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Carnet de voyage - 1818 : A Hawaii, Bouchard échange un bateau contre un chapeau


Portrait officiel d’Hyppolite Bouchard lorsqu’il était à la tête de toute la marine péruvienne.
Portrait officiel d’Hyppolite Bouchard lorsqu’il était à la tête de toute la marine péruvienne.
HAWAII, le 18 avril 2019. Parmi les aventuriers ayant sillonné le Pacifique au XIXe siècle, l’un d’eux, Hippolyte Bouchard, oublié de la plupart de ses compatriotes, mérite bien quelques lignes tant sa vie en fit un personnage exceptionnel : né Français, il devint Argentin et héros national, avant de finir à la tête de la marine du Pérou, pays où il fut assassiné à cause de son extrême violence envers ses domestiques et ses esclaves. Son histoire, très sud-américaine, a toutefois eu des prolongements dans notre vaste océan, prolongements méritant ce petit rappel.

Mais d’abord, qui était donc cet Hipolito Bouchard argentin, Hippolyte Bouchard en Français, né André Paul Bouchard, le 15 janvier 1780, à Bormes-les-Mimosas, sur la Côte d’Azur ?

Un tempérament de révolutionnaire

Rien ne laissait présager qu’il aurait un destin hors du commun ; certes, il s’engagea très tôt dans la marine française et participa, entre autres, à des campagnes en Egypte et à Saint-Domingue sous les ordres d’un certain Bonaparte. En cette période post révolutionnaire, la France était pour le moins ballotée ; plus que déçu par la tournure des événements (la Révolution accoucha d’un dictateur), en 1809, âgé de vingt-neuf ans, Bouchard décida de quitter son pays. Il mit le cap sur Boston, puis, rapidement sur l’Argentine qui connaissait alors des heures troubles puisque le pays était en guerre d’indépendance contre sa métropole, l’Espagne.

Bouchard avait le tempérament d’un révolutionnaire, aussi n’hésita-t-il pas à se ranger du côté des Argentins et, fort de son statut de militaire aguerri, il s’illustra dans de nombreux engagements (bataille de San Lorenzo notamment le 3 février 1813). Il recevra d’ailleurs, grâce à ses faits d’armes, la nationalité argentine et se mariera avec une jeune femme de Buenos Aires, Norberta Merlo (il ne vécut que dix mois avec elle et ne la revit jamais après 1817).

Un statut officiel de corsaire

En septembre 1815, sa vie bascula lorsque Bouchard s’engagea sous les ordres de l’amiral William Brown dans une campagne sur les côtes Pacifique de l’Amérique latine. Il attaqua le port d’El Callao, au Pérou, celui de Guayaquil, en Equateur et se vit délivrer une lettre officielle du gouvernement argentin faisant de lui un corsaire.

Bouchard eut ensuite à monter la grande expédition de sa vie, la première circumnavigation argentine ; à bord de La Argentina, après bien des déboires avant le départ du bateau (équipement incomplet, insoumission, rébellion armée, …), il quitta le port argentin de Ensenada de Barragan le 9 juillet 1817. Une date qui n’était pas due au hasard, puisqu’elle correspondait au premier anniversaire de la déclaration d’indépendance de l’Argentine, qui n’en avait pas fini avec sa guerre contre l’Espagne.

C’est d’ailleurs pour attaquer les Espagnols que le 27 juin 1816, juste avant son départ donc, le gouvernement argentin avait remis à Bouchard une lettre de marque, lui conférant à nouveau, pour ce tour du monde, le statut de corsaire, autorisé à capturer tous les navires espagnols qu’il croiserait.
Après avoir passé le cap de Bonne Espérance, La Argentina fut victime d’un incendie à son bord, qui obligea Bouchard à réparer son bateau durant deux mois à Tamatave, sur la côte de Madagascar. Il y combattit des négriers français et anglais et libéra leurs prisonniers, certains venant renforcer son équipage.

Poursuivant sa route, Bouchard fut confronté en décembre 1816 à des pirates malais qui infestaient alors les eaux de l’océan Indien et de la mer de Java.

Plusieurs petits bateaux malais s’approchèrent de La Argentina. Bouchard désirait prendre vivant un équipage, celui du Lanun, et demanda aux canonniers de ne pas tirer pour ne pas couler le navire ennemi. Celui-ci pris, les autres mis en fuite, Bouchard put faire étalage de sa cruauté ; tous les prisonniers, à l’exception du plus jeune, furent jugés puis enfermés dans les cales du Lanun. Bouchard ordonna alors aux canonniers de méthodiquement couler le navire avec tout son équipage enfermé. Le Français voulait faire un exemple…

Cap sur Hawaii

Arrivé aux Célèbes le 2 janvier 1818, La Argentina jeta l’ancre devant l’île de Jolo. Là encore, la population locale, bien décidée à s’emparer du navire argentin, attaqua nuitamment, mais Bouchard s’y attendait et la bataille se solda par un geste de paix de la part du roitelet local, qui accepta de fournir eau et vivres à l’équipage.

Ses marins ayant recouvré la santé, Bouchard mit le cap sur le port espagnol de Manille (île de Luzon), décidé à en faire le blocus. Ce qu’il parvint à faire à partir du début du mois de février 1817, capturant seize navires de ravitaillement et mettant Manille au bord de la famine.

Evitant une contre-attaque espagnole menée par trois navires, le 30 mars, sans être parvenu à pénétrer dans le grand port philippin, Bouchard partit dans l’idée de rallier la Chine où il espérait trouver plus de navires de commerce espagnols, mais une tempête au large de Canton le poussa au sud, vers les îles Mariannes. Faute d’exploits maritimes dans cet archipel, après avoir essuyé de lourdes pertes face à un brigantin espagnol (quatorze morts !), cap fut mis sur les îles Sandwich (Hawaii).

Bouchard devait remplacer les hommes morts au combat et surtout ceux qui, nombreux, avaient été victimes du scorbut. Le 17 août 1818, La Argentina arrivait à Kealakekua Bay, côte ouest de la grande île de Hawaii.

Une corvette vendue à Kamehameha

C’est bien sûr cet épisode « Pacifique » qui nous intéresse puisque Bouchard entra vite en négociations avec le roi Kamehameha I. Celui-ci, premier monarque de la dynastie des Kamehameha, exerçait un pouvoir absolu sur son royaume ; en 1818, alors âgé de soixante ans, il s’était retiré à Kamakahonu, un domaine lui appartenant à Kailua Kona, sur la grande île. Il lui restait très peu de temps à vivre puisqu’il mourut en 1818, le 8 mai ou le 14 mai, un doute subsistant sur la date précise de son décès.

A son arrivée à Hawaii, Bouchard découvrit à l’ancre une corvette propriété du roi, qu’il avait achetée à des marins parlant Espagnol. Un autre navire, une frégate, avait quitté l’île la veille. Intrigué, flairant la bonne affaire, Bouchard rechercha la frégate, la trouva et demanda à son capitaine quelle était l’origine du bateau supposé appartenir à Kamehameha. Il avait de gros doutes, car il lui semblait bien qu’il connaissait ce navire. En fait, il s’agissait du Santa Rosa, aussi baptisé Chacabuco qui était à Buenos Aires en même temps que La Argentina.

Parmi l’équipage de la frégate, Bouchard reconnut neuf hommes déjà vus à Buenos Aires. Ceux-ci lui avouèrent qu’en quittant l’Argentine, le bateau avait fait l’objet d’une mutinerie après le passage du cap Horn, face aux côtes chiliennes. Les organisateurs de la mutinerie avaient alors décidé de se rendre à Hawaii pour y vendre le navire. La plus grande partie de l’équipage des mutinés se cachait sur l’île de Kauai.

Un chapeau, une épée, un papier

De retour sur la grande île, Bouchard, à son grand désespoir, trouva la Santa Rosa en partie désarmée ; il ne pouvait plus en faire grand- chose en l’état, sinon, au culot, la réclamer au roi. Il demanda audience, fut reçu par un Kamehameha fatigué qui expliqua au corsaire que ce bateau, il l’avait payé au prix fort, un chargement de bois de santal qu’il estima à 600 livres de l’époque. Rendre le bateau, pourquoi pas, mais il lui fallait obtenir un dédommagement à la hauteur des frais qu’il avait engagés.

Evidemment, le corsaire ne voulait pas payer. Bouchard, fort en gueule et culotté en diable, ne se laissa pas démonter par la royale revendication : jaugeant le roi de Hawaii, il prit l’air le plus solennel possible (il était arrivé en grand uniforme), et annonça son prix : son chapeau de grand chef, son épée et, en prime, un titre de gloire, celui de lieutenant-colonel à vie des Provinces Unies du Rio de la Plata. Poussant le bouchon plus loin, il demanda au roi de lui assurer son ravitaillement en vivres et en eau afin de quitter son royaume, promesse que celui-ci fit, oralement (mais ne tint pas).

Au passage, puisque l’on en était aux solennités, Kamehameha, embobiné par la verve de son interlocuteur, signa un traité de paix et d’échanges commerciaux avec les Provinces Unies du Rio de la Plata (de l’Argentine donc), premier traité international reconnaissant ce pays venant d’accéder à l’indépendance.

Défigurés par douze coups de fouet

De retour au port le 26 août 1818, Bouchard mit au travail tous ses équipages pour remettre en état le Santa Rosa, ce qui fut fait en quelques semaines. Ne voyant pas les fameux vivres arriver, le corsaire se rendit à nouveau chez le roi, mais cette fois-ci au large de Kailua Kona, avec ses deux navires de guerre, La Argentina et le Santa Rosa, prêts à canonner si besoin était… Kamehameha était peut-être un grand naïf, mais il n’était pas imprudent ; face à la menace, il envoya Bouchard et ses marins à Maui où ils purent effectivement se ravitailler.

L’épisode royal passé, Bouchard mit le cap sur Honolulu où il devait achever la remise en état de la Santa Rosa et rencontrer Francisco de Paula y Marin, incontournable diplomate d’origine espagnole, proche de Kamehameha. Il en profita pour embaucher un capitaine pour la Santa Rosa.

Mais avant de mettre les voiles en direction de la Californie, Bouchard avait encore un petit compte à régler. Sachant les mutinés du Santa Rosa à Kauai, il s’y rendit, y fit escale et eut tôt fait de mettre la main sur les hommes recherchés qui s’étaient déjà fondus dans la population locale.

Leur procès fut rapide ; les seconds couteaux, ceux qui n’avaient fait qu’obéir, furent condamnés à recevoir douze coups de fouet en plein visage, une manière de les défigurer à vie et de les rendre partout reconnaissables. Quant aux chefs de la mutinerie, ils furent condamnés à mort et exécutés sur le champ.

Il ne restait plus à Bouchard, après avoir roulé Kamehameha dans la farine avec un bicorne, une épée et un bout de papier, à compléter son approvisionnement avant de mettre le cap à l’est. Il s’illustra si bien face aux possessions espagnoles qu’il se vit décerner le surnom de « seul pirate de la Californie », surnom qui devint localement « Pirata Buchar ».

Daniel Pardon

L’Argentin finit sa vie au Pérou

Bouchard était un héros aux yeux des Argentins, un homme aussi violent et cruel que sanguinaire à nos yeux (et dans la réalité). Son tour du monde dura deux années, au terme desquelles il ancra dans le port de Valparaiso. Il avait pillé la côte californienne, mais aussi toute la côte de la Méso-Amérique et il avait même eu la maladresse d’attaquer un autre corsaire chilien, surnommé Croll.

A son arrivée au Chili, Bouchard fut arrêté et tout son butin confisqué. Il risquait la peine de mort, mais la guerre contre le Pérou qui se libérait de la tutelle espagnole nécessitait hommes et bateaux, et finalement, au service de la marine chilienne, Bouchard se vit réquisitionné pour porter assistance aux troupes luttant pour l’indépendance du Pérou. La Argentina, rebaptisée Consecuencia, désarmée, servit de transport de troupes, tandis que la Santa Rosa amenait bétail, vivres et munitions aux insurgés.

Amiral au Pérou

Fort de ses bons et loyaux services, après l’indépendance du Pérou le 28 juillet 1821, il demanda à pouvoir rentrer en Argentine, mais José de San Martin, le libérateur du Pérou, lui refusa ce privilège, lui demandant de rester sur place quelque mois encore. Des querelles entre « libertadores » amenèrent à la création d’une marine péruvienne ; Bouchard y reçut le commandement d’un navire (la frégate La Prueba) avant d’être nommé à la tête de cette même flotte du Pérou (après la mort de l’amiral Guise). Il accepta le poste en 1828, mais au bout d’un an, il demanda à se retirer dans l’hacienda qui lui avait été offerte, près de la ville de Palta (La Buena Suerte, produisant du sucre de canne à San Javier y San José de Nazca).

En 1830, il prenait sa retraite définitive, mais sa dureté, son inflexibilité, sa sévérité, sa cruauté même s’exercèrent alors sans limite sur sa domesticité et ses employés.

Ceux-ci le supportèrent autant qu’ils le purent pendant quelques années mais le 4 janvier 1837, il fut poignardé à mort par un de ses domestiques et esclaves qui ne supporta pas une nouvelle crise de violence hystérique de la part de son irascible maître.

Bouchard allait voir 57 ans onze jours plus tard. En France, Hippolyte Bouchard est retombé dans un relatif anonymat tandis qu’en Argentine, il fait figure de héros national, son nom ayant été donné à des rues, des bateaux, des édifices…

A lire

« El Capitan Bouchard, Corsaire de la liberté », d'Hubert Jacquey et Georges Fleury, aux éditions Glénat, 376 p.

« Hippolyte Bouchard, corsaire (1780-1837) » par Claude-Alain Saby

« La croisière de l’Argentine 1817-1819 » de Bartolomé Mitre

« Corsarios Argentina » de Miguel Angel de Marco

La Argentina, le trois mâts avec lequel Bouchard réalisa la première circumnavigation de l’histoire de l’Argentine.
La Argentina, le trois mâts avec lequel Bouchard réalisa la première circumnavigation de l’histoire de l’Argentine.

Kamehameha I accepta de négocier avec Bouchard et signa même le premier traité de paix, de commerce et d’amitié reconnaissant la souveraineté de l’Argentine, fraîchement indépendante de l’Espagne.
Kamehameha I accepta de négocier avec Bouchard et signa même le premier traité de paix, de commerce et d’amitié reconnaissant la souveraineté de l’Argentine, fraîchement indépendante de l’Espagne.

Le tour du monde de Bouchard, au cours duquel il se montra sanguinaire, notamment sur les côtes californiennes et en Méso-Amérique.
Le tour du monde de Bouchard, au cours duquel il se montra sanguinaire, notamment sur les côtes californiennes et en Méso-Amérique.

A Bormes-les-Mimosas, une stèle rappelle l’enfant du pays, modeste pêcheur dans sa jeunesse, devenu héros national en Argentine et au Pérou. On commémore son souvenir chaque 9 juillet.
A Bormes-les-Mimosas, une stèle rappelle l’enfant du pays, modeste pêcheur dans sa jeunesse, devenu héros national en Argentine et au Pérou. On commémore son souvenir chaque 9 juillet.

José de San Martin, père de l’indépendance du Pérou, enrôla Bouchard dans sa guerre d’indépendance et en fit le patron de la jeune marine péruvienne.
José de San Martin, père de l’indépendance du Pérou, enrôla Bouchard dans sa guerre d’indépendance et en fit le patron de la jeune marine péruvienne.

Preuve de son statut de héros national, la poste argentine a célébré Bouchard tout autant que son navire.
Preuve de son statut de héros national, la poste argentine a célébré Bouchard tout autant que son navire.

Preuve de son statut de héros national, la poste argentine a célébré Bouchard tout autant que son navire.
Preuve de son statut de héros national, la poste argentine a célébré Bouchard tout autant que son navire.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 18 Avril 2019 à 10:35 | Lu 3001 fois