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Les friches touristiques en Polynésie française - Révélateur d'une crise de la destination et forme de résistance au tourisme international


Philippe Bachimon, enseignant à l' Université de la Polynésie Française & Université d'Avignon (UMR Pacte-CNRS & Espace-dev-IRD) a rédigé une étude remarquable sur "Les friches touristiques en Polynésie française - Révélateur d'une crise de la destination et forme de résistance au tourisme international", disponible sur son site Via@, Varia, n°1, 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012.
URL : http://www.viatourismreview.net/Article9.php

Résumé

Les friches touristiques marquent de manière déterminante, récurrente et permanente le paysage des îles touristiques de la Polynésie française. Notre étude en propose le recensement exhaustif et un classement selon leur état en fonction de leur degré d'abandon et de leur ancienneté. Les variables du système explicatif de l'ampleur du « stock » qui augmente et perdure au gré des aléas économiques y seront abordées. Nous montrerons que loin d'être simple ce système reflète des blocages identitaires (permanents) et socio-économiques (cycliques) que l'on retrouve, avec une moindre ampleur il est vrai, dans bien d'autres destinations touristiques emblématiques, et qui marquent les tensions surgissant entre l'accueil local d'un tourisme global.

Texte Intégral

Les friches touristiques sont une forme permanente du paysage des îles touristiques de la Polynésie française. Notre étude se propose de les recenser sur les principales îles d'accueil touristique, à savoir Tahiti, Moorea, Bora Bora, Tahaa et Huahine, mais nous apprécierons aussi le phénomène à sa périphérie à Rurutu et Tubuai aux Australes, à Nuku Hiva et Hiva Oa aux Marquises et à Rangiroa aux Tuamotu. Un classement de ces friches selon leur état, étroitement dépendant du degré d'abandon et de leur ancienneté sera proposé avant d'aborder les variables du système explicatif de l'ampleur d'un « stock » qui augmente et perdure au gré des aléas.
Ce qui retient l'attention de tout observateur un peu attentif, ce serait que, même si la végétation reprend ses droits rapidement en milieu tropical humide, les délaissés touristiques ôtent des espaces considérables de toute fréquentation publique, restreignent en particulier l'accès à la mer avec des conséquences sociales qui dépassent largement la question de la simple fréquentation touristique. Et, alors qu'il est courant, aussi bien dans l'opinion que dans l'analyse scientifique, d'attribuer cette friction spatiale à la question de la terre, comme en Mélanésie on l'attribue à la coutume, nous pensons qu'il faut, sans minimiser celle-ci, aller au-delà dans l'analyse de la complexité et surtout évaluer le rôle des friches par rapport au flux des touristes qui les côtoient, des investisseurs qui les convoitent parfois et des Polynésiens qui vivent à leurs marges voire même les « squattent ».

Diffusion des délaissés touristiques

On entendra par délaissé touristique la désaffectation partielle ou totale, plus ou moins durable, d'un espace approprié in fine par une activité touristique sans démolition des installations (maintien en l'état) et sans reconversion effective des lieux (Chaline, 1999 ; Soja, 1996). Les formes rencontrées vont de la déprise partielle d'une portion d'espace (Tiki village (Document n°5b)) à l'abandon saisonnier ou pluriannuel jusqu'à l'abandon permanent. C'est la durée et l'ampleur des délaissés que nous utiliserons comme indicateur du difficile ajustement conjoncturel et structurel des aménagements touristiques. Les plus grandes durées de délaissés en l'état seront ainsi considérées comme révélatrices d'une faible réactivité, voire d'une inadaptation, mais aussi et inversement comme une modalité de réappropriation locale, au sens propre et figuré (symbolique), de la terre, un tiers espace en quelque sorte (Clément, 2004 ; Vannier, 2003).


Les friches touristiques en Polynésie française - Révélateur d'une crise de la destination et forme de résistance au tourisme international

Les friches touristiques à Tahiti

C'est sur l'île de Tahiti que les délaissés touristiques sont apparus en premier et bien souvent s'y perpétuent le plus durablement. Ainsi l'hôtel Bel Air à Punaauia (Document n° 2) est-il à l'heure actuelle la plus ancienne friche touristique de la Polynésie avec, à Tipaerui, quartier situé à l'est de Papeete, l'emplacement toujours abandonné de l'hôtel Matavai (Holiday Inn). Cet hôtel de bord de mer, calé entre le Sofitel (Maeva Beach) et le Beachcomber (deux des trois plus grands hôtels de l'île) est qualifié de « verrue » tant l'état de délabrement du bâti est avancé. Le terrain de tennis est devenu le parking des 4x4 des résidents qui se présentent comme les légitimes propriétaires des terres (Documents n°2b et 13).
En ville, le Prince Hinoï (1984-2007) face au quai prestigieux des Paquebots (Place Vaiete) est lui aussi à l'abandon, après avoir été le seul hôtel Ibis de l'île (Document n° 2a), tout comme le mythique Royal Papeete (1930-2009) face au quai des ferrys à la place duquel on projette de construire un parking. Dix kilomètres plus à l'Est on arrive à l'hôtel Tahaara (Hyatt Regency Tahiti), magnifique construction sur un éperon rocheux dominant la mer au cœur d'un parc paysager de 8 ha. Fermé en 1998 il est en voie de dégradation (l'étanchéité n'est plus assurée), tandis que le Beach club de sa plage a lui aussi de fermé en 2009. Faute d'entretien ce dernier est squatté par les proches des gardiens qui, selon la tradition locale, viennent en famille passer un dimanche sur une plage privée faisant suite à celle du Radisson, hôtel de facture plus récente.
Enfin il existe d'autres exemples épars et moins spectaculaires. Citons cependant les Fare Nana'o (1990-2004) créés par Monique Michel à Faaone sur l'isthme de Taravao, construits en bois échoué dans des arbres ou sur la mer et abandonnés en l'état en 2004 au moment de la construction du port de Taravao sur la côte Est.
Les friches touristiques en Polynésie française - Révélateur d'une crise de la destination et forme de résistance au tourisme international

Mais d'autres fleurons de la fréquentation touristique se trouvent en réalité dans un état de quasi friche. Le Jardin botanique et le Musée Gauguin3à Papearii ne sont plus que l'ombre d'eux mêmes, la dégradation les touchant rapidement. Ainsi le jardin est-il abandonné sur de grands pans (la forêt de mape est desservie par un ponton termité et dangereux, la serre aux orchidées est détruite, des cheminements sont perdus...) son entretien ne concernant plus que les pelouses. Le scandale de la morsure en 2009 par des chiens errants d'une des deux tortues géantes des Galapagos qu'il hébergeait est venu rappeler que même le gardiennage n'était plus assuré. Cela intervenant à la suite d'empiétements de l'ère flossienne qui avaient consisté à édifier sur le même domaine une piste d'hélicoptères, qui n'aura jamais servi, et des fare d'hôtes de marque, en fait squattés par les dignitaires des gouvernements successifs.

Friches touristiques de Huahine

Huahine est l'île qui, toutes proportions gardées, est la plus touchée par la friche touristique. Sur les six grands hôtels qui fonctionnaient à la fin des années 1990 il ne reste plus qu'un hôtel international le Te Tiare Beach Resort (ouvert en 1999 et rénové en 2003). Tous les autres ont fermé, même si bizarrement leur représentation à l'aéroport, sur la grande sculpture cartographique en bois de rose (miro), ne l'a pas enregistré ! Parmi les plus anciens disparus il y a l'hôtel Bellevue (lié à la présence du CEP) et surtout le Bali Hai (1973-1998/2001) du port de Fare (il ne se remettra jamais des cyclones qui le touchèrent en 1983). Dans les resorts de la vague suivante, le Hana Iti ferme en 1998 suite à une dépression tropicale, tout comme le Huahine Beach Club à Parea (à côté duquel des maisons neuves seront finalement édifiées), le Sofitel Heiva de Maeva ferme en 2003/2005. Le Hana Iti mérite une mention au regard de son exceptionnalité. Cet hôtel d'un luxe insolite et qui fut construit par Paul Allen, cofondateur de Microsoft, représentait un modèle d'intégration à son environnement naturel réussi. La friche y a amené des usages révélateurs d'appropriations irrégulières. D'abord le pillage des ustensiles (en particulier des sanitaires), le désossement des installations (les charpentes, les huisseries, les toits...) fait qu'il n'y reste que des plaques de béton pourrissant dans l'humidité ambiante du sous-bois. Le site racheté par le Territoire a accueilli un temps le GIP dont il ne demeure plus aujourd'hui que le mutoi des lieux toujours payé par le Territoire pourtant dirigé par un opposant traditionnel de Gaston Flosse4. Ce « gardien », pour accroitre ses revenus, s'est improvisé un personnage de Robinson. Il propose des prestations touristiques comme la visite des ruines de l'hôtel, des maa'a tahiti avec four tahitien et fruits de sa cueillette, la vente de colliers de fleurs et de coquillages qu'il confectionne, l'entretien de la plage pour en chasser les moustiques et les nonos... afin d'accueillir les passagers des catamarans venus de Bora Bora goûter cette nature paradisiaque. Le gardien est par ailleurs le propriétaire du terrain adjacent qui en commande l'accès via la piste... et à ce titre l'a interdite à la circulation, ce qui fait que le lieu est devenu un isolat finalement assez bien préservé.
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Les friches touristiques de Moorea

Les plus grands hôtels qui ont fait l'histoire du tourisme polynésien sur Moorea n'y sont plus en activité. Le Club Med (1963-2005), le Moorea Village (dit Fare Gendron), l’hôtel Cook's Bay (Document n°5a)... sans pour autant avoir été détruits, encore que l'incendie les exactions ou le démontage des fare y opèrent (Document n°4b et 4c), marquent de manière indélébile le paysage de l'île la plus touristique de la Polynésie Française. Leurs imposantes infrastructures bordent aujourd’hui la route de ceinture « côté mer » tandis que leur emprise foncière considérable sur la zone touristique est devenue le frein principal au maintien de l'activité. Là aussi des formes de réappropriation se dessinent. Propriétaires qui squattent les bungalows laissés sur leur terrain, croisiéristes qui accostent sur le ponton du Cook (où l'on donne un show tahitien et où se tient un marché touristique)... La friche hôtelière, d'après le recensement systématique que nous avons réalisé en 2009 et 2010, induit d'autres délaissés. Ce qui fait qu'environ 20% du stock des fonds de commerces des services annexes à l'hébergement (la restauration, vente de perles, de souvenirs) était fermé, tandis que des « quasi-friches », à l'exemple du Tiki village à Haapiti (Document n°5b) se trouvaient détériorés, en partie squattés par leurs propres prestataires et visités comme tels, dans une sorte de mise en abîme hyperréaliste d'inversion du décor donné à voir aux visiteurs.
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Les friches touristiques à Bora Bora

L'île de Bora Bora est la troisième destination touristique après Tahiti et Moorea de la Polynésie française. Elle est surtout celle qui accueille la fine fleur du tourisme international (comme destination Honey Moon) dans des palaces multipliant les pontons de fare sur l'eau. Sur l'île principale les hôtels ont fermé les uns après les autres quand d'autres n'ont d'ailleurs jamais ouverts (à l'exemple du Hyatt). C'est ainsi qu'ont disparu des hôtels légendaires tel le Bora Bora (fermé en 2010 après 40 ans de service rendu) et le Club Med (en 2007). Mais même sur les îlots, où se sont installés les plus hauts de gamme (le Sofitel, le St-Regis, le Four Seasons...) l'un d'eux le Lagoon resort est clos depuis 2010. On est paradoxalement à Bora Bora sur l'île qui a le plus bénéficié de la défiscalisation pour assurer la montée en qualité de son parc hôtelier, et ce sans prise en compte de l'existant. Au final, la grande île est à elle seule une suite d'abandons, en particulier vers l'emblématique pointe Matira où il ne reste que deux hôtels et quelques bungalows loués aux résidents. Seules six pensions de famille restent ouvertes, encore travaillent-elles plus avec la clientèle des employés en long séjour qu'avec celle du tourisme affinitaire.
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Les friches dans les autres îles

Peu d'îles de la Polynésie française échappent aux délaissés (Document n°1) à l'exception logique de celles, les plus minuscules et les plus éloignées, qui n'ont jamais accueilli de touristes. Ainsi, même l'archipel des Australes est impacté. L'île de Tubuai n'a plus d'hôtel, si tenté que l'on puisse considérer que le seul hôtel construit par la famille Auméran n'ait jamais été réellement ouvert. Et si l'apparence est sensiblement meilleure sur Rurutu, le Rurutu Village y est dans un semi abandon au regard d'un stock en activité très réduit (deux à trois pensions-hôtels ouvertes). Tahaa (aux Iles-sous-le-Vent) présente aussi de belles friches sur l'île haute alors que les motu périphériques ont vu comme à Bora Bora s'installer quelques pensions et hôtels parfois de grand luxe (Paradise Resort, Vanira). Ailleurs, c'est toute l'infrastructure touristique qui a pu disparaître. Ainsi l'île de Rangiroa aux Tuamoto n'avait pratiquement plus d'hôtel en 2011 tandis que l'atoll de Tetiaroa, dont la Polynésie demande le classement en réserve naturelle par l'Unesco, avait vu l'hôtel ouvert par l'acteur Marlon Brando en 1973 fermé en 1998, avant il est vrai, qu'en 2009 ne commencent des travaux importants de construction d'un hôtel baptisé le Brando's... qui n'était toujours pas terminé en 2012. Enfin il faudrait citer les îles Marquises, à peine effleurées par le tourisme, où un cas comme celui de la Ferme de Toovii à Nuku Hiva est symptomatique de l'instabilité du système touristique. Cet ensemble de cinq bungalows situé sur un haut plateau, ruiné par une mauvaise gestion et dévasté par de multiples pillages, a partiellement réouvert en 2011 en vue d'accueillir quelques participants aux Jeux des Marquises... avant que le meurtre sordide d'un plaisancier ne vienne ternir tout le montage de l'événementiel.

Polymorphisme du stock

L'abandon de fait du tout tourisme

Les conflits entre propriétaires

Les projets sans lendemain

Par delà les apparences, le tourisme ne fait pas consensus

Le grand écart entre le discours et la pratique


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Rédigé par Philippe Bachimon le Lundi 8 Octobre 2012 à 08:57 | Lu 4363 fois