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Les experts-comptables vent debout face à une proposition de réforme


crédit photo pixabay
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Tahiti, le 3 avril 2025 – Le président de l'ordre des experts-comptables de Polynésie, Vincent Law, est vent debout contre une proposition de loi du Pays visant à ouvrir la profession de comptable libéral. Un “retour en arrière” et une “aberration” selon lui car ce texte, tel que rédigé, va permettre à des “Bac + 3” de s'occuper d'entreprises dégageant un chiffre d'affaires jusqu'à 200 millions de francs. Le Cesec qui doit l'examiner ce vendredi devrait lui aussi émettre un avis défavorable.

 
Je suis formellement contre ce texte”. Vincent Law, président de l'ordre des experts-comptables de Polynésie française est vent debout contre la proposition de loi du Pays émanant de deux élues Tavini à l'assemblée, Pauline Niva et Élise Vanaa qui ne l'ont d'ailleurs pas consulté. Et il n'est pas le seul. Les représentants de la société civile semblent sur la même longueur d'ondes. Ce texte qui vise à réglementer l'exercice de la profession de comptable libéral et à instituer un ordre des comptables libéraux, a déjà été étudié jeudi dernier en commission du Cesec, et c'est un avis défavorable qui devrait être proposé ce vendredi en séance plénière. Pourquoi ?
 
Si l'enfer est pavé de bonnes intentions, cette proposition de loi du Pays en est la parfaite illustration. L'exposé des motifs explique en effet que l'idée est d'ouvrir la profession de comptable libéral aux diplômés du DCG, le diplôme de comptabilité et gestion, autrement dit des Bac+3, qui en sont exclus depuis la loi de 2018 qui a réglementé le titre et la profession d'expert-comptable. C'est ainsi que depuis 2018, aucun nouvel agrément ne peut être délivré et on compte aujourd'hui 58 comptables agréés, et une cinquantaine d'experts-comptables. Or, ce n'est pas suffisant pour “répondre à l'ensemble des besoins”, explique encore l'exposé des motifs, soulignant qu'une “petite entreprise ou une association peut avoir plus d'intérêt à saisir un comptable libéral plutôt qu'un cabinet d'expertise comptable dont les compétences dépassent les besoins de la structure ainsi que le coût qui peut être plus important”.
 
Pas de comptabilité au rabais
 
Pour Vincent Law, c'est tirer la profession vers le bas et mettre en danger les entreprises. D'abord parce que instituer un ordre des comptables libéraux, “c'est donner une fausse crédibilité à des gens qui légitimement n'en auraient pas”. La majorité des étudiants polynésiens s'arrêtent en effet au DCG dispensé localement et qui est une formation très générale. Ils sont très peu à poursuivre jusqu'à BAC + 5 pour commencer à se spécialiser avec un master CCA (comptabilité, contrôle et audit), et encore moins à aller jusqu'au DEC (Diplôme d'expertise comptable) qui nécessite huit ans d'études.
 
L'idée du texte proposé par l'assemblée est louable dans le sens où l'objectif affiché est de créer de l'emploi en offrant de nouveaux débouchés à ces étudiants polynésiens afin d'absorber les besoins des petites entreprises. Jusqu'ici tout va bien. Car sur les 37 000 entreprises du Fenua, on en compte 24 000 sous le régime des TPE. Sauf que c'est cette notion de “petite entreprise” qui est pointée du doigt par les professionnels du secteur. Là où le bât blesse en effet, c'est que demain, si ce texte était approuvé tel que rédigé, un comptable libéral qui a un BAC + 3 pourra ouvrir et arrêter les comptabilités des entreprises qui font de 0 jusqu'à 200 millions de chiffre d'affaires. Ce qui fait bondir Vincent Law : “Dans le texte ils écrivent qu'‘à l'instar de la santé humaine, la santé des entreprises et des associations nécessite des généralistes et des spécialistes’ Et les généralistes et spécialistes, ils s'arrêtent à BAC + 3 ? Non !”, s'insurge le président de l'Ordre des experts comptables qui estime au contraire que “la santé des entreprises nécessite des comptables diplômés”. Selon lui, ce serait un peu comme si on autorisait des étudiants en médecine qui ont lâché leurs études au bout de trois ans à exercer en toute légalité.
 
Tout est question de morale et de conscience professionnelle”
 
Dans la même veine, un chef d'entreprise interrogé par Tahiti Infos propose de baisser ce seuil à 20 millions du chiffre d'affaires maximum, “ce qui laisserait déjà 24 000 entreprises comme clients potentiels”. D'autant que selon Vincent Law, il n'y a que 1 000 entreprises qui dégagent un chiffre d'affaires supérieur à 200 millions de francs aujourd'hui. “Donc dire qu'on ne s'occupe que des petites entreprises en limitant à 200 millions, c'est se moquer du monde parce que ça concerne les 95% de l'économie ! Comment peut-on accepter de dire à 95% de l'économie qu'elle n'a pas besoin de consulter un expert-comptable ? Pour moi c'est une aberration et c'est irresponsable. Une entreprise qui fait 160 millions et qui va consulter ces gens-là n'aura jamais accès à la défiscalisation par exemple. Ce sont des dossiers que l'on maîtrise, ça ne s'improvise pas.”
 
Contactée par Tahiti Infos, une ancienne collaboratrice en cabinet d'expertise comptable, aujourd'hui comptable patentée attend au contraire ce texte avec impatience car elle a loupé le coche en 2018. Et elle tempère les choses. “Il faut compter sur le bon sens des comptables agréés pour, s’ils se découvraient des lacunes, rediriger leurs clients vers des experts-comptables. D’une manière générale, et c’est valable pour tous les métiers, tout est question de morale, de sincérité et de conscience professionnelle”, explique-t-elle, précisant que ce texte va permettre de redonner du souffle à un métier sous tension. Et de mettre en avant l'aspect humain car il y a parfois un “turn-over” important dans les cabinets d'expertise comptable, et les clients qui changent d'interlocuteur d'une année sur l'autre, “ont le sentiment de tout réexpliquer constamment”.
 

Vincent Law, président de l'ordre des experts comptables en Polynésie française (crédit photo archives tahiti infos)
Vincent Law, président de l'ordre des experts comptables en Polynésie française (crédit photo archives tahiti infos)
“On importe de la concurrence française”
 
Mais pour Vincent Law, ce texte n'a été écrit que pour “profiter aux actuels comptables libéraux qui voudraient avoir une reconnaissance supplémentaire et un accès à de plus grosses entreprises”. Il comprend d'autant moins la démarche que cela ne concernerait, selon lui, qu'une dizaine de personnes. Enfin, il craint qu'en ouvrant ainsi la profession à tous ceux qui ont au moins le DCG, on “importe de la concurrence française” puisque ce sera une autre spécificité polynésienne. “Ça veut dire qu'en France, le seul endroit où on peut professer sans être diplômé, c'est la Polynésie”, claque encore Vincent Law même si le texte prévoit quand même un garde-fou, puisqu'il faut “justifier d'au moins cinq années d'expérience professionnelle comptable en Polynésie” pour avoir accès à la profession de comptable libéral.
 
Pour résumer, il est hors de question de faire de la comptabilité au rabais pour le président de l'ordre des experts-comptables. Non seulement “parce qu'on va permettre à des cabinets de charlatans de se prendre pour des experts-comptables”, mais que ce faisant, cela prive finalement un jeune entrepreneur qui souhaiterait lancer une activité des conseils d'experts dont le but est de lui mettre le pied à l'étrier.

Rédigé par Stéphanie Delorme le Jeudi 3 Avril 2025 à 17:45 | Lu 3957 fois