Au début des années soixante, Michael Rockefeller, issu d’une famille richissime s’il en est, n'avait pas choisi de se passionner pour ce qu'il y avait de plus simple à découvrir, puisqu'il avait jeté son dévolu sur les tribus Asmats de l'Irian Jaya, la partie indonésienne de la Nouvelle-Guinée. Un choix fait parce que, à l'époque, le peuple Asmat était très peu connu et que mille points d'interrogations concernaient encore le mode de vie de ces groupes humains épars sur la côte sud-ouest de la grande île qu’est la Nouvelle-Guinée ; on était sûr d’une seule chose, les Asmats étaient de féroces chasseurs de têtes et, accessoirement, des cannibales encore très pratiquants.
Mais n'en rajoutait-on pas beaucoup trop par simple goût du sensationnel ?
Plutôt que de se poser la question de savoir ce qui était vrai et ce qui était exagéré dans la réputation des Asmats, Michael avait décidé, loin du business et des milliards de sa famille (qui espérait en faire un banquier...), de répondre clairement à ces questions en allant à la rencontre de ces tribus dont, à ses yeux, on exagérait sans aucun doute les perversions et la cruauté.
Le jeune fils de l'une des plus riches familles des États-Unis (autant dire du monde) avait décroché son diplôme d'ethnologue, avec mention, à l'université de Harvard en 1960. Six mois d'armée furent une parenthèse qui ne l'empêcha pas, dans la foulée, de participer à une expédition ethnologique en Nouvelle-Guinée pour le compte du Peabody Museum of Archeology and Ethnology (rattaché à Harvard) afin d’étudier, en Irian Jaya, la tribu des Dani.
Rockefeller fut employé comme ingénieur du son lors du tournage du documentaire réalisé pendant cette expédition ; une brève plage de temps libre lui donna l'opportunité de découvrir les Asmats, vers lesquels il revint très vite après son retour à New York.
Michael se mit en effet à collectionner avec frénésie les pièces ethnologiques appartenant aux Asmats, découvrant que ce peuple formait, comme il le disait lui-même, un puzzle et que, pour le comprendre, il lui faudrait du temps, le temps de s'immerger dans cette culture primitive et d’en reconstituer tous les aspects.
But avoué de Michael, pénétrer en profondeur cette société et surtout enrichir les collections du Museum of Primitive Art de Manhattan, à New York. Mais malheureusement, son tempérament impatient et ses fonds illimités firent qu’il “papillonna” beaucoup et trop vite dans cette région, sans justement prendre le temps d’intégrer réellement les us et coutumes des Asmats et donc sans prendre la pleine mesure de ce qu’il pouvait faire et de ce qu’il ne devait pas faire.
L'Irian Jaya était alors sous domination hollandaise et les autorités eurent à se plaindre des méthodes de cet ethnologue qui voulait acheter des têtes coupées à n'importe quel prix, au point que les chefs de certains secteurs vinrent demander aux Hollandais la réouverture de la chasse aux têtes (alors interdite) “seulement une nuit”, Rockefeller offrant alors de nombreux objets en guise de récompense : une tête valait par exemple dix machettes (soit, dit la tradition, le prix de trois femmes !)…
Le 18 novembre 1961, Michael et son ami hollandais René Wassing voyageaient le long de la côte entre les villages oubliés d'Agats et d'Atsj sur un catamaran de douze mètres de long bricolé à la va-vite ; en fait deux pirogues assemblées tant bien que mal. Pour des raisons inconnues, une voie d’eau se déclara semble-t-il à bord, l’assemblage des deux coques chavira et Michael décida de gagner la côte à la nage, malgré la présence de requins et de crocodiles d'eau salée dans le secteur.
Ironie du sort, Wassing, resté accroché comme une bernique sur l’épave, fut presque immédiatement secouru, alors que de Michael, plus personne n'eut jamais la moindre nouvelle. Son père, le banquier Nelson Rockefeller, engagea de suite des recherches afin de retrouver son fils ; sur place, avec avions et bateaux, il mobilisa tous les moyens disponibles, dépensa sans compter, mais en vain… Partout, dans tous les villages visités, ce fut la même réponse, personne ne savait...
Quelques jours avant le drame, alors qu’il parvenait dans une mission, les religieux avaient mis en garde Michael contre le fait que son catamaran, fait de deux pirogues mal attachées entre elles, ne tiendrait pas la mer dans cette région de très fortes vagues. Comme toujours pressé et impatient, le jeune homme ne voulut rien entendre et c'est ainsi que l'embarcation chavira avec ses deux occupants occidentaux et deux guides Papous, qui eux aussi regagnèrent la côte à la nage pour prévenir les secours.
Évidemment, la famille Rockefeller déplaça des montagnes pour que le jeune Michael soit retrouvé, mais après dix jours de recherches ininterrompues, il fallut bien se rendre à l'évidence ; le jeune milliardaire ne réapparaîtrait jamais, tué par les crocodiles, les requins ou les Asmats eux-mêmes (les autorités hollandaises désignant les crocodiles comme coupables).
Huit ans après les faits, le journaliste Milt Machlin se rendit dans la région et enquêta sur place. Ses conclusions furent que Michael était bien parvenu à rejoindre la côte après avoir nagé cinq miles ; mais sur place, vulnérable, il avait été mis à mort immédiatement par les Asmats pour venger la perte de plusieurs chefs de tribus du village côtier de Otsjanep. Ceux-ci avaient été tués par une patrouille de l'armée hollandaise en 1958, patrouille qui intervenait dans le cadre de sanglants règlements de comptes entre tribus rivales. Les Asmats étaient certes courageux, mais ils avaient une peur bleue des armes à feu, des fusils notamment dont ils avaient appris, à leur dépends, l’efficacité. Or Michael, un Blanc, aborda complètement épuisé sur la plage et évidemment sans la moindre arme.
Pour un spécialiste du peuple Asmat, le docteur Ary Kemper, il ne fait aucun doute que le jeune homme a été tué pour sa tête, car c'était une occasion trop belle pour ceux qui le trouvèrent. Une tête de Blanc, ça ne se dénichait pas sous le premier sagoutier venu ! Selon Kemper, les Asmats n’en restèrent pas là. Certes, ils lui coupèrent la tête pour en faire un trophée, mais il n’était pas question de jeter le corps aux crocodiles ou aux requins : après tout, il eut été dommage de gaspiller cette “viande” et la coutume voulait effectivement que si les circonstances le permettaient et si l’on disposait du corps d’un ennemi décapité, on le mange.
Un homme seul, sans arme, errant le long de la côte, était très exposé.
A la question de savoir pourquoi, selon les autorités hollandaises, Michael avait péri en mer et non à terre, la réponse du docteur fut simple : admettre qu'il avait eu la tête coupée et qu'il avait été dévoré, c'était avouer que la colonie hollandaise n'était pas sous contrôle, que les chasseurs de têtes existaient toujours, tout comme les cannibales, et cette idée était insupportable au gouvernement hollandais.
Un missionnaire en poste dans la région dès 1959, Jan Smit, qui connaissait bien Michael, affirme avoir vu, un jour, un Asmat avec les bottes de Michael. Selon lui, le meurtre de l'ethnologue a bien été commis par les habitants d'Otsjanep.
On lui a raconté sur place que l'Américain avait été tué par les flèches d'un guerrier alors qu'il était encore dans l'eau. Selon lui, les autres guerriers sortirent le blessé de la mer et l'achevèrent. Ils le scalpèrent probablement vivant, selon la pratique locale, puis le firent rôtir et mangèrent certaines parties de son corps, le reste étant enterré ou jeté à la mer. Ajik, ou Ajim, chef des guerriers d'Otsjanep, aurait corroboré ce récit. La tête valait beaucoup et le cannibalisme pratiqué était destiné à acquérir les pouvoirs du Blanc.
Deux autres guerriers confirmèrent le récit, Fin, l'un d'eux, ayant même exhibé les lunettes de Michael comme preuve de ce qu'il avançait.
Les crocodiles étaient des cibles parfaites et idéales pour les autorités néerlandaises. La réalité fut sans doute plus sordide et sinistre : parvenu vivant à la côte, Michael fut en quelque sorte victime de lui-même ; sa présence dans les eaux des Asmats, sa demande incessante de têtes, les cadeaux qu'il faisait en échange avaient eu pour effet de remettre au goût du jour une pratique que les Hollandais avaient fermement condamnée et interdite. Dans un sens, Michael a peut-être été la propre victime de sa macabre quête…
Une province et une petite capitale
C’est dans les années trente seulement que des missionnaires catholiques ouvrirent un établissement à Agats, l’administration hollandaise les suivant en 1938 en ouvrant un petit bureau, poste qui fut abandonné dès 1942 pendant la Seconde Guerre mondiale, à cause de la poussée japonaise dans la région.
Il fallut attendre 1953 pour que les missionnaires et l’administration hollandaise reviennent à Agats. Prêtres comme fonctionnaires savaient que la pratique de la chasse aux têtes humaines était généralisée ; une coutume jugée inadmissible et qui fut très vite interdite. Mais cela, c’était sur le papier et à Agats même. Hors les murs de la toute petite cité, les Asmats continuèrent bien entendu à chasser et à décapiter leurs ennemis... Les Européens, s’ils déplorèrent cette coutume, se rendirent compte en revanche que les Asmats étaient très doués pour la sculpture. Ces derniers furent donc encouragés à pratiquer leur art, les administrateurs se chargeant de faire connaître ces objets auprès des collectionneurs, des ethnologues qui commencèrent à affluer et de tous les scientifiques curieux de découvrir cette région.
Avec l’aide d’un évêque catholique...
Étonnement, dans un océan où le protestantisme dominait largement, les catholiques ne relâchèrent pas leurs efforts et finalement, le 29 mai 1969, la création du diocèse catholique d’Agats vint récompenser les efforts des missionnaires qui purent bénéficier de la présence d’un évêque, Alphonse Sowada (23 juin 1933 – 11 janvier 2014) : celui-ci était d’origine américaine, mais il avait un profond respect pour ses ouailles et il se montra un infatigable défenseur de leurs intérêts et un prosélyte déterminé à faire reconnaître la valeur de leur artisanat d’art. Il participa d’ailleurs activement à la création de l’Asmat Museum of Culture and Progress qui ouvrit ses portes à Agats en 1973 (les principaux artisans de cette initiative furent la mission catholique et un couple de scientifiques, médecins de formation, Ursula et Gunter Konrad) ; mieux même, les Asmats, de plus en plus conscients de l’intérêt qu’il y avait à préserver leur culture (hormis la chasse aux têtes !) organisèrent à partir de 1981 un Asmat Cultural Festival qui se tient désormais annuellement.
En 2002, la province dans laquelle vivent les Asmats obtint une certaine autonomie, Agats devenant par la même occasion son centre administratif, sa petite capitale. Si cette reconnaissance de l’identité Asmat fut bien accueillie, en revanche, elle marqua le début du développement économique, urbain et démographique d’Agats, qui reçut beaucoup de migrants, des Indonésiens venus des Moluques et des Bugis venus du sud de Sulawesi). Si Agats vit le béton et le goudron peu à peu remplacer les constructions traditionnelles et les chemins boueux, la province a tout de même connu une grave famine en 2018, ce qui décida le président indonésien Joko Widodo à essayer de déplacer les populations rurales isolées vers Agats, une relocalisation qui est loin d’avoir été menée à bien et qui suscite même de vives résistances.
Sur le plan sanitaire, on ne se rend pas à Agats sans certaines précautions, la petite ville étant plantée au milieu du delta de la rivière Asewets, dans une zone où les marées envahissant les marécages provoquent une forte humidité encore renforcée par un abondant régime de pluies. Il convient donc d’être à jour de ses vaccins et surtout de suivre un traitement préventif contre le paludisme. Agats en tant que ville compte environ dix mille habitants “intra-muros”...
Un évêque exemplaire
Sur place, décidé à s’impliquer dans la vie locale, la première tâche qu’il s’imposa fut d’apprendre tout simplement à parler l’Asmat, seule manière pour lui de convaincre ses ouailles de renoncer à la pratique de la chasse des têtes, tout en préservant et valorisant la culture locale.
Sur la rivière Unir, il construisit une première église à Sawa Ema. La grande date de sa carrière fut bien évidemment sa nomination en tant qu’évêque le 29 mai 1969, reconnaissance de la qualité de son travail auprès de la population ; un titre qui renforça sa puissance lorsqu’il s’agit de barrer la route aux entreprises désireuses de rayer de la carte les coutumes locales pour transformer ce petit peuple en main-d’œuvre à bon marché. Dans le même registre, il s’opposa aussi avec virulence à la conscription des Asmats, refusant de les voir intégrer l’armée.
Si on lui doit en grande partie l’ouverture du musée Asmat de la capitale, il fut d’abord un collectionneur passionné d’objets d’art locaux, collection qu’il partagea avec de nombreux amateurs et scientifiques, contribuant ainsi à rendre plus populaire l’art Asmat. Après son départ à la retraite et son retour aux États-Unis, il parvint à ramener avec lui une grande partie des pièces qu’il avait acquises et qui forment aujourd’hui l’essentiel de l’American Museum of Asmat Art, basé depuis 2012 à l’Université de St. Thomas et St. Paul dans le Minnesota. On lui doit aussi un ouvrage de référence sur l’art Asmat publié en 2002.
La santé de l’évêque Sowada se détériora sérieusement en 1999, puisqu‘il dut alors subir un quadruple pontage coronarien, souffrant de graves problèmes cardiaques. Vaincu par la maladie, affaibli par de longues années dans le climat très difficile de cette région d’Irian Jaya où il avait choisi de travailler, il dut se résoudre à se retirer et rentra se soigner dans son Minnesota natal. La décision fut très sage, puisque Alphonse Sowada survécut jusqu’en 2014. Il décéda alors qu’il avait 79 ans.
D’immenses marais
L’une des particularités de la province où vivent les Asmats est sa richesse en marécages d’eau douce ou saumâtre, propices à une luxuriante végétation, mais également au paludisme, à bien d’autres maladies ; en prime, le lieu est fréquenté assidûment par les grands crocodiles d’eau salée (les “salties” comme les appellent les Australiens). Ces marais formés par les alluvions de plusieurs rivières seraient les plus vastes de ce type sur la planète. Ils couvrent une superficie de 30 000 km2 encore préservés du modernisme et de son cortège de destructions. Une grande partie de cette zone est complètement recouverte par l’eau à marée haute. Mangroves et forêts de palmiers nippa dominent les paysages. Ce qui n’est pas régulièrement recouvert par la mer est fait de tourbières où grouillent insectes et serpents venimeux. Bref, cette zone hostile a permis aux Asmats de rester très longtemps ignorés du reste du monde.
L’animal emblématique de ce biotope est un très gros lézard, Varanus salvadorii, qui est encore plus long que le célèbre varan de Komodo !
Une grande partie de ces marécages est intégrée au Lorentz National Park et elle est donc intégralement protégée.