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Indemnisations du nucléaire : la loi Morin fortement recadrée


PAPEETE, 24 janvier 2019 - Un amendement à la loi Morin applicable depuis fin décembre remet en cause l’avenir des indemnisations des malades du nucléaire en introduisant ce qui peut être regardé comme une notion d’ "exposition négligeable" aux rayonnements ionisants.  
 
La modification législative a été introduite sous forme de cavalier budgétaire dans la loi de finances 2019, votée le 20 décembre dernier et applicable depuis le 28. Elle est passée totalement inaperçue.

Il se trouve pourtant qu’un amendement glissé dans la loi de finances 2019, l'article 232, instaure un "critère de non-imputabilité" aux essais nucléaires français de certaines pathologies reconnues par la loi d’indemnisation Morin comme potentiellement radio-induites. En l’occurrence, la "présomption de causalité", au cœur de la logique d’indemnisation depuis la loi Egalité réelle outre-mer (Erom) de février 2017, peut maintenant être renversée s’il est établi que le demandeur n’a pas été exposé à une dose de rayonnements ionisants, dite "efficace", supérieure à la dose de 1 millisievert (mSv) par an. Il s’agit de la dose admissible pour tout public, selon les règles de radio-protection définies par le code de la santé publique.

Concrètement, le cinquième alinéa de l’article 4 de la loi d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français stipule que le Civen est chargé d’examiner les demandes de réparation, sous réserve que les conditions de recevabilité soient réunies. Pour les demandeurs polynésiens, ces conditions se résument depuis février 2017 à être atteint d’au moins un des cancers reconnus par la loi comme potentiellement radio-induits et avoir résidé en Polynésie française du 2 juillet 1966 au 31 décembre 1998. Ces conditions réunies, le demandeur bénéficiait jusqu'à présent d’une présomption de causalité. Mais depuis le 28 décembre dernier, celle-ci s'applique "à moins qu’il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l’intéressé a été inférieure" à 1 mSv.

​​Nouvelle donne au tribunal administratif

Ce mardi, le tribunal administratif avait à examiner 10 recours de demandeurs ayant fait l’objet d’un rejet du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires français (Civen). Une décision est attendue sous deux semaines. Ces demandes d’indemnisation ont été retoquées par le comité parce que le Civen estime que dans l’ensemble de ces affaires, la présomption de causalité entre la maladie et l’exposition à des rayonnements dus aux essais nucléaires doit être renversée au détriment des requérants, dès lors que la dose mesurée ou reconstituée d’exposition des intéressés aux rayonnements était inférieure à 1 mSv. Toutes ces décisions ont été prises par le comité d’indemnisation avant décembre 2018. Pourtant elles appliquent déjà des dispositions qui figurent dans l’article 232 de la loi de finances 2019 : le fameux amendement de l’article 4 de la loi Morin, applicable depuis le 28 décembre 2018. Et même si le rapporteur public a rendu mardi des conclusions favorables aux requérants, dans cette affaire de plein contentieux, on peut s’interroger sur la décision à venir du tribunal, compte tenu de cette réalité juridique nouvelle. En matière indemnitaire, les décisions se prennent en considération de la réglementation applicable à la date du jugement.

Mais en ce qui concerne l’amendement à la loi Morin adopté fin décembre, le plus curieux est qu’il est présenté afin d’introduire, dans la loi d’indemnisation de janvier 2010, les "modifications proposées par le rapport de la commission parlementaire Erom", présidée par la sénatrice Lana Tetuanui. Ce rapport, remis le 20 novembre dernier au Premier ministre, a présenté plusieurs propositions destinées à "réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires et à améliorer le dispositif d’indemnisation des victimes des essais  nucléaires" français, dans le Pacifique et en Algérie. Une recommandation exprimée par ce rapport soutenait l'instauration de ce nouveau seuil de 1 mSv, comme l'avaient constaté nos confrères de Radio 1  à l'époque. Dix jours plus tard le projet de loi de finances pour 2019 était présenté en première lecture au Sénat, avec l’amendement qui nous intéresse, sous forme d’article additionnel "après l’article 74 septies". Ce cavalier budgétaire devait modifier la loi Morin, moins d’un mois plus tard, avec l’adoption de la loi de finances 2019.

Mais déjà, courant 2018, le Civen appliquait ce principe juridique à venir en s’appuyant sur des mesures dosimétriques réalisées par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), pour les demandeurs autres que les anciens travailleurs de Moruroa et Fangataufa. Et ces mesures constatent de 1966 à 1974 des doses d’exposition aux rayonnements ionisants comprises entre 0,13 mSv et 0,57 mSv, en Polynésie ailleurs que sur les sites d'expérimentation du CEP, où les travailleurs étaient équipés de dosimètres militaires.

"Cavalier budgétaire"

"C’est vrai qu’en 2017, on passe d’un extrême à l’autre, explique un spécialiste consulté à propos de ce texte. Alors que 98 % des demandes présentées devant le Civen étaient retoquées, avec l’application du principe de causalité l’Etat se trouve en position d’indemniser totalement. Mais là, je crois que l’on fait un grand bond en arrière." Pour lui, le Civen est resté sur sa méthode à l’ancienne et a fait du forcing auprès de l’Etat pour consacrer une méthode qui lui permet de refuser les indemnisations.

"Peut-être que l’application d’un principe de causalité conduisait à indemniser trop : tous les cancers déclarés en Polynésie ne sont pas nécessairement liés aux essais nucléaires, même s’ils sont reconnus par le décret d’application de la loi Morin. Mais on pouvait trouver une loi plus équilibrée : on supprimait le risque négligeable, on fixait des conditions de temps plus limitées, etc. Là, non, on ne change rien. On affirme juste que la présomption de causalité peut être renversée si la personne n’a été exposée qu’à une dose minime. Et on peut aujourd’hui s’interroger sérieusement sur la valeur des mesures dosimétriques retenues par le Civen."

Une autre question que l'on peut se poser aujourd'hui, et de laquelle pourrait être saisi le Conseil constitutionnel, est celle de la régularité de ce cavalier budgétaire introduit dans la loi de finances 2019 pour amender la loi Morin. La modification de l'article 4 de cette loi d'indemnisation ne va-t-elle pas au-delà de la loi budgétaire ? La méthode est-elle constitutionnelle ?

En attendant une éventuelle saisine de la haute cour, le député souverainiste Moetai Brotherson observe, dans une question adressée mardi à la ministre de la Défense, que ce recadrage de la loi d'indemnisation est assimilable à un "nouveau risque négligeable" pour ceux "qui payent encore le prix du sang". 

>> Écouter aussi : Essais nucléaires dans le Pacifique, un mensonge français (France Inter - Affaires sensibles - Émission du 22 janvier 2019)

Rédigé par Jean-Pierre Viatge le Jeudi 24 Janvier 2019 à 17:05 | Lu 3956 fois