Tahiti, le 27 août 2021 - Une étude, menée depuis 2019 par deux post-doctorantes sur le phénomène de l’ice en Polynésie, met en évidence le caractère déterminant de la faiblesse des mécanismes économiques redistributifs dans le développement du trafic. Dans la lutte contre les addictions, l’offre de soins se révèle en outre insuffisante pour mettre un frein à la consommation.
En moins de 20 ans, l’ice s’est fait une place de premier rang au fenua. Cette methamphétamine est désormais la drogue la plus consommée en Polynésie française derrière le cannabis. Sa consommation et son trafic n’en demeurent pas moins toujours appréhendés dans la sphère publique qu’au travers d’un prisme répressif et comme un problème de délinquance. C’est pour élargir ce spectre de perception que la Maison des sciences de l’homme et du Pacifique a initié en septembre 2019 une enquête, avec le concours financier du ministère de la Santé et de la prévention. En jeu : Mieux saisir les ressorts et les conséquences de ce phénomène avec les méthodes des sciences sociales ; analyser les dispositifs existants pour y faire face et esquisser une réponse ajustée en termes de politique publique.
Pour cette étude, Alice Simon et le Alice Valiergue ont mené 41 entretiens auprès de consommateurs, de trafiquants d’ice, ou de personnes de leur entourage proche, rencontré 107 professionnels ou bénévoles du secteur social, de la justice, de la police. Ces deux post-doctorantes ont analysé plus de 500 articles de presse, fait la synthèse des enquêtes et statistiques existantes sur la consommation de drogue en Polynésie, épluché les données sur la répression du trafic et constitué une base de données à partir d’informations puisées auprès de professionnels de santé, de l’éducation et de travailleurs sociaux. Ce travail de recherche intitulé "L’ice en Polynésie française : une enquête de terrain sur le trafic, la consommation et les politiques publiques" est désormais publié. Il bouscule un certain nombre d’idées reçues.
La revanche sociale des dealers
On sait que le négoce de l’ice peut être extrêmement lucratif et que c’est une des raisons de la forte résilience de son trafic sur le territoire. Achetée au Mexique et importée depuis les Etats-Unis, cette drogue peut se monnayer ici jusqu’à 250 000 Fcfp le gramme, et parfois jusqu’à 100 fois son prix d’achat. A l’analyse des dossiers judiciaires, l’étude constate d’abord que l’âge moyen des personnes poursuivies pour trafic est de 39 ans. Deux tiers d’entre elles ont entre 25 et 45 ans, alors que seulement 6% des prévenus pour trafic ont moins de 25 ans. Si le phénomène se concentre dans la très peuplée zone urbaine de Tahiti, la majorité des personnes poursuivies sont issues de classes populaires. Des hommes dans 82% des cas. Cette origine sociale modeste des trafiquants est l’un des enseignements de l’étude : "Le rôle des inégalités sociales, particulièrement fortes en Polynésie française, n’est presque jamais pris en compte, constate les deux chercheuses. Alors qu’il est désormais admis dans la sphère publique que le trafic de cannabis participe à l’économie de subsistance dans les milieux populaires, l’argent engendré par le trafic d’ice est perçu de façon exclusivement négative, comme de l’argent destiné à « flamber », « mener la grande vie », etc. Pourtant, cette recherche montre que les revenus générés par le trafic d’ice sont d’abord employés pour améliorer les conditions de vie des familles élargies et des proches des trafiquants. L’achat de produits de luxe habituellement réservés à l’élite financière, permise par l’enrichissement fulgurant de certains trafiquants, semble n’être que la partie visible de l’iceberg. Dans un système marqué par la faiblesse des mécanismes redistributifs (absence d’impôt sur le revenu, absence de revenu minimum de solidarité, faiblesse des dispositifs de chômage et de retraite) et par l’absence de perspectives d’ascension sociale pour les classes populaires en raison du chômage structurel, le trafic d’ice apparaît aux yeux de certains Polynésiens comme un des seuls moyens à leur disposition pour améliorer leur situation et celle de leur famille."
Un constat qui tranche avec la représentation communément admise, qui résume les trafiquants à des personnes immorales mues par l’appât du gain, si elles ne sont pas victimes d’autres trafiquants qui profitent de leur addiction.
En moins de 20 ans, l’ice s’est fait une place de premier rang au fenua. Cette methamphétamine est désormais la drogue la plus consommée en Polynésie française derrière le cannabis. Sa consommation et son trafic n’en demeurent pas moins toujours appréhendés dans la sphère publique qu’au travers d’un prisme répressif et comme un problème de délinquance. C’est pour élargir ce spectre de perception que la Maison des sciences de l’homme et du Pacifique a initié en septembre 2019 une enquête, avec le concours financier du ministère de la Santé et de la prévention. En jeu : Mieux saisir les ressorts et les conséquences de ce phénomène avec les méthodes des sciences sociales ; analyser les dispositifs existants pour y faire face et esquisser une réponse ajustée en termes de politique publique.
Pour cette étude, Alice Simon et le Alice Valiergue ont mené 41 entretiens auprès de consommateurs, de trafiquants d’ice, ou de personnes de leur entourage proche, rencontré 107 professionnels ou bénévoles du secteur social, de la justice, de la police. Ces deux post-doctorantes ont analysé plus de 500 articles de presse, fait la synthèse des enquêtes et statistiques existantes sur la consommation de drogue en Polynésie, épluché les données sur la répression du trafic et constitué une base de données à partir d’informations puisées auprès de professionnels de santé, de l’éducation et de travailleurs sociaux. Ce travail de recherche intitulé "L’ice en Polynésie française : une enquête de terrain sur le trafic, la consommation et les politiques publiques" est désormais publié. Il bouscule un certain nombre d’idées reçues.
La revanche sociale des dealers
On sait que le négoce de l’ice peut être extrêmement lucratif et que c’est une des raisons de la forte résilience de son trafic sur le territoire. Achetée au Mexique et importée depuis les Etats-Unis, cette drogue peut se monnayer ici jusqu’à 250 000 Fcfp le gramme, et parfois jusqu’à 100 fois son prix d’achat. A l’analyse des dossiers judiciaires, l’étude constate d’abord que l’âge moyen des personnes poursuivies pour trafic est de 39 ans. Deux tiers d’entre elles ont entre 25 et 45 ans, alors que seulement 6% des prévenus pour trafic ont moins de 25 ans. Si le phénomène se concentre dans la très peuplée zone urbaine de Tahiti, la majorité des personnes poursuivies sont issues de classes populaires. Des hommes dans 82% des cas. Cette origine sociale modeste des trafiquants est l’un des enseignements de l’étude : "Le rôle des inégalités sociales, particulièrement fortes en Polynésie française, n’est presque jamais pris en compte, constate les deux chercheuses. Alors qu’il est désormais admis dans la sphère publique que le trafic de cannabis participe à l’économie de subsistance dans les milieux populaires, l’argent engendré par le trafic d’ice est perçu de façon exclusivement négative, comme de l’argent destiné à « flamber », « mener la grande vie », etc. Pourtant, cette recherche montre que les revenus générés par le trafic d’ice sont d’abord employés pour améliorer les conditions de vie des familles élargies et des proches des trafiquants. L’achat de produits de luxe habituellement réservés à l’élite financière, permise par l’enrichissement fulgurant de certains trafiquants, semble n’être que la partie visible de l’iceberg. Dans un système marqué par la faiblesse des mécanismes redistributifs (absence d’impôt sur le revenu, absence de revenu minimum de solidarité, faiblesse des dispositifs de chômage et de retraite) et par l’absence de perspectives d’ascension sociale pour les classes populaires en raison du chômage structurel, le trafic d’ice apparaît aux yeux de certains Polynésiens comme un des seuls moyens à leur disposition pour améliorer leur situation et celle de leur famille."
Un constat qui tranche avec la représentation communément admise, qui résume les trafiquants à des personnes immorales mues par l’appât du gain, si elles ne sont pas victimes d’autres trafiquants qui profitent de leur addiction.
Des consommateurs pas si jeunes
Vision erronée aussi pour les consommateurs que l’on imagine plutôt jeunes, et victimes d’un comportement déviant après s’être trouvé piégés par l’ice. Or, l’enquête montre que cette représentation est approximative, pour ne pas dire fausse.
D’une part, si l’étude constate que l’expérimentation de l’ice a progressé parmi les jeunes, cette pratique demeure minoritaire. Elle ne concernerait que 3,3% des 13-17 ans. Plusieurs éléments confirment en revanche que la consommation régulière d’ice implique des adultes âgés d’une trentaine d’années environ. D’autre part, la rencontre avec la drogue se fait systématiquement par le biais d’un membre de l’entourage. "Ces invitation, insistantes parfois, ne sont pas forcément malveillantes", constate Alice Simon. "Elles s’expliquent par le fait que les consommateurs qui apprécient cette drogue en ont une image positive et veulent introduire leurs proches dans le monde de l’ice." Il arrive souvent d’ailleurs que la première consommation se déroule dans un cadre festif, particulièrement le jour de l’an, "un moment propice à cibler pour la prévention".
Ce qui ressort en outre des témoignages recueillis lors de cette enquête, c’est que les personnes qui essaient l’ice alors qu’elles en connaissaient déjà les risques apparaissent moins susceptibles de plonger dans l’addiction. "Elles espacent les prises et gardent une certaine distance avec le produit", note la chercheuse, en soulignant à ce titre "un impact secondaire des messages de prévention". Des consommateurs devenus rapidement dépendants à l’ice ont bien été rencontrés lors des entretiens, mais "en réalité, les consommateurs occasionnels constituent probablement la majorité des consommateurs. Simplement, ils sont moins visibles (…) parce qu’ils ne finissent ni en prison, ni à l’hôpital, ni dans les centres d’addiction. Ils posent moins de problèmes sur le plan social."
Fenêtre d’opportunité pour la lutte
Reste qu’une fenêtre d’opportunité se présente depuis 2017 pour favoriser la lutte contre l’ice, avec la prise de conscience de l’ampleur du phénomène en Polynésie, constatent les deux chercheuses. Cette année-là, le record en matière de saisies a obligé les élites politiques et administratives à prendre en considération le trafic. Depuis 2019, des "prises de positions communes émergent sur un sujet qui est à la fois du ressort des compétences de l’État et du Pays, ce qui n’était pas le cas auparavant", observent-elles aussi. Mais c’est le manque de moyens consacrés à cette lutte que souligne cette étude. Notamment en matière de prévention, de prise en charge et de traitement des addictions. "L’amélioration de la prise en charge des addictions et des politiques de prévention apparaît comme une priorité (…). En premier lieu, les moyens alloués aux spécialistes des addictions demeurent insuffisants au vu de l’ampleur des problèmes d’addiction dans la population. De plus, il serait utile d’améliorer la formation de l’ensemble des professionnels et bénévoles qui agissent au quotidien auprès du public."
Une drogue qui tire la force de son trafic sur un terreau d’inégalités sociales ; une offre de soins dans la prise en charge des addictions insuffisante : L’étude et ses conclusions ont été transmises au gouvernement début août. Elle est documentée et propose un nouveau regard sur l’ice, comme problème de santé publique.
Vision erronée aussi pour les consommateurs que l’on imagine plutôt jeunes, et victimes d’un comportement déviant après s’être trouvé piégés par l’ice. Or, l’enquête montre que cette représentation est approximative, pour ne pas dire fausse.
D’une part, si l’étude constate que l’expérimentation de l’ice a progressé parmi les jeunes, cette pratique demeure minoritaire. Elle ne concernerait que 3,3% des 13-17 ans. Plusieurs éléments confirment en revanche que la consommation régulière d’ice implique des adultes âgés d’une trentaine d’années environ. D’autre part, la rencontre avec la drogue se fait systématiquement par le biais d’un membre de l’entourage. "Ces invitation, insistantes parfois, ne sont pas forcément malveillantes", constate Alice Simon. "Elles s’expliquent par le fait que les consommateurs qui apprécient cette drogue en ont une image positive et veulent introduire leurs proches dans le monde de l’ice." Il arrive souvent d’ailleurs que la première consommation se déroule dans un cadre festif, particulièrement le jour de l’an, "un moment propice à cibler pour la prévention".
Ce qui ressort en outre des témoignages recueillis lors de cette enquête, c’est que les personnes qui essaient l’ice alors qu’elles en connaissaient déjà les risques apparaissent moins susceptibles de plonger dans l’addiction. "Elles espacent les prises et gardent une certaine distance avec le produit", note la chercheuse, en soulignant à ce titre "un impact secondaire des messages de prévention". Des consommateurs devenus rapidement dépendants à l’ice ont bien été rencontrés lors des entretiens, mais "en réalité, les consommateurs occasionnels constituent probablement la majorité des consommateurs. Simplement, ils sont moins visibles (…) parce qu’ils ne finissent ni en prison, ni à l’hôpital, ni dans les centres d’addiction. Ils posent moins de problèmes sur le plan social."
Fenêtre d’opportunité pour la lutte
Reste qu’une fenêtre d’opportunité se présente depuis 2017 pour favoriser la lutte contre l’ice, avec la prise de conscience de l’ampleur du phénomène en Polynésie, constatent les deux chercheuses. Cette année-là, le record en matière de saisies a obligé les élites politiques et administratives à prendre en considération le trafic. Depuis 2019, des "prises de positions communes émergent sur un sujet qui est à la fois du ressort des compétences de l’État et du Pays, ce qui n’était pas le cas auparavant", observent-elles aussi. Mais c’est le manque de moyens consacrés à cette lutte que souligne cette étude. Notamment en matière de prévention, de prise en charge et de traitement des addictions. "L’amélioration de la prise en charge des addictions et des politiques de prévention apparaît comme une priorité (…). En premier lieu, les moyens alloués aux spécialistes des addictions demeurent insuffisants au vu de l’ampleur des problèmes d’addiction dans la population. De plus, il serait utile d’améliorer la formation de l’ensemble des professionnels et bénévoles qui agissent au quotidien auprès du public."
Une drogue qui tire la force de son trafic sur un terreau d’inégalités sociales ; une offre de soins dans la prise en charge des addictions insuffisante : L’étude et ses conclusions ont été transmises au gouvernement début août. Elle est documentée et propose un nouveau regard sur l’ice, comme problème de santé publique.
La question des inégalités doit être prise en compte
Alice Valiergue, co-auteure de l’étude.
Quels enseignements ressortent clairement de cette étude ?
Il y a deux principaux que l’on peut tirer. D’abord la nécessite de lutter contre les inégalités sociales, parce c’est un facteur qui favorise le développement du trafic d’ice. En deuxième point, c’est de mettre la priorité politique sur la santé et le développement d’une offre de soins dans la prise en charge des addictions. Ce que montre l’enquête, c’est la nécessité de regarder et de prendre conscience collectivement de facteurs qui favorisent le trafic et la consommation. Ils ne sont pas assez pris en compte à ce jour en Polynésie française. Il s’agit notamment de la question des inégalités sociales. De la prise de conscience que vivre dans des conditions très difficiles, dans un endroit où le chômage structurel est très important, alors que l’on se retrouve en difficulté pour subvenir aux besoins de sa famille, sont autant d’éléments qui favorisent l’entrée dans le trafic. Cette question des inégalités doit être prise en compte pour une lutte plus efficace. Quant à la lutte contre les addictions, les professionnels de santé font tout ce qu’ils peuvent, avec les moyens dont ils disposent en matière de prévention. Mais il ressort aussi de cette enquête, qu’il y a un manque de moyens disponibles pour les professionnels de santé notamment. La prise en charge des addictions, dans les îles mais aussi dans certaines parties de Tahiti, n’est pas assez disponible.
La question des inégalités sociales est un vaste chantier politique…
Tout à fait. Et là, il est nécessaire de mettre en place des politiques fortes en matière de redistribution. Par exemple, en Polynésie il n’y a pas d’impôt sur le revenu. C’est un chantier énorme, mais qui s’impose si on veut s’intéresser à la redistribution sociale et à la lutte contre les inégalités. La problématique des inégalités sociales n’est évidemment pas le seul élément qui favorise le phénomène de l’ice en Polynésie, mais c’est un élément déterminent dans le développement du trafic.
La seule réponse pénale face à l’ice vous semble vaine ?
Oui, la répression seule se révèle complètement inefficace et parfois même contreproductive, quand les trafiquants ressortent de prison endettés et n’ont pas les moyens, avec un emploi légal, de rembourser les amendes fiscales auxquelles ils ont pu être condamnés.
Quels enseignements ressortent clairement de cette étude ?
Il y a deux principaux que l’on peut tirer. D’abord la nécessite de lutter contre les inégalités sociales, parce c’est un facteur qui favorise le développement du trafic d’ice. En deuxième point, c’est de mettre la priorité politique sur la santé et le développement d’une offre de soins dans la prise en charge des addictions. Ce que montre l’enquête, c’est la nécessité de regarder et de prendre conscience collectivement de facteurs qui favorisent le trafic et la consommation. Ils ne sont pas assez pris en compte à ce jour en Polynésie française. Il s’agit notamment de la question des inégalités sociales. De la prise de conscience que vivre dans des conditions très difficiles, dans un endroit où le chômage structurel est très important, alors que l’on se retrouve en difficulté pour subvenir aux besoins de sa famille, sont autant d’éléments qui favorisent l’entrée dans le trafic. Cette question des inégalités doit être prise en compte pour une lutte plus efficace. Quant à la lutte contre les addictions, les professionnels de santé font tout ce qu’ils peuvent, avec les moyens dont ils disposent en matière de prévention. Mais il ressort aussi de cette enquête, qu’il y a un manque de moyens disponibles pour les professionnels de santé notamment. La prise en charge des addictions, dans les îles mais aussi dans certaines parties de Tahiti, n’est pas assez disponible.
La question des inégalités sociales est un vaste chantier politique…
Tout à fait. Et là, il est nécessaire de mettre en place des politiques fortes en matière de redistribution. Par exemple, en Polynésie il n’y a pas d’impôt sur le revenu. C’est un chantier énorme, mais qui s’impose si on veut s’intéresser à la redistribution sociale et à la lutte contre les inégalités. La problématique des inégalités sociales n’est évidemment pas le seul élément qui favorise le phénomène de l’ice en Polynésie, mais c’est un élément déterminent dans le développement du trafic.
La seule réponse pénale face à l’ice vous semble vaine ?
Oui, la répression seule se révèle complètement inefficace et parfois même contreproductive, quand les trafiquants ressortent de prison endettés et n’ont pas les moyens, avec un emploi légal, de rembourser les amendes fiscales auxquelles ils ont pu être condamnés.