme : “Quand on discute avec ces jeunes, c’est toujours l’exclusion qui revient. Les parents, les frères, les sœurs... Elles se retrouvent seules et doivent se débrouiller.”
 
Mais contrairement à d’autres formes de prostitution, celles des femmes cisgenres notamment, les prostituées transgenres échappent au contrôle de proxénètes. “Dans la rue, pas de mac. Un mec qui essaierait de nous gérer se ferait attraper direct par les gendarmes. Ils tournent toute la nuit”, tranche Lalita, l'une des doyennes de la rue.
 
L’impératif économique : survivre à tout prix
 
L’abandon familial n’est que le premier pas vers la prostitution. Une fois dans la rue, la nécessité de survivre s’impose. “On se prostitue pour manger, mais aussi pour payer les hormones, les vêtements, parfois la drogue”, confie une jeune transgenre. “Beaucoup font ça pour l’ice. Une dose, c’est vital pour certaines.” Un engrenage où l’argent issu de la prostitution sert aussi à s’autodétruire. “Je reçois beaucoup de jeunes qui me disent se prostituer, c'est compliqué à gérer. Ça me fend le cœur de voir ces jeunes choisir la prostitution...”, se désole Karel Luciani, le président de l'association de soutien LGBT Cousins Cousines, que nous avons accompagné, lors d'une maraude, pour distribuer des préservatifs dans la rue. 
 
D’autres voudraient sortir de ce cercle vicieux. Mais l’accès au travail reste un parcours du combattant. “On les aide à rédiger des CV, des lettres de motivation et à entrer en contact avec des entreprises. Mais à l’embauche, ça coince souvent. Et quand elles trouvent, l’intégration est compliquée”, explique la responsable du centre Te Torea de Fare Ute. “Nous sommes d'autant plus marginalisées par notre identité. Parfois, j’aimerais juste être comme tout le monde, mener une vie normale, sans avoir à me battre en permanence. On sacrifie nos corps et nos âmes pour subvenir à nos besoins”, témoigne Lalita. Elle raconte également que certaines ont basculé dans la prostitution en suivant des amies, persuadées d’y trouver une forme d’émancipation, tandis que d’autres, plus rares, y ont vu une quête d’exploration de plaisir intime, un moyen de se réapproprier leur propre désir.
 

Désormais, une grande partie du commerce sexuel s’est déplacé sur Facebook. Crédit photo : Thibault Segalard.
Désormais, une grande partie du commerce sexuel s’est déplacé sur Facebook. Crédit photo : Thibault Segalard.
Une prostitution qui touche aussi les mineurs
 
Le phénomène touche aussi les mineures transgenres. Trop nombreuses, trop jeunes. “J’ai commencé à 15 ans. Une copine m’a dit : va te vendre, tu gagneras de l’argent. J'étais perdue à l'époque”, se souvient Lalita. Pour ces adolescentes, la prostitution finance souvent un besoin précis : les hormones. “Elles savent qu’elles doivent les prendre tôt si elles veulent transitionner. Après la puberté, c’est trop tard”, explique Karel Luciani. “Il faut que les parents comprennent. Si votre enfant transitionne tout seul, c'est qu'il prend des hormones, qui ne sont pas gratuites. Alors peut-être qu'il se prostitue.”
 
Certaines, comme Tiare, 17 ans, s’y sont mises par mimétisme : “Mes copines faisaient ça, alors j’ai suivi.” Les plus jeunes sont parfois chassées par leurs aînées, par jalousie, mais aussi pour les protéger. “Il y en a toujours autant, malgré les années qui passent. Je ne veux pas les voir ici. Mais ce n'est pas par plaisir que je les aide. Il faut qu'elles retournent à l'école, qu'elles accomplissent leurs rêves. Car quand tu touches à l'argent facile de la prostitution, c'est difficile de faire machine arrière”, confie Lalita. Souvent, ces jeunes œuvrent plus tôt que leurs aînées, à la sortie des classes, dans des endroits de la ville connus des habitués.

Passage sur internet

Mais beaucoup de ces mineures, qui sont impressionnées par la violence présente dans la rue, ont choisi de digitaliser leur activité. Désormais, une grande partie du commerce sexuel s’est déplacé sur Facebook. Sur des groupes privés, des jeunes – et moins jeunes – proposent des “plans cash” ou “plans payants”. “Beaucoup de filles ne passent plus par la rue. Elles fixent un rendez-vous quelque part, et hop. C’est plus discret, il y a moins de risques, mais ça reste tout de même une activité dangereuse”, explique Lalita.

En définitive, la prostitution transgenre à Papeete revêt mille et un visage. Elle se pratique à ciel ouvert, s’organise discrètement sur les réseaux sociaux, se cache derrière les portes closes d’appartements privés et s’invite parfois jusque dans les chambres feutrées des hôtels de luxe, au service d’une clientèle fortunée. Présente partout, mais rarement visible, elle ne se résume pas à un simple fait divers. Elle est le reflet des failles d’une société où l’exclusion familiale et l’absence de soutien social des instances publiques les condamnent à monnayer leur propre corps pour survivre.

Survivre dans la rue : le quotidien violent des travailleuses du sexe transsexuelles

Les filles “posent” dans les rues de Papeete. L'immeuble du magasin BB9, à Papeete, est un endroit connu, où elles s'assoient pour attendre des clients. Crédit photo : Thibault Segalard.
Les filles “posent” dans les rues de Papeete. L'immeuble du magasin BB9, à Papeete, est un endroit connu, où elles s'assoient pour attendre des clients. Crédit photo : Thibault Segalard.
Derrière les tentatives de normalisation de celles qui la vivent, la réalité du monde de la prostitution demeure brutale. Un univers où la violence est omniprésente, où la peur s’insinue à chaque coin de rue. Une violence qui ne vient pas seulement des clients ou des passants, mais aussi du milieu lui-même, entre prostituées. Pour les jeunes transsexuelles qui arpentent les trottoirs pour “poser”, le quotidien oscille entre agressions et stratégies de survie.
 
Insécurité de chaque instant
 
Maiana, jeune travailleuse du sexe, décrit une peur constante qui s’ancre dans son quotidien. “Dès que je vois un groupe de jeunes, je cherche immédiatement une rue pour m’enfuir. Il y a toujours cette crainte d’être violée ou frappée”, confie-t-elle, lascivement, mais le regard marqué par l’expérience. À ses côtés, son amie, plus jeune, a développé une stratégie d’évitement : “Moi, je fais semblant d’être au téléphone et je pars.” Ce qui pourrait sembler anodin est en réalité une mécanique de survie, forgée par l'expérience, pour faire face à l’urgence du danger.
 
Les récits de ces jeunes transsexuelles dressent un tableau glaçant. Les insultes sont quotidiennes, et bien souvent, elles précèdent des agressions, pouvant aller jusqu'au passage à tabac. “Je me suis fait agresser par un groupe de gars l'autre soir”, raconte l’une d’elles. Une autre se souvient d’une nuit où elle a dû s'enfuir et se cacher dans des toilettes pendant plusieurs heures, pour échapper à ses poursuivants. Certaines ont essuyé des jets d’œufs, de sardines, de canettes de bière et d'autres gestes humiliants et dégradants. L’une d’elles a même été projetée hors d’une voiture à l’arrêt. Et dans la rue, la violence dépasse les frontières des apparences, costume-cravate ou short de surf, elle prend tous les visages et strates sociales.
 
La loi de la rue : entre rivalités et alliances

Mais l’adversité ne vient pas que de l’extérieur. Entre prostituées aussi, les tensions sont vives. Des sortes de clans et de “familles” se forment et des anciennes peuvent prendre sous leurs ailes des petites nouvelles. Cependant, cela cohabite avec une féroce concurrence, s'organisant souvent entre groupes de copines. “Les filles mentent aux clients en racontant que telle ou telle fille a des maladies, juste pour leur piquer des clients”, raconte Naella, travailleuse du sexe depuis plusieurs années. La jalousie est une arme redoutable, notamment à l’encontre des nouvelles venues. Les plus jeunes, les plus désirées par les clients, deviennent vite des rivales. “On les déteste, les nouvelles”, explique-t-elle sans détour en rigolant. “On se bat parfois dans la rue. C’est aussi une façon de voir si elles peuvent se défendre, si elles sont capables de tenir et de se défendre seule.”
 
L’intégration passe donc par une épreuve tacite, un rite de passage obligé où il faut démontrer sa résistance. Ici, l’apparence compte moins que l’attitude. Une hiérarchie souterraine se dessine, où l’expérience et le respect du code de la rue font loi. Kokai, dans le métier depuis trois ans, explique qu’il faut “faire son trou petit à petit”. “Il faut apprendre à connaître les gens et être gentille”, dit-elle. Plus que la conquête d’un client, c’est l’acceptation par les pairs qui constitue le véritable enjeu.
 

Un soutien complexe

Une partie de l'équipe de Te Torea, qui organise des maraudes pour distribuer des préservatifs aux prostitués. Crédit photo : Thibault Segalard.
Une partie de l'équipe de Te Torea, qui organise des maraudes pour distribuer des préservatifs aux prostitués. Crédit photo : Thibault Segalard.
“Nous, en tant que transgenres, on a des droits ?”. Car pour ces femmes, souvent rejetées par leur famille, l’abandon semble total : par leurs proches, par la société, par les pouvoirs publics. “Le gouvernement n’en a rien à faire. Il faudrait aussi que la mentalité des gens évolue.”

La prostitution, elle, n’est pas illégale. Seuls les clients sont pénalisables depuis la loi de 2016, censée protéger les travailleuses du sexe. “Avant, on nous verbalisait. Ou alors on nous embarquait en pleine ville pour nous déposer à des dizaines de kilomètres. On devait rentrer à pied”, se souvient Lalita, fataliste. Mais derrière la réforme, l’absence d’accompagnement demeure criante. “Il n’y a rien”, tranche Tiare. Aucune aide institutionnelle, si ce n’est quelques maraudes associatives distribuant préservatifs et conseils. Le Pays, lui, semble englué dans un flou administratif. La Direction des solidarités, de la famille et de l’égalité (DSFE) gère bien la prostitution des mineurs – interdite par la loi. Mais pour les adultes, rien. “C’est compliqué”, reconnaît Maiana Teihotu, présidente de l’association Te Torea. “La prostitution n’étant pas illégale, il faut passer par le prisme du soutien aux LGBT+, aux sans-abris, ou plus largement de la précarité sociale, pour aider ces personnes.”

Hormones, chirurgie : l’impasse polynésienne

Face à ce vide institutionnel, des revendications émergent. “On veut les mêmes aides qu’en France pour transitionner”, insiste Lalita. En métropole, les parcours de transition peuvent être couverts par la Sécurité sociale. En Polynésie, tout repose sur les moyens personnels. “Le gouvernement doit prendre en charge les hormones. C’est un vecteur clé qui pousse les jeunes à la prostitution”, martèle Karel Luciani.

Pendant ce temps, l’association Cousins Cousines bataille seule. Depuis des années, elle interpelle élus et institutions pour obtenir une reconnaissance des besoins spécifiques des personnes transgenres. Mais à Tarahoi et au gouvernement, le blocage persiste. Beaucoup d’élus restent réfractaires. Et pendant ce temps, l’urgence sociale grandit, dans l’indifférence des autorités, même si la nomination de Chantal Galenon au ministère de la communauté LGBT, la semaine dernière, pourrait apporter des solutions.
 

Rédigé par Thibault Segalard le Vendredi 21 Mars 2025 à 10:00 | Lu 5342 fois