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Carnet de voyage - Isabel Barretto, première « gouverneure » et amirale des Mers du Sud


Un portrait présumé de doña Isabel de Barreto, première amirale d’une flotte espagnole dans l’océan Pacifique.
Un portrait présumé de doña Isabel de Barreto, première amirale d’une flotte espagnole dans l’océan Pacifique.
Qui était donc Isabel Barreto de Castro, héroïne du jour et dont on ignore à peu près tout y compris son lieu et sa date de naissance, de même que le lieu et la date de son décès ? Difficile d’évoluer dans plus de flou, même si cette Espagnole a laissé son nom dans un petit coin de l’histoire du Pacifique Sud, en devenant la première « gouverneure » des îles Salomon et même la première « amirale » d’une flotte ibère…

A priori, et sauf à être contredit par des faits plus précis, Isabel Barreto aurait vu le jour dans la ville de Pontevedra, capitale de la province du même nom sise dans le nord-est de la péninsule ibérique (en Galicie). Nous employons le conditionnel, car rien n’est en vérité certain, d’autant que cette naissance est demeurée sans date précise : 1516 ou 1517, les avis sont partagés.

Des doutes sur son père

Cette période de sa vie est si floue que les historiens officiels ne sont pas d’accord sur l’identité de son père : selon les uns, Francisco Barreto fut un Lusitanien ayant occupé la place de dix-huitième gouverneur des Indes portugaises.

Pour d’autres, son véritable père est Nuño Rodriguez Barreto, d’origine portugaise, qui fit partie de la troupe de soudards sanguinaires emmenés par Francisco Pizarro à la conquête de l’empire inca à partir de 1533. Sa mère aurait été Mariana de Castro, le père comme la mère étant nés à Lisbonne. Isabel a donc très probablement une origine indirectement portugaise et se serait rendue dans le Nouveau Monde durant son enfance, au Mexique d’abord, avant de suivre son père au Pérou.

Pour le reste, silence total, personne ne sait rien de sa jeunesse, alors qu’elle apparaît pour la première fois sur la scène publique en épousant en 1585, à moins de vingt ans donc, un vénérable explorateur espagnol, Alvaro de Mendaña y Neyra, âgé de quarante-trois ans, soit vingt-quatre ou vingt-cinq ans de plus que sa jeune épouse.

Mendaña est un personnage déjà très connu, tant en Espagne qu’à Lima, mais sa dulcinée n’est probablement pas la première venue, car grâce à sa dot, nous le verrons un peu plus loin, le navigateur parvint à s’offrir rien moins qu’un bateau et un solide équipement pour une expédition devant durer plus d’un an.

Les mines d’or du roi Salomon…

En épousant un navigateur complètement obsédé par le désir de sillonner les Mers du Sud, doña Isabel savait qu’elle ne mettrait pas que sa dot en jeu, mais bel et bien sa vie si elle décidait de suivre son mari.

Celui-ci avait effectué le premier voyage de conquête d’un Espagnol dans le Pacifique Sud entre le 20 novembre 1567 et le 22 juillet 1569 (départ et retour au port de Callao). Il avait fait une découverte qu’il avait jugée prometteuse, quelques îles de l’archipel des Salomon (ainsi nommées car les Espagnols espéraient y trouver les mythiques mines d’or du roi Salomon).

Dès son retour à Lima, le navigateur fit des pieds et des mains pour repartir au plus vite, cette fois-ci avec armes et bagages afin de coloniser ce pays enchanteur.

Malheureusement pour lui, le vice-roi avait changé et le navigateur n’était plus très en cour. De fait, en 1585, lorsqu’il épousa Isabel Barreto, Mendaña n’avait pas remis les pieds sur un navire sillonnant les Mers du Sud et il n’est pas interdit de penser que c’est en partie grâce à l’influence d’Isabel sur le nouveau vice-roi, Garcia Hurtado de Mendoza, marquis de Cañete, que le navigateur put enfin repartir.

Mais on était déjà en juin 1595, le conquérant affichait cinquante-deux ans au compteur, un âge qui allait s’avérer très pesant pour pareille aventure.

Marins, soldats, femmes et enfants…

Le 9 avril 1595, financé en grande partie sur fonds propres, commençait donc le second voyage de Mendaña dans le Pacifique Sud. Mais avant même le départ, la discorde régnait entre les chefs de cette vaste entreprise qui mobilisait quatre bâtiments et plus de 400 personnes : la nao San Geronimo était le navire de la capitainerie, ayant pour capitaine et pilote Pedro Fernandez de Quiros (et les époux Mendaña à son bord, avec leurs serviteurs et esclaves), la nao Santa Ysabel était le navire amiral (qui disparut le 8 septembre 1595), la galiote San Felipe disparut le 10 décembre 1595 (propriétaire et capitaine : Felipe Curzo) et enfin la frégate Santa Catalina disparut le 19 décembre 1595 (propriétaire et capitaine : Alonzo de Leyra).

Nous l’avons dit, c’était une expédition à des fins de colonisation ; aussi de nombreuses familles, avec femmes et jeunes enfants, se trouvaient embarquées dans cette aventure (vingt-trois familles, quarante enfants, quarante-huit serviteurs). Isabel Barreto elle-même avait amené trois de ses frères, don Diego, don Luis, don Lorenzo et sa sœur doña Mariana (les deux derniers cités mourront durant le voyage).

Dès le départ, des dissensions très fortes se firent sentir : Isabel se rangea toujours du côté de son mari, qui était en opposition frontale avec Pedro Merino Manrique, le maître de camp, commandant la soldatesque embarquée.

Du 21 juillet au 5 août, l’expédition découvrit quelques îles des Marquises, nommées ainsi en hommage au vice-roi du Pérou, don Garcia Hurtado de Mendoza, marquis de Cañete.

Le 7 septembre, la petite flotte découvrait non pas les îles déjà reconnues par Mendaña lors de son premier voyage, mais l’île de Santa Cruz, aux Salomon certes, mais très au sud-est de l’objectif des Espagnols.

Sur place, la situation dégénéra très vite ; les rapports avec les indigènes oscillaient entre cordialité et hostilité et surtout, face aux maladies et au grand nombre de décès parmi les colons, il est clair que beaucoup d’entre eux cherchèrent à partir, pour trouver les îles de Mendaña ou pour rentrer au Pérou.

Une cascade de décès

Face aux menaces de mutinerie que le maître d’armes faisait peser sur lui, Mendaña y Neyra n’eut d’autre recours que de faire exécuter son rival à terre, sans procès ni même de temps pour une ultime confession, le 15 octobre 1595.

Dans la nuit précédent cette exécution, Isabel, selon Quiros, entendant des bruits suspects à terre, avait déclaré : « Mon Dieu, ils ont tué mes frères et ils réclament la chaloupe pour venir nous tuer. » Une phrase qui donne une idée de l’ambiance régnant entre le camp à terre et le navire de Mendaña.

Le même jour que la mort du maître de camp, des soldats « zélés », voulant précipiter la fin de l’expédition et rendre toute implantation sur place impossible, abattirent à bout portant le chef indigène Malope, qui était le plus sûr allié des Espagnols. Une manière de rendre la position de ceux-ci intenable et d’accélérer le départ. Mendaña ne faisait pas exception dans le bilan médical désastreux des Espagnols ; il était déjà très faible le 15 octobre et le 18 du même mois, il rendit son dernier soupir à la mi-journée. Il eut le temps d’organiser sa succession et c’est à ce moment-là qu’Isabel Barreto entra en lice ; elle fut nommée gouverneure (gobernadora) de la petite colonie et son frère don Lorenzo amiral de la flotte ; mais celui-ci décéda à son tour de la malaria le 2 novembre.

Décidée à ne rien partager !

Sans aucune expérience du commandement, de la navigation, de la direction d’une expédition, doña Isabel tenta de poursuivre la tache de son défunt mari, mais le 14 novembre, il lui fallut se rendre à l’évidence, elle devait faire appareiller les navires pour sauver ceux qui pouvaient encore l’être et gagner Manille.

Très orgueilleuse, elle ne voulut pas renoncer définitivement et annonça être favorable au départ, mais dans le but de revenir à Santa Cruz… Déclaration bien illusoire et qui ne dut tromper personne. A moins de trente ans, Isabel était donc supposée diriger cette entreprise qui virait au fiasco.

Quarante-sept personnes étaient mortes à Santa Cruz en un peu plus de deux mois.

En mer, Quiros, seul pilote réellement expérimenté, fut confirmé à son poste par la gobernadora, qui ne put, en définitive que suivre le mouvement, faute de la plus petite compétence et de la plus élémentaire empathie envers ses compatriotes. Plus isolée que jamais, elle ne commandait pas, se contentant, la plupart du temps de rester dans sa cabine à se faire servir.

Pire, alors que sur le bateau les malades mourraient de faim et de soif, elle maintint son train de vie, ne manquant ni d’huile, ni de vin, ni d’eau, ni de nourriture, bien décidée qu’elle était à ne rien partager. Son argument consistait à dire qu’elle et son mari avaient financé l’expédition et que ses biens étaient à elle et à elle seule, y compris ceux dont elle avait hérités. Elle refusa même que ses hommes lui payent ou s’engagent à lui payer les vivres qu’ils pourraient lui « emprunter ».

Jusqu’à la dernière minute, elle étala sa mesquinerie et son avarice, tant et tant qu’il fallut attendre une escale toute proche de Manille pour que des envoyés de la ville parviennent à lui faire sacrifier deux de ses truies afin d’apaiser la faim des malades et affamés qui se consumaient dans l’entrepont.

Remariage à Manille

Après avoir découvert Ponape, être passé par Guam puis Saipan, le 14 janvier 1596, la nao arriva enfin en vue des Philippines. Un trop généreux ravitaillement, le 18 janvier, causa la mort d’une demi-douzaine de personnes.

Finalement, le 11 février, le navire jeta l’ancre dans le port de Cavite et doña Isabel fut reçue le lendemain par les autorités de Manille. Elle fit commerce de certains de ses biens embarqués à Callao (il n’y a pas de petits profits !) et fit le récit du voyage au gouverneur avant de se remarier (veuvage d’un semestre) au mois de mai avec un noble rencontré aux Philippines, don Fernando de Castro, chevalier de l’ordre de Santiago.

Le 10 août, le San Jeronimo repartit de Manille en direction du Mexique ; au terme d’un voyage éprouvant de quatre mois, la nao parvint sur les côtes de ce qui s’appelait alors la Nouvelle-Espagne le 11 décembre et jeta l’ancre quelques jours plus tard à Acapulco.

La suite de la vie de doña Isabel fut à la hauteur de sa faiblesse de vue. Tandis que Quiros mettait tout en œuvre, entre le Pérou, l’Espagne et même le Vatican pour repartir (ce qu’il fit de 1605 à 1606), doña Isabel tenta mollement de faire valoir ses droits sur la Mar del Sur, aux côtés de son mari.
En réalité, après être revenue au Pérou, elle administra son encomienda de Castrovirreyna, dans la province de Huancavelica (à l’altitude de 3 956 m), au sud-est de Lima. On dit aussi qu’elle passa du temps à Guanaco, en Argentine, où elle aurait possédé, elle ou son mari, une autre encomienda.

La fin de sa vie est noyée dans le brouillard : pour certains, elle mourut en 1612 à Castrovirreyna où elle serait enterrée, alors que pour d’autres, elle partit en Espagne afin de tenter de faire valoir ses droits sur les Mers du Sud, de manière à contrer Quiros. En vain, puisque celui-ci repartit avec l’appui du roi, tandis qu’Isabel serait morte dans sa province natale de Galice.

Sa tombe, au Pérou ou en Espagne, n’a jamais été retrouvée.

Daniel Pardon

A lire

-Marquise de la Mer du Sud (par Annie Baert). Editions Au vent des îles.
(petite foto)
Le livre qui fait référence et qui donne (fictivement) la parole à doña Isanel de Barreto : « Marquise de la mer du Sud », ouvrage dû à Annie Baert (éd. Au vent des îles).
Le livre qui fait référence et qui donne (fictivement) la parole à doña Isanel de Barreto : « Marquise de la mer du Sud », ouvrage dû à Annie Baert (éd. Au vent des îles).

-Histoire de la découverte des régions australes (par Pedro Fernandez de Quiros, traduction Annie Baert). Editions L’Harmattan
(petite photo)
L’histoire complète des premiers voyages espagnols dans le Pacifique, racontée par Quiros lui-même (traduction d’Annie Baert, éditions L’Harmattan).
L’histoire complète des premiers voyages espagnols dans le Pacifique, racontée par Quiros lui-même (traduction d’Annie Baert, éditions L’Harmattan).

Avare, mesquine et égoïste…

Isabel Barreto, si l’on en croit le chroniqueur de l’expédition au cours de laquelle elle devint gobernadora, était un monstre d’égoïsme.
Laissons la parole à Quiros, narrateur de ce voyage épique, qui sut mettre en évidence l’incompétence mais surtout l’avarice d’Isabel :

Plutôt en pendre deux !

« Beaucoup (ndlr : de membres de l’équipage) lui demandaient (ndlr : à Quiros), puisqu’il savait les commander, de leur donner à manger et de leur verser un peu des jarres de vin, d’huile et de vinaigre de la gobernadora, ou de le leur échanger contre leur travail. Ils disaient encore qu’ils lui donneraient des gages, le lui paieraient à Manille, ou lui rendraient la même quantité, car c’était pour reprendre des forces afin de la conduire, elle et son navire. Sinon, ils mourraient tous en échange de sa mort (…) A plusieurs reprises, le chef-pilote entretint la gobernadora de ces requêtes qui durèrent tout le voyage et lui représenta qu’il était pire de mourir que de ne rien dépenser. Elle lui répondit qu’il était plus son obligé à elle que celui des marins, qui ne parlaient qu’avec sa permission et que, si elle en faisait pendre deux, les autres se tairaient. (…) Finalement, elle donna deux jarres d’huile, mais, comme ils étaient nombreux, il n’y en eut bientôt plus, et c’est ainsi que les plaintes réapparurent et durèrent tout le voyage ».

Son linge lavé à l’eau douce rationnée

« Fort préoccupé parce que nous avions peu d’eau et que certains, en secret, en usaient beaucoup, le chef-pilote assistait à la distribution des rations. La gobernadora en usait largement et s’en servait pour laver son linge. Quand elle en fit demander une jarre à cet effet, le chef-pilote lui dit qu’elle devrait considérer les circonstances et qu’il ne lui semblait pas juste de dépenser si largement le peu d’eau que nous avions. Elle prit cela comme un grave délit et en fut si affectée et si irritée qu’elle lui dit : « Ne puis-je pas faire ce que je veux de mon propre bien ? ». Le chef-pilote lui répondit que l’eau était à tout le monde, qu’il devait y en avoir pour tout le monde, que le rationnement correspondait au chemin qui restait à parcourir, que son devoir était de se restreindre afin que les soldats ne disent pas qu’elle lavait son linge avec leur vie et qu’elle devrait avoir plus de considération pour la patience d’hommes qui souffraient mais ne s’emparaient pas par le force de tout ce qu’elle possédait à bord du navire, car des gens affamés sont parfois capables d’excès. »
En réponse, « la gobernadora confisqua les clés au cambusier, un homme fidèle qui les avait reçues du chef-pilote et les donna à un de se serviteurs ».

Alvaro de Mendaña y Neyra fut le premier mari d’Isabel ; c’est lui qui l’emmena jusqu’aux îles Salomon où elle lui succéda après son décès.
Alvaro de Mendaña y Neyra fut le premier mari d’Isabel ; c’est lui qui l’emmena jusqu’aux îles Salomon où elle lui succéda après son décès.

Ce navire est une nao, identique à celle sur laquelle doña Isabel de Barreto vécut son odyssée dans le Pacifique.
Ce navire est une nao, identique à celle sur laquelle doña Isabel de Barreto vécut son odyssée dans le Pacifique.

En 1570, grâce aux expéditions espagnoles dans le Pacifique, voici la carte de la région, document qu’avait pu établir Abraham Ortelius.
En 1570, grâce aux expéditions espagnoles dans le Pacifique, voici la carte de la région, document qu’avait pu établir Abraham Ortelius.

Une gravure ancienne représentant un Salomonais, comme ceux que rencontrèrent les Espagnols à la fin du XVIe siècle.
Une gravure ancienne représentant un Salomonais, comme ceux que rencontrèrent les Espagnols à la fin du XVIe siècle.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 31 Janvier 2019 à 15:00 | Lu 2321 fois