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Christian Montet : “Le vrai levier pour l'emploi, c'est la formation”


Tahiti le 21 mai 2023. Un colloque sur la protection de l'emploi local s'est tenu mardi 16 mai à l'Université de la Polynésie française, faisant intervenir un panel de juristes, mais aussi d'économistes et de sociologues issus d'horizons différents. Christian Montet, professeur émérite en économie, qui est intervenu pendant ce colloque, est revenu lors d'une interview sur sa vision, en tant qu'économiste, des dispositions pour la protection de l'emploi local et plus généralement sur l'accès au travail en Polynésie française.
 
La protection de l'emploi local a été le sujet d'un colloque mardi dernier l'UPF dans lequel vous êtes intervenu. Quel regard un économiste tel que vous porte sur ce sujet ?
“C'est une question qui suscite l'intérêt et les passions. On cherche évidemment à trouver le meilleur système pour répondre à une demande sociale légitime, qu'on peut retrouver ailleurs dans le monde, même en métropole. A fortiori dans une île éloignée des grands marchés économiques. Reste à savoir, pour un économiste, comment faire pour que ce ne soit pas contre-productif, pour que ça ne risque pas de se retourner contre l'économie et nuire à l'emploi lui-même, en particulier de ceux qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire l'emploi non ou peu qualifié.
Ce paradoxe s'est retrouvé en filigrane dans presque toutes les interventions du colloque : d'un côté, il y a cette revendication d'équité qui est légitime et d'un autre, la Polynésie a un taux d'emploi de la population en âge de travailler d'environ 50%. La Polynésie a besoin de dynamisme économique et de création d'emplois. Des mécanismes qui brideraient la croissance, risqueraient de brider aussi la création d'emploi et se retourneraient contre l'intention originelle qui était de faciliter l'accès à l'emploi de la population.”
 
Pour un économiste, une disposition comme la protection de l'emploi local, c'est un juste milieu à trouver ?
“Pour moi, c'est avant tout une mesure politique. Ça ne correspond pas à une recherche d'efficience économique. Une mesure limitant la capacité d'une entreprise à embaucher librement, c'est une limitation de sa capacité d'action. La question est : le jeu en vaut-il la chandelle ? Si la population est prête à accepter de perdre un peu d'efficience économique pour un peu plus d'équité, c'est un choix possible dans une démocratie. L'économiste n'a pas à dire si c'est bon ou mauvais.
Il y a un sophisme classique dans le domaine de l'emploi, très répandu : on pense qu'il y a un nombre d'emplois fixe, un gâteau fini qu'on doit se partager. Si d'autres prennent toutes les parts, il n'en reste plus pour nous. Or, c'est une erreur majeure en économie. L'emploi est dynamique. Ce n'est pas un nombre fixe. Il varie avec la situation économique. Quand des populations extérieures viennent travailler quelque part, elles apportent toujours quelque chose. À commencer par du capital, mais aussi de la force de travail, du dynamisme, de l'innovation... En réalité, c'est un facteur de croissance et donc de création d'emplois. Quand on prend une décision politique comme celle-là, il faut faire très attention aux conséquences imprévues. On pense protéger l'emploi et en réalité, on risque de créer du chômage.”
 
La loi du Pays sur la protection de l'emploi local, en vigueur depuis 2022 en Polynésie, qui rend prioritaires les candidats résidents sur le territoire depuis une longue durée pour une liste bien définie de professions, fait-elle courir ce genre de risques à l'économie polynésienne ?
“La loi actuelle a été faite de telle sorte qu'elle n'est pas très nocive pour la croissance et les entreprises arrivent à s'y adapter assez facilement. Elle n'est pas très contraignante. Si un recrutement local échoue, on s'adresse au Sefi et au bout d'un mois, on peut recruter plus librement. Il y a même une formule d'urgence qui a été instaurée après passage devant le Conseil d'État qui permet de réduire ces délais de manière conséquente. Elle n'est pas très nocive, mais elle n'est pas non plus très efficace. Aux yeux de certains syndicats, certains partis politiques, il faudrait aller beaucoup plus loin.”
 
Est-ce qu'au fond, cette mesure n'est pas avant tout révélatrice d'une certaine iniquité dans les rapports entre la France et la Polynésie, par exemple en ce qui concerne la formation de main-d'œuvre qualifiée ?
“C'est effectivement sur cette idée que s'appuie l'existence même de la loi. Mais il faudrait voir les choses de manière plus positive. Le vrai levier pour l'emploi local, c'est la formation. L'élaboration de la réglementation actuelle sur l'emploi a eu au moins le mérite de recenser et de pointer avec précision les métiers, les domaines, où il y a des manques dans la formation professionnelle.
Il aurait peut-être mieux valu en faire une loi de promotion de l'emploi local plutôt qu'une loi sur la protection. Mettre en valeur la formation professionnelle. Cette loi peut avoir un effet positif dans ce sens-là, en garantissant un travail pour motiver les jeunes gens à pousser leur formation. En même temps, je pense que les entreprises ont tout intérêt, spontanément, à recruter localement, sans qu'il y ait réellement besoin d'une loi pour les y contraindre.
D'ailleurs si on regarde les faits, on s'est aperçu, lors de l'élaboration du fameux tableau des métiers à protéger, qu'il n'y avait en fait que 8% des embauches annuelles, toutes embauches confondues, qui concernent des gens extérieurs à la Polynésie, dans le privé en tout cas.”


La protection de l'emploi local a d'abord été portée par les indépendantistes, mais c'est un gouvernement autonomiste qui a mis en place la première réglementation sur le sujet. À quoi vous attendez-vous sur ce sujet avec l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement indépendantiste ?
“C'est une question politique, comme je l'ai dit. Je pense que la disposition actuelle n'atteint pas vraiment les objectifs que beaucoup de gens espéraient et qu'on va aller vers un renforcement de cette loi. Il est probable d'ailleurs qu'elle rejoigne la question de la fameuse “citoyenneté polynésienne”, à l'image de ce qui existe en Nouvelle-Calédonie, y compris pour l'accession au foncier.
Là encore, l'économiste que je suis n'a pas à être pour ou contre. Les effets sur l'économie vont dépendre de la manière dont ça se fera. Si on pousse à la formation, à la promotion de l'emploi local, plutôt que de protection, ça aura un effet positif. Sinon, on risque de ne plus attribuer les postes sur le mérite, sur l'excellence, ni sur les besoins des entreprises. Mais je pense que quelqu'un comme Moetai Brotherson est conscient de ces problèmes. Quand on voit le soin et le souci pour l'excellence qui a prévalu à la composition de son gouvernement, je ne le vois pas ne pas conserver cette exigence pour la population.”
 
Ce changement de gouvernement intervient à un moment où l'embauche paraît en phase de redressement. Quelle est la marge d'action du nouveau gouvernement pour augmenter le taux d'emploi au fenua ?
“On a retrouvé un niveau d'emploi d'avant le Covid, voire même un peu plus, ce qui pourrait nous donner une occasion de nous réjouir. Mais des éléments structurels de l'économie polynésienne restent dysfonctionnels. 30% de la population est dans un état de pauvreté très important, sans job, sans revenu, complétement exclue de la vie économique. Le rythme actuel de 1,5% de croissance ne suffira pas pour sortir ces gens-là de cette exclusion. C'est une main-d'œuvre peu qualifiée en général.
Augmenter le niveau de qualification prendra beaucoup de temps. Il faudrait des vrais investissements publics, sur les infrastructures routières, par exemple, qui seraient à la fois générateurs d'emplois et permettraient un meilleur accompagnement vers l'accès à l'embauche. Les gens ne sont pas fainéants, mais ces emplois peu qualifiés ne sont pas facilement accessibles ni assez disponibles. Ce ne sont pourtant pas des types d'emploi qui sont convoités par des travailleurs venus d'ailleurs, ni qu'il est nécessaire de protéger.”

Rédigé par Antoine Launey le Dimanche 21 Mai 2023 à 18:37 | Lu 2622 fois