Le premier groupe du secteur, GBH, fondé par Bernard Hayot, béké de 89 ans, cristallise les critiques. Crédit CHARLY TRIBALLEAU / AFP
Fort-de-France, France | AFP | dimanche 13/10/2024 - "Les békés font la loi": ce cri du cœur d'une Martiniquaise, qui a du mal à joindre les deux bouts, résume les tensions socio-identitaires que traverse la Martinique, île des Caraïbes colonisée par la France en 1635 et toujours marquée par son passé esclavagiste.
Sur les sept groupes de la grande distribution, au cœur des critiques du mouvement contre la vie chère, trois des quatre premiers sont détenus par des békés, ces Martiniquais blancs créoles descendants de colons propriétaires d'esclaves.
Le premier groupe du secteur, GBH, fondé par Bernard Hayot, béké de 89 ans, cristallise les critiques.
"Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit", répète, en privé, Bernard Hayot pour justifier la discrétion de la famille dont la fortune est estimée à 300 millions d'euros par le magazine Challenges, 431e des 500 plus riches de France.
Sur le papier, son parcours ressemble à une success-story, d'un élevage de poulets en 1960 à GBH, groupe aux multiples activités, dont l'automobile, avec un chiffre d'affaires estimé à environ trois milliards d'euros.
"Bernard Hayot, avant d'être un béké, c'est un chef d'entreprise, c'est un capitaine d'industrie", assure à l'AFP Emmanuel De Reynal, publicitaire béké.
"Je ne vois pas en quoi son appartenance +raciale+ doit être prise en considération", déclare l'homme de 58 ans.
Autre pilier du secteur, Patrick Fabre, dont le groupe CréO détient environ 20% de part de marché dans la grande distribution. Il raconte avoir lancé "avec succès" en Martinique son premier magasin de hard discount, il y a 30 ans, après trois faillites.
- "Inhumanité de l'esclavage" -
Si, pour les uns, ces succès sont ceux d'entrepreneurs, pour d'autres, ils sont marqués du poids de l'Histoire, car ces hommes blancs ont un point commun: leurs aïeux étaient propriétaires d'esclaves.
En 1635, la France colonise la Martinique et donne gratuitement des terres aux colons. S'ensuivent plus de deux siècles "d'économie esclavagiste" dans un territoire qui comptait plus de 80% d'esclaves en 1789, rappelle l'historien Frédéric Régent.
"On hérite d'une Histoire qui est terrible", reconnaît Emmanuel De Reynal, qui avait signé en 1998, avec plusieurs centaines de békés, un texte dénonçant "l’inhumanité de l’esclavage".
Mais en 2009, les propos d'Alain Huyghues-Despointes dans un documentaire ont profondément heurté la population.
Cet industriel béké de la grande distribution, octogénaire, y évoquait de "bons côtés" de l'esclavage et la volonté de la communauté de "préserver la race", avant de présenter ses "sincères regrets".
"Il a fait beaucoup de mal", regrette l'expert-comptable béké José Marraud des Grottes.
Après l'abolition de 1848, tous les propriétaires sont dédommagés par l'Etat, d'environ 400 francs de l'époque par esclave, qui eux, ne touchent rien.
"Il n'est pas tout à fait exact de dire que tous ceux qui sont riches maintenant en Martinique, békés, tiennent leur richesse de la période esclavagiste", affirme Frédéric Régent. Beaucoup de propriétaires, très endettés, ont utilisé l'indemnité pour payer leurs créanciers.
Entre indemnités aux anciens propriétaires d'esclaves, "banque coloniale" pour les accompagner et vague d'immigration indienne pour répondre à leur demande de main d’œuvre, cette période va "cadenasser les structures sociales et économiques autour de l'ordre ethnique qui était celui du système esclavagiste", résume Maël Lavenaire, chercheur de la London School of Economics.
Selon Frédéric Régent, les phénomènes de reproduction sociale se sont perpétués.
"Vous avez d'un côté un ancien esclave devenu libre qui ne possède rien", "de l'autre, vous avez quelqu'un qui a une grande plantation (...) qui sait lire, écrire et peut envoyer ses enfants à l'école".
Pour Maël Lavenaire, naître béké signifie, aujourd'hui encore, avoir plus de chances d'atteindre le haut de l'échelle sociale qu'un afro-descendant d'esclaves, dans une Martinique où 27% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Mais pour Frédéric Régent, c'est également une "histoire de construction identitaire": "ceux qui s'affirment identitairement comme descendants d'esclaves sont aussi en partie descendants des maîtres" car il y a eu "un métissage absolument considérable".
- "+Békéland+" -
Aux yeux d'une grande partie de la population, la communauté béké -estimée à 3.000 personnes- ne s'est pas mélangée.
"Va faire un tour au François à Cap-Est", propose Lukombo, auto-entrepreneur, à propos de ce quartier résidentiel cossu et vallonné où vivent un certain nombre d'entre eux.
"C'est +békéland+, ça n’a rien à voir avec nous", affirme le quadragénaire.
"Les békés ne me dérangent pas", dit Nicole, une Martiniquaise noire de 70 ans, même si elle regrette un manque de communication de leur part.
"Le problème des békés, c'est qu'ils sont peut-être trop en position dominante" et "tiennent tous les leviers", affirme la retraitée. "Mais ils font travailler volontiers des Martiniquais".
Résidant dans une commune au sud de Fort-de-France, elle ne veut pas pointer du doigt la communauté des békés au sens ethnique : "On est fait d'apports successifs, de mélanges, de métissages".
Emmanuel De Reynal, qui n'habite pas au Cap-Est, reconnaît "un mode de fonctionnement que l'on peut qualifier de communautaire", tout en assurant que le "métissage existe". Avec d'autres, ils entendent créer des ponts entre communautés au sein de l'association "Tous Créoles".
Pour lui, qualifier les békés de "+profiteurs+" au motif de la présence de quelques-uns à la tête de grands groupes, c'est tomber dans un "piège raciste".
"Quand vous avez un groupe qui, par son mode de vie, se coupe de la population depuis des décennies, tous les fantasmes fleurissent, puisque les gens n'ont pas de lieu de rencontre", estime pour sa part Fred Constant, professeur de Sciences Politiques, évoquant un "très fort ressentiment" de la population à l'égard des békés.
Un sentiment nourri par le scandale de la pollution au chlordécone, pesticide utilisé jusqu'en 1993 dans les Antilles pour les bananeraies, dont les propriétaires sont souvent békés. Et ce malgré une connaissance des risques sanitaires.
A l'époque, Yves Hayot, frère de Bernard Hayot, est président d'une collectivité de planteurs bananiers. Yves Hayot "a été à la fois importateur, producteur et utilisateur du produit", assurait en 2019 Serge Letchimy, président de la commission d'enquête parlementaire sur le scandale de la pollution au chlordécone, qui continue d'avoir de graves conséquences sanitaires.
Mais si la communauté est historiquement dominante dans le foncier agricole, selon Fred Constant, le poids économique des békés est "surévalué", assure l'auteur de "Géopolitique des Outre-mer" (Editions Le Cavalier Bleu).
L'identité béké ne peut être réduite au "leader économique", abonde le chercheur en socio-histoire Maël Lavenaire, évoquant une communauté avec des grandes familles mais aussi des pêcheurs, des enseignants.
Alors comment pacifier les relations?
Dans un sourire, la députée socialiste Béatrice Bellay évoque l'amour, comme "meilleur ami de la Martinique". Avant d'assurer avoir dit à l'une de ses connaissances: "+Tout ira bien le jour où vous ne serez plus béké+".
Sur les sept groupes de la grande distribution, au cœur des critiques du mouvement contre la vie chère, trois des quatre premiers sont détenus par des békés, ces Martiniquais blancs créoles descendants de colons propriétaires d'esclaves.
Le premier groupe du secteur, GBH, fondé par Bernard Hayot, béké de 89 ans, cristallise les critiques.
"Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit", répète, en privé, Bernard Hayot pour justifier la discrétion de la famille dont la fortune est estimée à 300 millions d'euros par le magazine Challenges, 431e des 500 plus riches de France.
Sur le papier, son parcours ressemble à une success-story, d'un élevage de poulets en 1960 à GBH, groupe aux multiples activités, dont l'automobile, avec un chiffre d'affaires estimé à environ trois milliards d'euros.
"Bernard Hayot, avant d'être un béké, c'est un chef d'entreprise, c'est un capitaine d'industrie", assure à l'AFP Emmanuel De Reynal, publicitaire béké.
"Je ne vois pas en quoi son appartenance +raciale+ doit être prise en considération", déclare l'homme de 58 ans.
Autre pilier du secteur, Patrick Fabre, dont le groupe CréO détient environ 20% de part de marché dans la grande distribution. Il raconte avoir lancé "avec succès" en Martinique son premier magasin de hard discount, il y a 30 ans, après trois faillites.
- "Inhumanité de l'esclavage" -
Si, pour les uns, ces succès sont ceux d'entrepreneurs, pour d'autres, ils sont marqués du poids de l'Histoire, car ces hommes blancs ont un point commun: leurs aïeux étaient propriétaires d'esclaves.
En 1635, la France colonise la Martinique et donne gratuitement des terres aux colons. S'ensuivent plus de deux siècles "d'économie esclavagiste" dans un territoire qui comptait plus de 80% d'esclaves en 1789, rappelle l'historien Frédéric Régent.
"On hérite d'une Histoire qui est terrible", reconnaît Emmanuel De Reynal, qui avait signé en 1998, avec plusieurs centaines de békés, un texte dénonçant "l’inhumanité de l’esclavage".
Mais en 2009, les propos d'Alain Huyghues-Despointes dans un documentaire ont profondément heurté la population.
Cet industriel béké de la grande distribution, octogénaire, y évoquait de "bons côtés" de l'esclavage et la volonté de la communauté de "préserver la race", avant de présenter ses "sincères regrets".
"Il a fait beaucoup de mal", regrette l'expert-comptable béké José Marraud des Grottes.
Après l'abolition de 1848, tous les propriétaires sont dédommagés par l'Etat, d'environ 400 francs de l'époque par esclave, qui eux, ne touchent rien.
"Il n'est pas tout à fait exact de dire que tous ceux qui sont riches maintenant en Martinique, békés, tiennent leur richesse de la période esclavagiste", affirme Frédéric Régent. Beaucoup de propriétaires, très endettés, ont utilisé l'indemnité pour payer leurs créanciers.
Entre indemnités aux anciens propriétaires d'esclaves, "banque coloniale" pour les accompagner et vague d'immigration indienne pour répondre à leur demande de main d’œuvre, cette période va "cadenasser les structures sociales et économiques autour de l'ordre ethnique qui était celui du système esclavagiste", résume Maël Lavenaire, chercheur de la London School of Economics.
Selon Frédéric Régent, les phénomènes de reproduction sociale se sont perpétués.
"Vous avez d'un côté un ancien esclave devenu libre qui ne possède rien", "de l'autre, vous avez quelqu'un qui a une grande plantation (...) qui sait lire, écrire et peut envoyer ses enfants à l'école".
Pour Maël Lavenaire, naître béké signifie, aujourd'hui encore, avoir plus de chances d'atteindre le haut de l'échelle sociale qu'un afro-descendant d'esclaves, dans une Martinique où 27% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Mais pour Frédéric Régent, c'est également une "histoire de construction identitaire": "ceux qui s'affirment identitairement comme descendants d'esclaves sont aussi en partie descendants des maîtres" car il y a eu "un métissage absolument considérable".
- "+Békéland+" -
Aux yeux d'une grande partie de la population, la communauté béké -estimée à 3.000 personnes- ne s'est pas mélangée.
"Va faire un tour au François à Cap-Est", propose Lukombo, auto-entrepreneur, à propos de ce quartier résidentiel cossu et vallonné où vivent un certain nombre d'entre eux.
"C'est +békéland+, ça n’a rien à voir avec nous", affirme le quadragénaire.
"Les békés ne me dérangent pas", dit Nicole, une Martiniquaise noire de 70 ans, même si elle regrette un manque de communication de leur part.
"Le problème des békés, c'est qu'ils sont peut-être trop en position dominante" et "tiennent tous les leviers", affirme la retraitée. "Mais ils font travailler volontiers des Martiniquais".
Résidant dans une commune au sud de Fort-de-France, elle ne veut pas pointer du doigt la communauté des békés au sens ethnique : "On est fait d'apports successifs, de mélanges, de métissages".
Emmanuel De Reynal, qui n'habite pas au Cap-Est, reconnaît "un mode de fonctionnement que l'on peut qualifier de communautaire", tout en assurant que le "métissage existe". Avec d'autres, ils entendent créer des ponts entre communautés au sein de l'association "Tous Créoles".
Pour lui, qualifier les békés de "+profiteurs+" au motif de la présence de quelques-uns à la tête de grands groupes, c'est tomber dans un "piège raciste".
"Quand vous avez un groupe qui, par son mode de vie, se coupe de la population depuis des décennies, tous les fantasmes fleurissent, puisque les gens n'ont pas de lieu de rencontre", estime pour sa part Fred Constant, professeur de Sciences Politiques, évoquant un "très fort ressentiment" de la population à l'égard des békés.
Un sentiment nourri par le scandale de la pollution au chlordécone, pesticide utilisé jusqu'en 1993 dans les Antilles pour les bananeraies, dont les propriétaires sont souvent békés. Et ce malgré une connaissance des risques sanitaires.
A l'époque, Yves Hayot, frère de Bernard Hayot, est président d'une collectivité de planteurs bananiers. Yves Hayot "a été à la fois importateur, producteur et utilisateur du produit", assurait en 2019 Serge Letchimy, président de la commission d'enquête parlementaire sur le scandale de la pollution au chlordécone, qui continue d'avoir de graves conséquences sanitaires.
Mais si la communauté est historiquement dominante dans le foncier agricole, selon Fred Constant, le poids économique des békés est "surévalué", assure l'auteur de "Géopolitique des Outre-mer" (Editions Le Cavalier Bleu).
L'identité béké ne peut être réduite au "leader économique", abonde le chercheur en socio-histoire Maël Lavenaire, évoquant une communauté avec des grandes familles mais aussi des pêcheurs, des enseignants.
Alors comment pacifier les relations?
Dans un sourire, la députée socialiste Béatrice Bellay évoque l'amour, comme "meilleur ami de la Martinique". Avant d'assurer avoir dit à l'une de ses connaissances: "+Tout ira bien le jour où vous ne serez plus béké+".