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Le don d’organes, un tapu à briser


Tahiti, le 22 juin 2022 – À l’occasion de la Journée nationale du don d’organes, le service de la coordination du prélèvement d’organes du CHPF a organisé ce mercredi une conférence pour sensibiliser le grand public à cette thématique. Celle-ci a surtout été abordée sous l’angle de la culture polynésienne. L’objectif : lever les tapu qui peuvent exister sur la question pour rassembler davantage de donneurs, et ainsi sauver davantage de vies.
 
Le 8 octobre 2013, le Centre hospitalier de la Polynésie française (CHPF) réalisait sa première greffe rénale avec donneur vivant. Si à ce jour, c’est encore le seul organe prélevé localement, l’équipe peut s’enorgueillir aujourd’hui d’avoir réalisé 131 transplantations (une activité qui, rapportée au nombre d’habitants, dépasse celle de la métropole). Parmi celles-ci, 101 ont fonctionné. Dans 7 cas, le greffon n’a pas tenu et 23 décès sont également à déplorer, dont 15 dans le contexte très particulier de la crise Covid en 2020-2021.
 
C’est pour dresser ce bilan plutôt encourageant mais surtout essayer de faire encore mieux dans les prochaines années que le service de la coordination du prélèvement d’organes du CHPF a convié le grand public à une conférence, mercredi matin, dans l’amphithéâtre de l’hôpital. Une quarantaine de personnes a répondu à l’appel, quelques soignants mais principalement des greffés accompagnés de leurs proches, qui ont pu témoigner de leur parcours personnel à l’issue des différentes interventions.
 
L’objectif affiché de l’évènement : mobiliser davantage de personnes autour de cette cause de santé publique qui peut tous nous concerner, pour inciter la population à aborder ce sujet en famille et ainsi accroître le nombre de donneurs au fenua. En effet, les transplantations locales ne se font qu’à partir d’organes prélevés en Polynésie, avec toutes les difficultés liées au morcellement du territoire mais pas seulement...
 
L’opposition de la famille, principal frein
 
Entre 2014 et 2022, il a été constaté que 69 % des patients en état de mort encéphalique (c’est la greffe la plus courante, les donneurs vivants ne pouvant donner qu’à leurs proches) étaient opposés au prélèvement d’organe. Mais n’était-ce pas plutôt l’opposition de leur famille, dernière décisionnaire en la matière ? Car lorsque l’on interroge la population, il apparaît que six personnes sur 10 sont prêtes à donner leur rein après leur décès (selon un sondage réalisé en 2019).
                                       
Il semblerait qu’un défaut d’information de la population soit donc en cause, le sujet n’étant pas suffisamment discuté en amont dans les familles. Mais ensuite, des facteurs plus culturels ou religieux peuvent entrer en jeu. C’est pourquoi, après les interventions des chefs des services de réanimation et de néphrologie qui ont fait l’état des lieux et le bilan de ces presque 9 années de transplantations locales (voir chiffres en encadré), l’anthropologue Edgar Tetahiotupa a rejoint l’estrade de médecins pour interroger le public sur la question du tapu qui peut exister dans les sociétés polynésiennes autour du don d’organes.
 
"Même si les choses évoluent, il semble que pour certaines personnes, la culture est un frein au don d’organes", explique-t-il. "Il est évident qu’avant, il n’y avait pas de don ni de transplantation." L’ablation d’une partie du corps pourrait poser problème, dans une culture où "il n’y a pas de coupure entre les vivants et les morts, où le lien intime se maintient même lorsque quelqu’un rejoint le Pō, le monde des esprits et des anciens". Alors, selon lui, peut-être faudrait-il aborder les choses différemment, surtout avec les plus anciens, davantage attachés à leur culture, en respectant leurs "codes" ?
 
Les légendes polynésiennes au secours du don d’organes
 
L’anthropologue a illustré ces propos avec trois légendes polynésiennes majeures, qui peuvent permettre à certaines personnes de percevoir les choses différemment (lire interview). Leur point commun : elles mettent en scène des arbres ou des personnes qui se sont offerts pour nourrir les autres. Une jolie manière d’aborder le don de soi, le don de vie, qui a beaucoup fait réagir le public, notamment des personnes greffées qui, pour certaines, ont dû affronter l’incompréhension de leurs proches après avoir reçu le rein d’une personne décédée. "Ce n’est pas un rein que j’ai pris à un mort, contrairement à ce qu’on a pu me dire. Pour moi, c’est un rein qu’on m’a donné pour me faire revivre…", s’émeut l’une d’entre elles.
 
Une petite cérémonie de reconnaissance était d’ailleurs organisée après la conférence, dans le grand hall du CHPF, pour permettre aux greffés et à leurs proches de remercier ceux qui leur ont offert une nouvelle vie en leur offrant leur rein. Entre chants et prières, certains, avec une émotion non dissimulée, ont accepté de venir témoigner de leur expérience… Et, surtout, de dire merci à ces inconnus qui leur ont sauvé la vie, tels les héros des légendes polynésiennes.
 

​La greffe rénale au fenua en chiffres

  • 131 : greffes rénales réalisées en Polynésie depuis 2013 (101 avec des donneurs décédés et 30 avec des donneurs vivants)
  • 152 : Le nombre de patients diagnostiqués en mort cérébrale entre 2014 et 2022 (soit 19 donneurs potentiels par an)
  • 52 : Le nombre de donneurs prélevés durant cette même période (29 hommes et 23 femmes, moyenne d’âge : 48,3 ans)
  • 2/3 : des oppositions au prélèvement proviennent de la famille

Dr Ouarda Krid, médecin coordinateur et chef de service de la réanimation : "Il faut savoir donner et recevoir entre nous"

Quelles réticences sont exprimées par les familles au moment de la demande de prélèvement d’organe ?
 
"Ce sont souvent les mêmes arguments : ‘Je ne sais pas ce qu’il voulait.’ Le premier frein au don d’organes, c’est le fait que les proches n’ont jamais abordé cette discussion avant le décès. Et comme on ne peut pas savoir quand on va décéder, il faut en parler, même si ça peut faire peur d’aborder le sujet de la mort en famille. C’est vraiment le premier point sur lequel on peut travailler. Et il faut savoir que si on peut être donneur, on peut également être receveur. C’est la solidarité de la société, il faut savoir donner et recevoir entre nous."
 
Existe-il localement une carte de donneur pour faire connaître sa position sur le sujet ?
 
"Tout à fait. Ce n’est pas une carte officielle mais cela permet de montrer sa volonté, en la glissant dans son portefeuille. On peut la récupérer auprès de la coordination du prélèvement d’organes à l’hôpital ou bien sur le site www.redonnervie.org. Elle peut être envoyée par voie postale."
 
Vous avez parlé, lors de la conférence, d’un objectif de 25 à 30 greffes réalisées chaque année en Polynésie, contre 16 en moyenne aujourd’hui. Comment comptez-vous atteindre cet objectif ?
 
"Pour faire 25 à 30 greffes, il nous faut à peine une quinzaine de donneurs chaque année, puisque chacun peut donner deux reins. On a un nombre suffisant de patients en état de mort encéphalique pour atteindre ce chiffre. Mais souvent, comme l’information n’a pas été donnée avant, les familles refusent le prélèvement car, dans le doute, elles ne veulent pas faire quelque chose que le défunt n’aurait pas voulu. On essaye également de développer notre réseau entre les différents hôpitaux, pour pouvoir rapatrier les donneurs au CHPF, même si c’est un peu compliqué d’organiser des évasans pour ce genre de choses…"
 

​Edgar Tetahiotupa, anthropologue et membre de l’association culturelle Haururu : "On a besoin de gagner la confiance des gens"

Tu as cité des légendes polynésiennes pour illustrer ton intervention sur le don d’organes dans la culture polynésienne. Quel lien peut-on établir ?
 
"De ce que j’ai pu comprendre, la préoccupation principale de l’équipe médicale qui s’occupe du don d’organes, c’est de trouver plus de donneurs. Même si les choses évoluent, il semble que pour certaines personnes, la culture est un frein au don d’organes. J’ai cité la légende de Hina car l’anguille s’est sacrifiée en devenant un cocotier. Même chose pour Ruataata, le Dieu devenu arbre à pain. Ces deux arbres nourrissent la population. Il y a également la légende de Pipiri Mā où deux enfants rejoignent les étoiles, d’où ils reversent de l’eau. Hina aussi pleure son amoureux décédé. Les larmes de Hina, c’est la pluie. La pluie, c’est la vie. Les légendes sont une manière de se reconnecter à nos ancêtres, ce qui est une des préoccupations majeures dans les clans polynésiens."
 
Communiquer en langue polynésienne pourrait également aider à toucher davantage de personnes ?
 
"Tout à fait. Pour les populations des îles par exemple, même s’ils comprennent le français, c’est mieux d’aborder cette thématique en langue tahitienne pour les mettre en confiance. On a besoin de gagner la confiance des gens pour les attirer dans cet univers du don d’organes, du don de la vie en fait."
 

​Hélène, de Raiatea : "Ce n’est pas évident pour certains Polynésiens d’accepter le don d’organes"

"J’ai attendu 3 ans et demi avant de recevoir un rein en 2020, malheureusement pour le donneur mais heureusement pour moi. Je remercie sa famille de m’avoir fait ce cadeau, sans quoi je ne serais plus là. La greffe s’est très bien passée, les médecins m’ont mis en confiance, j’étais bien accompagnée. Mais ce n’est pas évident pour certains Polynésiens d’accepter qu’on a en soi une partie du corps de quelqu’un, qu’on a été prendre chez un mari ou un enfant. Il y a cette appréhension qu’il va manquer quelque chose dans la famille, même si je suis sûre qu’au fond, ils pensent que c’est très bien de donner. Je voudrais leur dire que ça peut arriver à quelqu’un de leur entourage, alors il faut aider quand on le peut, que ce soit en donnant un ou autre… Il ne faut garder que le côté positif."
 

​Daniel Thierry, 55 ans : "Un acte d’amour"

"J’ai eu deux greffes. La première fois, j’ai été évasané en France en 2001. Il s’agissait d’un donneur décédé. La greffe a tenu 18 ans puis, en 2019, j’ai recommencé les dialyses et j’ai eu ma seconde greffe en 2021. Cette fois, c’est ma sœur qui m’a donné son rein. Elle avait fait toutes les démarches sans me le dire. Je ne l’ai su qu’au moment de faire les analyses de compatibilité. C’était un immense bonheur, un acte d’amour. Elle m’a offert une troisième vie."
 

Rédigé par Lucie Ceccarelli le Mercredi 22 Juin 2022 à 20:02 | Lu 720 fois