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“J’ai mis toute mon énergie pour améliorer le fonctionnement du ministère public”


Tahiti, le 16 juillet 2024 – Au terme de sept ans d’exercice en Polynésie française, le procureur général, Thomas Pison, quittera ses fonctions le 1er août prochain pour rejoindre la Cour de cassation. Dans un entretien accordé à Tahiti Infos, le magistrat revient sur les contentieux spécifiques du territoire mais aussi sur les tensions qui ont animé la juridiction de Papeete ces dernières années.
 
Vous quitterez le territoire le 1er août prochain, où allez-vous désormais exercer ?

“J’ai été nommé procureur général de Papeete le 1er août 2017 et la loi prévoit que le mandat d’un chef de cour ne peut pas excéder sept ans. Il est donc logique que je quitte mes fonctions le 1er août prochain pour rejoindre la Cour de cassation en qualité d’avocat général.”
 
Trois contentieux sont prioritaires en Polynésie au premier rang desquels la lutte contre les violences intrafamiliales. Dans ce domaine, quels outils ont été développés ces dernières années ?

“En matière de violences intrafamiliales, le Conseil de prévention de la délinquance en Polynésie française, coprésidé par le président du Pays, le procureur général et le haut-commissaire, a permis de déterminer une politique pénale dans cette matière. Pour mémoire, le Grenelle des violences familiales qui s’est tenu il y a quelque temps à Papeete a permis la mise en place de plusieurs dispositifs parmi lesquels la page Facebook qui est dédiée aux victimes de violences ainsi que la mise en place des hébergements pour les conjoints violents. Ce n’est donc plus à la victime de quitter le domicile conjugal mais à l’auteur. Il y a aussi des groupes de parole mis en place par l’Apaj (Association polyvalente d’actions judiciaires, NDLR) et toute cette série d’outils permet d’avoir la réponse la plus diversifiée possible par rapport à ce fléau des violences intrafamiliales et des violences faites aux femmes. Nous pouvons honnêtement dire qu’il s’agit, en Polynésie, d’un contentieux de masse puisque nous avons un taux trois fois supérieur au taux métropolitain et le travail reste important car ce contentieux ne baisse pas malgré la réactivité de la justice.”
 
Il y a également la problématique du trafic de stupéfiants. Là encore, disposez-vous des moyens nécessaires ?

“Les moyens ont effectivement été développés et augmentés. Je suis arrivé en 2017 et l’on parlait déjà du trafic d’ice, mais cela ne prenait pas une telle place. Je tiens à rappeler en quelques chiffres que 50% des habitants de Polynésie âgés de plus de 15 ans consomment du paka. Sur ces 50%, on évalue à 10 ou 15 % le nombre de personnes qui consomment de l’ice. Je précise cela car à la faveur des enquêtes, il est démontré que le trafic de paka est souvent la première marche vers le trafic d’ice. On fait de la trésorerie en vendant un peu de cannabis, on confie cet argent à quelqu’un qui se rend aux États-Unis pour servir de mule et qui achète de l’ice pour quelques dizaines de dollars. Et lors du retour, la méthamphétamine peut être revendue à 300 000 francs le gramme. Il ne faut donc pas banaliser le cannabis car c’est une drogue qui porte atteinte à la santé et surtout car c’est la première marche vers le trafic d’ice. Autres chiffres : plus de 10 000 personnes consomment de l’ice et 30% des personnes détenues dans les prisons polynésiennes le sont pour trafic d’ice. Face à la montée de ce fléau qui déferle sur le territoire ont été créées l’antenne de l’Office antistupéfiants et la Cross (Cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants, NDLR)  afin de renforcer les moyens de lutte et d’enquête.”
 
Ce discours pouvant paraître alarmiste correspond-il à une réalité, alors que nous sommes dans un territoire où la délinquance reste malgré tout contenue ?

“Lorsque je dis que le trafic d’ice augmente, l’idée n’est pas de faire peur à la population mais d’essayer d’avoir un diagnostic objectif. Et il est vrai que depuis sept ans, si l’on regarde le nombre de décisions rendues et le nombre de personnes incarcérées, force est de constater que le trafic de méthamphétamine augmente. Nous ne sommes pas au niveau d’autres territoires comme les Antilles, mais ce n’est pas pour cela qu’il ne faut rien faire. Durant mon mandat, j’ai donc souhaité anticiper et mettre en place les outils pour lutter contre le trafic de stupéfiants. Au-delà des enjeux pénaux, il y a de réels enjeux de santé publique.”
 
Justement, en matière de traitement procédural, la voie de la comparution immédiate, qui ne garantit par pour autant l’immédiateté et qui ne permet pas toujours d’investiguer sur le long terme, est souvent choisie pour traiter ces affaires. Tenez-vous compte de ses limites ?

“S’il y a des ramifications ou des responsabilités à rechercher à l’étranger, il y a, bien évidemment, une ouverture d’information judiciaire d’autant plus que nous avons des relations de coopération internationale de très bon niveau, notamment avec les États-Unis. Mais pour les faits les plus simples, pour les mules dont on sait au début de la procédure que l’on ne remontera pas forcément dans l’organisation du trafic, la comparution immédiate est parfaitement adaptée. Quand les faits sont établis et reconnus, à quoi cela sert-il d’attendre des mois ou des années ? Il vaut mieux juger les gens rapidement afin que les prévenus soient fixés sur leur sort mais aussi pour expliquer aux citoyens qu’il y a une réponse pénale à ces faits.”
 
Autre priorité du ministère public : les atteintes à la probité. Ce contentieux semble pourtant en baisse...

“Dans ce domaine, il y a toujours eu une attention particulière du ministère public. Durant une certaine période, de nombreux dossiers ont été instruits et jugés et il est vrai que nous sommes aujourd’hui dans une période où ce phénomène est peut-être un peu moins important. Cela ne veut pas dire que le parquet n’est pas attentif car les atteintes à la probité mettent en cause le lien de confiance entre les citoyens et les élus.”
 
Durant ces sept années, vous avez souvent insisté sur la nécessité d’une collaboration interservices en soulignant son caractère indispensable. En quoi est-ce particulièrement important sur le territoire ?

“La justice seule ne peut pas tout faire et nous travaillons en proche collaboration avec nos partenaires, Pays et haut-commissariat, afin de déterminer les priorités ensemble. Il y a un vrai travail en commun, chacun dans son domaine de compétence avec des objectifs partagés. Cela est très important car nous sommes sur un territoire restreint et je pense que nous y sommes arrivés avec les autorités du Pays, notamment en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et les violences intrafamiliales. Je profite aussi de cet entretien pour dire que les services de gendarmerie, de police et les douanes – très investis – font un travail remarquable.”
 
Dans quels domaines de la justice a-t-on pu apporter des éléments modernisateurs ?

“En premier lieu, une Unité médico-judiciaire (UMJ) a été créée afin de permettre aux victimes d’être reçues, entendues et examinées dans un lieu unique sans avoir besoin de revenir plusieurs fois sur ce qui leur est arrivé. Il y aussi le projet de l’Unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger qui devrait bientôt recevoir les mineurs. Durant ces sept années, certaines structures ont par ailleurs été créées comme la permanence Traitement en temps réel dite ‘TTR’ où ont été regroupés les magistrats du parquet et le greffe chargés de la permanence H24 dans une salle dédiée avec le matériel nécessaire. Ont aussi été mis en place Cassiopée, un logiciel qui permet de tracer toutes les procédures au niveau national, ainsi que l’intégration du casier judiciaire local au casier national. La juridiction a également pu traiter certains dossiers importants dont celui du crash d’Air Moorea qui, après des années de procédure, a été jugé en première instance puis en appel, aboutissant à des condamnations, ce qui est assez rare en matière de catastrophe aérienne.”
 
Ces trois dernières années ont été marquées par quatre inspections en Polynésie où les magistrats exercent dans des conditions plutôt favorisées par rapport à d’autres juridictions. N’avez-vous pas l’impression que ces inspections ont fortement terni l’image de l’institution judiciaire sur le territoire et qu’elles ont pu influer sur son fonctionnement ?

“Effectivement, en peu de temps, l’inspection générale de la justice s’est déplacée à quatre reprises pour des inspections de nature différente. La première inspection était d’ordre disciplinaire concernant un magistrat pour manquement professionnel. En 2022, il a été sanctionné par le Conseil supérieur de la magistrature. Cette sanction a créé de forts remous en interne et une seconde inspection dite de fonctionnement s’est intéressée à la manière de fonctionner du siège et du parquet. Des conclusions ont été rendues dans le cadre de ce rapport. Puis, une troisième inspection concernant cette fois-ci le service de l’exécution et de l’application des peines a été diligentée. Des recommandations ont été émises et la situation s’est, depuis, améliorée. Enfin, nouvelle inspection de fonctionnement en juin dernier portant sur le ministère public de Papeete et les relations entre le parquet général et le parquet. Nous n’avons pas encore été destinataires de ses conclusions.  À ce titre, je voudrais rappeler qu’exercer les fonctions du ministère public en Polynésie est un peu différent de ce que l’on peut connaître en métropole et ce, pour des raisons assez simples. D’abord, c’est un territoire atypique car très éloigné de la métropole avec un ressort très fragmenté. Pour bien comprendre et bien exercer ces fonctions, il faut faire preuve d’humilité et de loyauté, échanger, être en contact avec les gens mais aussi savoir se taire pour être à l’écoute. Il faut un engagement professionnel bien supérieur que dans d’autres juridictions car le ministère public en Polynésie est sous-doté avec huit magistrats pour 24 au siège, nécessitant l’effort de tous.”
 
Vous avez fait l’objet de plusieurs articles dans Le Monde à la suite de ces inspections. Ces articles relayaient, pour certains, des témoignages selon lesquels vous aviez pu être autoritaire, voire omniprésent. Pourquoi ne pas avoir voulu réagir à ces articles lorsqu’ils ont été publiés ?

“Ces articles, signés par Franck Johannès, font état de documents me mettant en cause dont j’ignore tout à l’inverse de ce journaliste. J’aurais donc du mal à vous répondre puisque c’est entre les lignes de ces articles que l’on comprend que l’on me reprocherait mon omniprésence dans le fonctionnement du ministère public.”
 
Justement, que pensez-vous de la manière dont votre exercice du rôle de procureur général a pu être décrit ?

“Je ne suis évidemment pas objectif mais je suis en désaccord avec cela. J’ai travaillé, j’ai mis toute mon énergie pour améliorer le fonctionnement et l’efficacité du ministère public de Polynésie, mettant en place les outils que j’ai évoqués plus haut. Je trouve que ces critiques ne sont pas à la hauteur des enjeux judiciaires. Ces sont des chicayas relayées par des personnes qui n’ont peut-être pas une vue objective et complète de la situation. Ce qui est dramatique, c’est que ce relais au niveau de la presse nationale puis locale a donné une image assez dégradée de l’institution judiciaire alors que notre mission n’est pas celle de la détruire. C’est la raison pour laquelle je regrette que certains se soient laissé aller à cette facilité. Ce faisant, ils ont joué contre leur camp et ont affaibli notre institution.”
 
Sept ans, c’est long et le poste de procureur général est un poste hiérarchiquement important dans une juridiction. Est-ce que vous concédez des erreurs ou des maladresses ?

“Bien évidemment. Sept années, c’est un mandat long. Il y a des objectifs parfois complexes à atteindre et des moyens qui ne sont pas au rendez-vous. Peut-être que j’ai trop voulu réformer le fonctionnement de la juridiction et peut-être que je ne l’ai pas assez expliqué.  Mais cela n’était pas ma volonté de heurter qui que ce soit.”
 
Ce départ est donc empreint de sentiments contradictoires…

“Sept années sur un tel territoire, c’est plus qu’une parenthèse. C’est une tranche de vie à la fois personnelle et professionnelle. Sur le premier plan, j’ai été particulièrement touché par l’accueil et la bienveillance de la population. Sur le second, je pense bien évidemment au travail que nous avons accompli avec mes collègues. J’ai trouvé une équipe très soudée, solidaire et qui n’a jamais compté sa peine même dans les moments les plus difficiles où l’institution a été mise en cause. Et puis, je pense aussi aux partenaires – services enquêteurs, Pays et État – mais aussi au barreau. On dit souvent que les avocats et les magistrats se regardent en chiens de faïence mais ce n’est pas le cas ici. On peut ne pas être d’accord, les audiences peuvent être rugueuses mais il y a un respect mutuel et un travail commun pour faire avancer l’œuvre de justice.”

Rédigé par Garance Colbert le Mardi 16 Juillet 2024 à 17:29 | Lu 3055 fois