Tahiti Infos

L’apparente précocité des baleines interroge


Les premières baleines ont été observées fin avril dans le nord de la Polynésie française. © MMPoole 2015
Les premières baleines ont été observées fin avril dans le nord de la Polynésie française. © MMPoole 2015
Tahiti, le 24 mai 2022 – Les premières baleines à bosse ont été observées au nord des Australes fin avril, indique l'association Mata Tohora. L'apparente précocité dans nos eaux de ces mammifères peut interroger mais ne doit pas masquer les relations complexes de ces cétacés avec leur environnement de plus en plus menacé.

Les baleines à bosse sont de retour dans les eaux polynésiennes. L'association Mata Tohora, dans un message publié le 21 mai sur Facebook, rapporte que les premiers sauts de l'année ont été observés le 25 avril. L'association ne précise pas pourquoi elle a retenu cette information pendant un mois, mais on peut supposer que c'est pour la même raison qu'elle ne souhaite pas en dévoiler la localisation exacte : protéger les animaux des curieux. "Ce n'est pas aux Australes, mais plus au nord", élude Agnès Benet, présidente de l'association. Il s'agirait pour l'instant de quelques individus, deux ou trois adultes par île, sur quatre îles différentes, qui se "sont bien montrés, près des côtes", selon cette biologiste. Elle y voit les signes de la première vague de migration de mégaptères vers les eaux plus chaudes des Îles de la Société et des Tuamotu nord.

Les baleines à bosses effectuent chaque année un périple de plus de 6000 km depuis leurs aires de nourrissage proche de l'antarctique vers les eaux plus chaudes qui leur servent d'aire de reproduction et de mise bas. Cette migration du Sud au Nord se fait à la fin de l'été austral. En général, on peut commencer à les observer à partir de mi-mai aux Australes, puis en juin à Tahiti. La plus grande densité de population se trouve au large des îles de la Société entre août et octobre. À la fin de l'hiver austral, les baleines entament leur redescente vers les eaux polaires, mais certaines ont été observées bien plus tardivement, durant les fêtes.

Des migrations de plus en plus précoces ?

Dès lors, la présence de baleines à bosse si tôt dans la saison interroge : les observations très précoces ou très tardives de ces cétacés au large des Îles de la Société, sont-elles le signe d'une modification récente dans leurs habitudes migratoires ? Pour la présidente de Mata Tohora, pas de doute, la "saison des baleines" commence plus tôt et termine plus tard. Elle affirme que depuis 5 ans, les observateurs de l'association et son réseau de pêcheurs spécialement formés, montrent que les séjours des cétacés dans les eaux du nord de la Polynésie française sont de plus en plus longs et ne se conforment plus tout à fait avec la périodicité "normale".

Agnès Benet est formelle : "Au début, on pensait que c'était aléatoire, mais cette précocité est devenue très régulière. Ça fait 20 ans qu'on les observe. Nos observateurs, notre réseau de pêcheurs, sont formés et attentifs et tous nous remontent des changements dans le comportement migratoire ses 5 dernières années". Pour la présidente de Mata Tohora, ces changements visibles seraient dus aux pressions que le réchauffement climatique et l'activité humaine font peser tant sur les aires de nourrissage que sur celles de reproduction des baleines.

L'observation d'une migration précoce de quelques baleines n'est pas forcément significative à l'échelle de l'ensemble de la population, selon le biologiste Michael Poole. © MMPoole 2016
L'observation d'une migration précoce de quelques baleines n'est pas forcément significative à l'échelle de l'ensemble de la population, selon le biologiste Michael Poole. © MMPoole 2016
Un biais d'observation à l'œuvre

"Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause", rappelait Fontenelle. C'est en substance la posture de Michael Poole, chercheur spécialisé dans les mammifères marins en Polynésie depuis 35 ans et propriétaire d'une compagnie proposant des "eco-tours" d'observation de ces mammifères. Il tient à pondérer la portée des observations faites par l'association : "Ce n'est pas parce qu'on observe quelques individus qu'on peut dire que la période de migration à réellement commencé". A l'échelle des individus, il y a toujours des comportements qui sont dans les marges, mais ils ne sont pas forcément significatifs d'un changement de comportement de l'ensemble de la population de baleines à bosse qui fréquentent les eaux polynésiennes, "à moins que des centaines d'individus soient observés en mai", insiste-t-il.

Le chercheur parle alors d'un "biais d'observation" : Il y a plus de baleines, depuis l'interdiction de sa chasse et, surtout, plus d'observateurs. Les migrations précoces d'un petit nombre d'individus ont toujours existé, selon lui, mais elles étaient moins observées. "Ce n'est pas parce que le nombre absolu d'observation augmente que la fréquence du phénomène augmente également." Les données scientifiques, selon lui, ne permettent pas pour le moment de confirmer cette extension de la période migratoire des baleines à bosse. "En tant que scientifique, pour le moment, je ne suis pas inquiet sur le sujet d'un élargissement de la période migratoire des baleines à bosse", résume-t-il.

Le réchauffement océanique menace nos tohorā

Cela ne signifie pas pour autant que le réchauffement des océans n'aura aucun effet sur les comportements de nos tohorā. Si les eaux du Nord de la Polynésie française se réchauffent de quelques degrés pendant l'hiver, il est probable que les baleines à bosse élisent progressivement domicile autour des archipels plus au Sud, aux Gambiers ou aux Australes, dont les eaux sont plus fraîches, estime Michael Poole. Ces cétacés préfèrent, en effet des températures ni trop fraîches, ni trop chaudes, pour se reposer ou pour mettre bas (voir notre encadré). Selon le biologiste, un tel changement n'est pas encore observable, mais l'hypothèse lui paraît probable. L'autre point crucial concerne l'impact de la surpêche et du réchauffement océanique sur la disponibilité des populations de krill. Ces minuscules crustacés vivant en banc dans les eaux froides constituent la nourriture de prédilection des baleines à bosse. Une raréfaction de leur principale ressource alimentaire, ou même un déplacement des bancs de krill à la recherche d'un climat plus favorable, constitueraient une menace majeure pour la survie des baleines à bosse.

D'amour, d'îles et d'eaux fraîches

Une étude de biologie marine, parue en 2019, compilant les données de 19 ans d'observations à travers le Pacifique sud, s'est penchée sur les sites de reproduction choisis par les baleines à bosse. Il en ressort que ce choix est directement corrélé à deux critères principaux : des eaux de faible profondeur (côtes, monts sous-marins, lagons, etc.) et une température aquatique comprise entre 22,3 et 27,8°C. Pour se reproduire, les baleines préfèrent donc la proximité d’îles et une eau pas trop chaude. Or, la plupart des sites étudiés dépasseront les 28°C avant la fin du siècle, suggérant un déplacement progressif des sites de reproduction vers des îles et des archipels plus au sud. Or, dans cette région du globe, plus on descend au Sud, plus les îles sont rares. La manière dont les préférences des baleines à bosse vont évoluer face au réchauffement climatique est encore une énigme.

Source:
Derville S., Torres L. G., Albertson R., Andrews O., Baker C. S., Carzon P., Constantine R., Donoghue M., Dutheil C., Gannier A., Oremus M., Poole M. M., Robbins J., Garrigue Claire. (2019).  Whales in warming water : assessing breeding habitat diversity and adaptability in Oceania's changing climate. Global Change Biology, 25 (4), p. 1466-1481. ISSN 1354-1013. https://doi.org/10.1111/gcb.14563

Les hymnes des baleines

Le fameux chant des baleines à bosse est à la fois une expression sexuée et un marqueur culturel propre à chaque population. Les chants peuvent se transmettre de groupe en groupe à travers tout un océan.

Le chant des baleines à bosse est un moyen d'expression naturel fascinant. Seuls les mâles chantent. L'animal d'un poids équivalent à 6 ou 8 éléphants d'Afrique se positionne la tête vers le bas, généralement immobile, puis émet des sonorités tellement puissantes que des nageurs à proximité peuvent les ressentir autant que les entendre. Un chant peut durer une trentaine de minutes et être répété plusieurs fois, pendant des heures voire des jours. Ces chants sont très structurés. Les chercheurs sont parvenus à découper ces chants en thèmes, en phrases, en sous-phrases, etc.

On ne sait pas encore si ce chant est destiné à charmer les femelles, à établir une hiérarchie entre mâles, ou les deux. Plus étonnant encore, "chaque population de baleines à bosse à travers le monde possède son propre chant, à la manière d’un hymne national", écrit Michael Poole en 2015. Tous les mâles d'une même population chantent donc globalement de manière identique. La population qui croise à Hawaii aura donc un chant distinct de celui des Antilles ou de la Polynésie, par exemple. Les sous-phrases, les modulations, évoluent malgré tout au fil de la saison, petit à petit.

Véritables manifestations culturelles, ces chants se transmettent au sein d'une population, mais ils peuvent aussi parfois se propager à travers plusieurs groupes très distincts. En 2002, en Polynésie française, Michael Poole et ses collègues ont enregistré un chant dont plusieurs thèmes et phrases avaient été repérés précédemment en Australie orientale, deux ans plus tôt. Ces populations n'étaient pourtant pas en contact direct. Une étude de 2011, menée sur une période de 11 ans, montre que ces chants peuvent parfois se propager en deux ans d'ouest en est, d'Australie à Tahiti, repris petit à petit par tous les groupes de mégaptères du Pacifique sud.
 
Source:
Garland E.C., Goldizen A.W., Rekdahl M.L., Constantine R., Garrigue C., Hauser N.D., Poole M.M., Robbins J., Noad M.J. (2011). Dynamic horizontal cultural transmission of humpback whale song at the ocean basin scale in Current Biology 21, pp. 687–691, https://doi.org/10.1016/j.cub.2011.03.019

Rédigé par Antoine Launey le Mardi 24 Mai 2022 à 19:11 | Lu 3174 fois