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“Autonomie et souveraineté sont dépassées”


Tahiti, le 2 novembre 2022 - Jean-Marc Regnault publie Ne vous laissez pas submerger par le monde qui vient. Cet article d'une quarantaine de pages, qui paraîtra le 10 novembre, appelle les hommes politiques comme les citoyens d'Océanie à “une prise de conscience indispensable” sur les dangers auxquels vont être confrontés les populations du Pacifique en général et la Polynésie française en particulier. Pour l'historien, reconverti en lanceur d'alerte, il est urgent de changer de paradigme politique et de prendre des décisions radicales pour évoluer vers une plus grande justice sociale. Au cours d'un entretien, il revient pour Tahiti Infos sur les grandes lignes de cet appel.
 
Dans votre article, vous parlez d'une “triple peine” qui menace les populations du Pacifique. Pouvez-vous nous en détailler les mécanismes ?
 
“Les pays du Pacifique vont être, à court terme, confrontés à une triple peine : victimes des effets du changement climatique, victimes des hausses de prix qu'il engendre et victimes des restrictions qui seront mises en place pour y faire face. Dans les îles du Pacifique, nous subissons déjà le changement climatique et cela va s'empirer exponentiellement. Nous sommes menacés par la montée des eaux, l'acidification de l'océan, l'intensification des tempêtes, et nous sommes aussi confrontés à une hausse vertigineuse des coûts d'importation qui ne va qu'accélérer. Comment pourra-t-on concilier, dans les années qui viennent, la volonté de sobriété énergétique, de réduction de l'empreinte carbone, avec les transports aériens qui sont extrêmement polluants ? Nous risquons donc d'être aussi victimes des politiques que les gouvernements des pays plus riches finiront inévitablement par mettre en place. Et plus ils tardent à le faire, plus ces mesures seront fortes. Or, ces politiques ne seront pas réfléchies à l'échelle des plus petits États insulaires du Pacifique qui sont entièrement dépendants de l'avion et du bateau. Des restrictions sur les voyages à longue distance viendraient s'ajouter à une augmentation astronomique des prix du kérosène. Le tourisme va en être clairement affecté. L'embellie que nous connaissons depuis quelques mois pourra-t-elle se maintenir au-delà d'un effet rattrapage du Covid ? Quelles solutions nos dirigeants envisagent-ils pour éviter cette triple peine ? Ces problèmes viennent s'ajouter à ceux qui provoquent des hausses des prix, des pénuries, sans parler des enjeux géostratégiques qui sont devenus considérables.”
 
La politique internationale est marquée par l'invasion de l'Ukraine par la Russie, mais aussi par le regain de tensions autour de Taïwan et en Corée. La région Pacifique semble, elle, être un enjeu important de la rivalité sino-américaine montante. Quel impact cela va avoir, selon vous, sur les pays du Pacifique et plus particulièrement sur la Polynésie française ?
 
“Il est évident qu'un pays, qu'il soit autonome ou indépendant sur le plan institutionnel, a ses capacités de décision désormais dictées par une des grandes puissances mondiales. Aux Salomon, par exemple, dès qu'ils ont passé leur accord avec la Chine et rompu leurs relations avec Taïwan, les autres grandes puissances – les États-Unis, l'Australie – sont intervenues pour leur rappeler leurs alliances et les traités qu'ils doivent respecter. On voit que la souveraineté des Salomon est directement limitée par les grandes puissances. La Chine a sans doute réussi une opération en s'appuyant sur la corruption des élites locales. Elle a acheté le ralliement d'un pays souverain à sa propre cause. Or, cette corruptibilité existe dans tous les États insulaires du Pacifique, même ici en Polynésie, on voit les lobbyistes qui s'agitent. Mais que ce soient les États-Unis, la France, l'Australie ou la Chine, les grandes puissances ont un poids majeur sur les décisions des pays du Pacifique. On doit changer de perspective. Il est vrai que si la Polynésie était indépendante, elle aurait une voix à l'ONU, comme la France ou la Chine. Mais à la table des négociations, la Polynésie ne serait pas du tout en position d'égalité face aux grandes puissances. Il n'y a malheureusement pas de souveraineté réellement possible dans cette configuration. C'est vrai aussi pour l'autonomie. S'imaginer qu'on peut encore choisir entre les États-Unis et la Chine, c'est une utopie. Les indépendantistes polynésiens disent : ‘On voit bien que l'autonomie n'est plus possible puisque tout se décide à Paris’. On pourrait dire la même chose des États indépendants : tout se décide à Washington, à Pékin...”
 
Vous dites, dans votre texte, que, dans le Pacifique, la Chine abandonne le soft-power pour passer à un hard-power. Face à cette montée en puissance, aux menaces que cela fait peser sur la démocratie et les libertés individuelles, il serait donc pour vous préférable pour la Polynésie de rester dans la sphère d'influence française ?
 
“Les prêts chinois finiront par peser sur les États indépendants. Pour dépasser les endettements, il faudra passer par des accords plus approfondis avec la Chine, avec installation d'infrastructures militaires, par exemple. Ce qui empiétera encore plus sur les libertés et la souveraineté de ces pays. Il y a des choix qui doivent être faits. Une dépendance à la Chine représenterait une plus grande perte de liberté qu'avec la France, les États-Unis ou l'Australie, il faut en être conscient. Quand j'entends l’Église protestante ma'ohi dire que ‘le temps de la servitude est fini’, je me dis que ces gens-là ne regardent pas la télévision. Qu'ils regardent ce qu'il se passe en Chine, en Iran, en Russie... Où est la liberté de mouvement, d'idées, d'expression dans ces pays-là ? Je ne dis pas qu'il faut renoncer aux idées de souveraineté, mais il faut être conscient des facteurs limitants et des difficultés à affronter. On ne peut plus utiliser les mots et les idées d'autrefois. Ces mots d'autonomie et de souveraineté sont dépassés par les enjeux stratégiques et politiques du monde actuel. Il y a quelques années, on pouvait parler de la possibilité de “choisir ses interdépendances’ comme le disait Jean-Marie Tjibaou. Aujourd'hui, cela paraît dépassé.”
 
Vous appelez donc à une forme d'union sacrée politique, un abandon de la traditionnelle opposition souveraineté-autonomie ?
 
“La mise en avant de l'autonomie ou de la souveraineté comme seule ligne politique est en décalage total avec le monde tel qu'il devient. Le vrai problème, pour la Nouvelle-Calédonie comme pour la Polynésie, c'est de savoir comment s'adapter et faire face aux changements du monde. Cela exige un effort idéologique sur le plan politique. Même en France ou en Allemagne d'ailleurs, on voit à quel point les démocraties sont attaquées, fragilisées de tous les côtés. Les querelles internes ne font qu'affaiblir les pays. Dans sa profession de foi pour les législatives, le parti indépendantiste kanak disait : ‘Nous porterons la voix des travailleurs et des travailleuses exploités, la voix des chômeurs et des victimes de l'inflation importée’. C'est extraordinairement lucide, cette inflation est liée à la conjoncture mondiale. Le gouvernement n'est pas responsable de la hausse des prix. La seule responsabilité du gouvernement face à l'inflation, c'est d'en atténuer les effets. L'enjeu qui me paraît primordial aujourd'hui est celui des inégalités sociales. Ces inégalités, contrairement à l'inflation, sont du ressort du Pays depuis l'autonomie. À part à les considérer sur un angle historique assez lointain, elles ne sont pas la faute de la France. Ça fait 50 ans qu'on parle de réduire les inégalités sociales en Polynésie. J'attends toujours que les partis politiques polynésiens se mettent d'accord sur les moyens de le faire.”
 
Vous mettez en avant le fait que les écarts entre les revenus les plus riches et les plus pauvres sont de deux à trois fois plus forts en Polynésie qu'en France, pour prendre un point de comparaison. Vous appelez donc à une répartition des richesses plus juste ?
 
“Oui. Et cela passe sans doute par une réforme fiscale plus intense et plus juste. Mitterrand avait dit en 1991 qu'il faudra obligatoirement passer par la mise en place d'un impôt sur le revenu en Polynésie. Ici, la classe politique n'y a pas répondu. En Polynésie, on a préféré inverser la phrase de Rocard en disant : ‘celui qui contrôle, paie’, en quelque sorte. On n'a pas fait d'effort pour lutter contre les inégalités. On a érigé l'égoïsme comme valeur politique. L'autre principe fiscal repose sur la taxation de la consommation, mais cela ne peut pas produire des richesses à redistribuer. Au contraire, cela pèse encore plus sur les plus pauvres et creuse les inégalités. Il faut envisager d'autres mécanismes.”
 
Vous appelez également la France à “ne pas oublier les Océaniens et à ne pas décider l'indo-pacifique à Paris”. Qu'est-ce que cela signifie selon vous ?
 
“Il faut que les Océaniens fassent entendre leurs voix, leurs vœux, pour ne pas se voir totalement imposer des décisions prises ailleurs, mais du coup, il faut les écouter, sinon ils se tourneront vers d'autres interlocuteurs. Il y a, en France, une vision assez jacobine des choses. La politique étrangère étant de la seule compétence de l'État. Mais les territoires du Pacifique ne sont pas la Bretagne ou l'Alsace. Dans mon article, j'explique que si la France a besoin de l'Indo-Pacifique pour assurer sa puissance et peser géopolitiquement, il faut que les territoires sur lesquels elle s'appuie soient réceptifs à sa politique. Je crois que les accords à venir entre la France et les territoires du Pacifique ne peuvent plus se faire de manière unilatérale, avec la France en position dominante. L'avenir de la France dans cette région passe par une association plus équilibrée, quitte à modifier les statuts de ces pays. En Nouvelle-Calédonie, un nouveau statut est en cours d'élaboration pour définir l'après-accords de Nouméa. En Polynésie, j'ai été un peu frappé d'entendre le nouveau haut-commissaire dire que les discussions statutaires n'étaient pas à l'ordre du jour. Je pense que c'est une erreur. C'est une discussion qui doit toujours avoir lieu, ne serait-ce que pour apporter une satisfaction politique aux Polynésiens.”
 
Est-ce que vous pensez que la Polynésie pourra faire face à ces difficultés ?
 
“Je suis toujours optimiste sur la capacité des hommes à régler leurs problèmes. Un peuple qui se définit comme chrétien doit être capable de voir l'aspect primordial que revêt la lutte contre l'injustice sociale. Le plus tôt on s'en rendra compte, le mieux ce sera si on veut éviter des conflits internes qui pourraient être graves. J'étais à Tahiti en 1987 et en 1995, avec les émeutes, et j'aimerais bien ne pas revoir ça. L'injustice sociale risque de pousser les gens vers des régimes autoritaires. On reconnaît la liberté au silence qu'elle laisse en partant.”
 

Rédigé par Antoine Launey le Mercredi 2 Novembre 2022 à 19:49 | Lu 5203 fois