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1942 : Quand les Japonais convoitaient le fenua


Papeete en 1942. (Fonds Haley Sources Bobcats, les Américains à Bora Bora, Jean-Christophe Shigetomi).
Papeete en 1942. (Fonds Haley Sources Bobcats, les Américains à Bora Bora, Jean-Christophe Shigetomi).
Tahiti, le 1er décembre 2022 - Bruno Algan, membre de la Société des études océaniennes, propose aux lecteurs de Tahiti Infos un pan méconnu de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Un article à paraître dans le Bulletin de la SEO détaille les ambitions nippones sur le fenua pendant la bataille du Pacifique. Les recherches de la SEO expliquent les efforts des services de renseignement de Tokyo à partir de 1937 pour obtenir des informations sur les archipels et pays du Pacifique-Sud qui devront tomber un jour sous la tutelle du Japon. Ils décrivent ensuite les projets élaborés par l’Armée japonaise à partir de décembre 1941 pour gouverner les territoires à conquérir dans le Pacifique-Sud, après la victoire attendue à Midway et l’occupation des Iles Hawaii. Mais le sort des armes en a voulu autrement, et ces projets ont été heureusement abandonnés après la cuisante défaite japonaise à Midway en juin 1942. Ce qui a permis à Tahiti et à la Nouvelle Calédonie d’échapper au sort cruel subi par l’Indochine française sous la tutelle du Japon entre 1940 et 1945.
 
Bien avant son entrée en guerre en décembre 1941, le Japon convoite déjà l'ensemble du Pacifique. Les territoires français ne font bien sûr pas exception.  Le service de renseignement naval japonais a été créé par le ministère de la Marine du Japon en 1896, au sein de l’état-major général. Ce dernier comporte quatre divisions : opérations, armements et approvisionnements, communication et intelligence.
La division de l’intelligence s’occupe de l’espionnage et du renseignement humain dans quatre régions géographiques, attachées à une section spécifique. La section 5 est responsable de l’espionnage militaire aux États-Unis et en Amérique latine. Elle a été créée dès 1915 pour surveiller les mouvements de la flotte de guerre américaine, aussi bien sur le continent que dans les colonies des Philippines, de Guam et d’Hawaii. La section 6 est en charge de la Chine. La section 7 suit la situation militaire et politique en Europe et en Union Soviétique. Enfin, la section 8 collecte les renseignements sur deux blocs géopolitiques. Le premier bloc inclut la Grande Bretagne, les pays du Commonwealth (Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud…) ainsi que les colonies britanniques en Asie du Sud-est, telles la Birmanie, Hong-Kong, Singapour et autres. Le second bloc comporte les autres colonies européennes en Asie (Indochine française ; Indes néerlandaises) et dans le Pacifique-Sud (Nouvelle-Calédonie et EFO avec Tahiti) (1)
 
Les informations sont collectées à l’étranger par de multiples sources. Soit par le réseau d’attachés navals dans les ambassades, soit par des diplomates dans les consulats (le Japon a un consulat à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie), soit par les navires militaires de surface ou par des sous-marins, soit par des navires marchands du Japon faisant escale dans des ports étrangers, ou encore par des expatriés recrutés dans les firmes commerciales japonaises installées dans les différents pays. Dans les pays contrôlés par le Japon, l’Intelligence navale utilise des officiers de marine installés dans les principaux ports avec pignon sur rue.
 
Une des deux activités de la Section 8 de l’Intelligence navale consiste donc à étudier la situation de toutes les colonies européennes en Asie du Sud-est et dans le Pacifique Sud, qui devront un jour tomber dans l’orbite japonaise. Dans ce but, elle s’efforce de recenser toutes les ressources naturelles et d’établir des cartes détaillées de ces différentes régions, dont naturellement les colonies françaises de l’Indochine, de Nouvelle-Calédonie et des Établissements Français d’Océanie. Elle recherche les zones qui pourraient servir d’escales ou de bases pour la Marine japonaise au cours de son expansion future dans ces régions. La visite en 1937 d’un bâtiment de guerre de la Marine impériale dans les archipels du Pacifique-Sud, dont les îles de la Société avec Tahiti, a sans doute permis à l’Intelligence navale de préciser les cartes nautiques de ces régions. Lors de son escale à Papeete au mois de juillet 37, les marins du Nippon Maru prennent les mesures des quais, de la hauteur d’eau dans le port et dans la passe, ainsi que des installations d’approvisionnement en mazout, au vu et au su des passants. Ils prennent également de nombreuses photos. Les cargos japonais en attente de chargement de phosphates dans l’île voisine de Makatea, font aussi parfois escale à Tahiti. Leurs commandants ont des échanges avec certains résidents japonais sur l‘île. (2)
Depuis 1937, le Japon prépare son expansion dans ces territoires, riches en ressources naturelles. En Nouvelle-Calédonie, plusieurs sociétés japonaises se sont installées pour exploiter des mines de fer et de nickel, dont les sociétés Le Fer installée à Goro et la Société Minière de l’Océanie. Avec la montée des tensions internationales, ces sociétés sont soupçonnées d’être des “faux nez” de l’ambition territoriale du Japon dans la colonie. Par ailleurs, plus d’un millier de travailleurs japonais sont installée sur le territoire. Au lendemain de Pearl Harbor, et par crainte d’espionnage, les biens des sociétés minières sont saisis et tous les hommes de 18 à 50 ans sont arrêtés et déportés vers l’Australie où ils seront internés. Les membres du consulat du Japon sont expulsés vers Sydney, avant d’être rapatriés dans leur pays, après un échange avec des diplomates occidentaux.

Ouvriers du phosphate à Makatea. (Fonds Maeva Colombani, source Les Tahitiens dans les guerres d'Indochine et de Corée, J.-Ch. Shigetomi.
Ouvriers du phosphate à Makatea. (Fonds Maeva Colombani, source Les Tahitiens dans les guerres d'Indochine et de Corée, J.-Ch. Shigetomi.
Dans les Établissements Français d’Océanie, 250 travailleurs japonais avaient été recrutés en 1911 par la Compagnie française des phosphates d’Océanie, pour l’exploitation des minerais sur l’île de Makatea. Il n’en reste qu’une dizaine en décembre 1941, qui sont arrêtés et déplacés sur l’Ile de Tahiti, où ils seront en résidence plus ou mois surveillée pour la durée de la guerre. Le Japon est à l’époque le principal pays importateur de ces phosphates, pour plus de la moitié de la production, mais les exportations vers ce pays sont immédiatement interdites.
Toutefois, en dépit des soupçons des autorités locales de Nouméa et Papeete, aucune preuve d’espionnage n’a été démontrée au sein des communautés japonaises installées dans les territoires français du Pacifique.
 
En Indochine française, le Japon a dés 1940 imposé sa présence militaire et son emprise économique. Un traité du 29 août prévoit d’intégrer la colonie française dans la sphère économique japonaise, ce qui permettra à Tokyo de s’approprier la plupart des ressources naturelles, telles le caoutchouc et le riz. Un second traité paraphé le 22 septembre autorise le passage et le stationnement de troupes japonaises au Tonkin et en Annam. Puis en juillet 1941, le Japon impose le stationnement de ses troupes dans toute l’Indochine, et notamment à Saigon.(3)

Le bombardement de Pearl Harbour à Honolulu en décembre 1941.
Le bombardement de Pearl Harbour à Honolulu en décembre 1941.
Les projets d’occupation élaborés par l’armée japonaise
 
De son côté, le ministère de l’Armée prépare en décembre 1941, dans l’euphorie suivant la victoire japonaise de Pearl Harbor, son propre projet d’extension territoriale couvrant non seulement l’Asie du Sud-est, mais aussi de nombreux territoires insulaires dans l’Océan Pacifique. Bien évidemment, la réalisation de ce projet nécessite auparavant la conquête de Midway et l’occupation subséquente des îles Hawaii. L’état-major de l’Armée a donné l’ordre à trois divisions d’infanterie de se préparer à débarquer et à occuper Hawaii. Connu sous le nom de Land Disposal Plan, ce projet a été conçu avec le consentement du Premier ministre Tojo. L’objectif du Japon durant la guerre du Pacifique, dénommée Greater East Asia War dans ce pays, n’est pas d’annexer immédiatement et simultanément toutes les colonies des pays européens vaincus par l’Allemagne nazie, mais de les conquérir progressivement au cours de 1942 et des années suivantes. Si l’objectif stratégique du Japon est clairement affiché par le Land Disposal Plan, les plans opérationnels restent inconnus, car ils ont été sans doute détruits par les militaires japonais à la fin de la guerre. (4)
 
 Le document envisage ainsi la conquête des Samoa et des Tonga, ainsi que de tous les archipels constituant les Établissements Français de l’Océanie : îles de la Société avec Tahiti, les Marquises, les Tuamotu et les Australes. Selon le Land Disposal Plan, tous ces archipels du monde polynésien seraient regroupés, avec Hawaii, dans un Gouvernement général du Pacifique de l’Est. De leur côté, les territoires de Mélanésie, incluant la Nouvelle-Guinée, les Salomon, les Fidji, les Nouvelles Hébrides et la Nouvelle-Calédonie, seraient regroupées au sein d’un Gouvernement général du Pacifique Sud. Ces “gouvernements” régionaux seraient régis par les autorités militaires japonaises.
 
Pour les militaires nippons, le ralliement des territoires français du Pacifique au général De Gaulle dès septembre 1940 justifie les projets de conquête du Japon, puisque la France Libre est l’alliée de la Grande Bretagne depuis juin 1940, et désormais des États-Unis à partir de décembre 1941. Ils peuvent donc être considérés comme des territoires ennemis.
 
En Nouvelle-Calédonie, un mois avant le ralliement à la France Libre, le Japon avait signé en août 1940 avec le gouvernement de Vichy un accord prévoyant l’envoi de plusieurs milliers de travailleurs japonais pour y travailler dans les mines de nickel, dont la production lui serait réservée. En janvier 1942, la Marine japonaise réfléchit à une offensive contre la Nouvelle-Calédonie, avec la complicité de l’amiral Decoux, gouverneur de l’Indochine ralliée au gouvernement de Pétain. Decoux prévoit de reprendre le contrôle de ce territoire, en collaboration avec les forces aéronavales japonaises. Dans cette perspective, il propose à Vichy de constituer une Division d’Infanterie de marine, embarquée sur un navire français, avec la couverture de l’aviation japonaise. Decoux précise, dans un message du 3 février 1942, “nous ne pouvons espérer y envoyer et maintenir nos seules forces avant qu’une couverture aérienne protège les communications et qu’un appui indirect ne leur soit assuré par les forces japonaises”. Il n’y renonce que par ce que les forces aéronavales du Japon sont encore trop éloignées de la Nouvelle-Calédonie. (5)
 
Dans les Établissements Français d’Océanie, les gouverneurs successifs expriment à plusieurs reprises leur préoccupation concernant l’éventuelle convoitise du Japon pour les phosphates de Makatea, qui font craindre des projets d’occupation militaire de toute la colonie. Cette crainte est justifiée a postériori par la présence, fin 1941 et début 1942, de deux navires corsaires japonais dans la zone maritime des E.F.O (les autorités locales n’en savent sans doute rien à l’époque). Deux bateaux américains sont attaqués et coulés par les bâtiments japonais. (2 id.) Mais aucune archive n’indique, contrairement à la Nouvelle-Calédonie, de projet opérationnel de reconquête de Tahiti et des E.F.O par l’amiral Decoux avec l’aide de la Flotte japonaise.

Les canons de Bora Bora. (Source : Bobcats : Lesd Américains à Bora Bora, Jean-Christophe Shigetomi).
Les canons de Bora Bora. (Source : Bobcats : Lesd Américains à Bora Bora, Jean-Christophe Shigetomi).
Anticipation des Américains
 
On ignore si les services de renseignement militaires des États-Unis ont eu vent de ce Land Disposal Plan, qui aurait pu être révélé par les décryptages Magic. En effet, l’Office of Naval Intelligence ONI du ministère américain de la Marine possède treize stations d’écoute sur le continent et dans le bassin Pacifique, dont la station Hypo à Hawaii et la station Cast à Manille. Ces stations interceptent la plupart des messages codés japonais et leurs cryptanalystes ont réussi à casser les codes nippons. C’est grâce à ces interceptions que l’ONI est informé du projet d’attaque contre la base aérienne de Midway par la Flotte japonaise. C’est cette performance de l’Intelligence américaine qui permet à l’US Navy de couler les quatre porte-avions nippons et de gagner la bataille de Midway le 5 juin 1942. L’ONI aurait-il également eu connaissance du projet Decoux de reconquête de la Nouvelle-Calédonie de janvier 1942 ? Aurait-il découvert les ambitions du Land Disposal Plan sur les archipels polynésiens, préparé par l’état-major japonais en décembre 1941 ?
 
Simple coïncidence ou coup de maître de l’Intelligence américaine ? En tous cas, les États-Unis vont anticiper les offensives japonaises dans les deux territoires français du Pacifique et prendre les devants. Autre coïncidence ou coup de génie géopolitique du Général De Gaulle ? En tous cas, le représentant aux États-Unis de la France Libre propose le 24 décembre 1941 au Département d’État d’installer des bases militaires en Nouvelle-Calédonie et à Tahiti. Cette proposition est acceptée officiellement le 8 janvier 1942 par le gouvernement américain.
 
En ce qui concerne les Établissements Français d’Océanie, l’état-major américain approuve aussitôt, ce même 8 janvier et ce n’est sans doute plus une coïncidence, un projet interarmes Marine-Armée de terre pour l’occupation et la défense de Bora Bora, destiné à protéger les lignes de communication entre les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande et permettre le ravitaillement des convois. Le premier navire américain de reconnaissance franchit la passe de Bora Bora le 22 janvier 1942. A partir du 14 février, l’US Navy investit le vaste lagon de l’île avec une flottille de deux croiseurs, deux destroyers et plusieurs bateaux de transport de troupe (près de 4 500 hommes) et de matériels. Bora Bora sera utilisée comme une base d’hydravions de surveillances et comme dépôt de carburants. Une convention est signée le 28 février entre le commandant de la flottille américaine, le contre-amiral Shafroth, et Georges Orselli le gouverneur des Établissements Français d’Océanie. Cette convention, reconnait la pleine souveraineté de la France Libre sur l’île et la cession de toutes ses installations à la France à la fin de la guerre et le départ des militaires américains.

Vue de Bora Bora en 1942. (Source : Bobcats : Les Américains à Bora Bora, Jean-Christophe Shigetomi).
Vue de Bora Bora en 1942. (Source : Bobcats : Les Américains à Bora Bora, Jean-Christophe Shigetomi).
Les Américains sont arrivés à temps ! Comme le révèle le récent ouvrage de JC Shigetomi, Bobcats, l’officier de renseignement Ervan Kushner, en poste à Bora Bora de février 42 à février 43, raconte qu’un sous-marin japonais a été localisé au large de Maupiti en avril 1942, et qu’un petit hydravion d’observation a été détecté un mois plus tard (6). Durant la Guerre du Pacifique, la marine impériale japonaise disposait d’une importante flotte se sous-marins (près de 170), dont certaines grosses unités avec des hydravions embarqués qui décollaient à l’aide d’une catapulte. On peut raisonnablement supposer que le Japon, informé ou non de l’arrivée des Américains à Bora Bora, s’intéressait toujours à cette époque à l’archipel des îles Sous-le-Vent.
 
 Concernant la Nouvelle-Calédonie, les États-Unis craignent que le Japon n’utilise ce territoire comme avant-poste pour attaquer l’Australie, et qu’il se saisisse de ses ressources minières. Situé à égales distances de la Nouvelle Zélande, de l’Australie et des îles Salomon, le territoire français est choisi début 1942 comme base centrale de la zone militaire du Pacifique-Sud. Par ailleurs, le Caillou possède, avec Nouméa, un vaste port bien abrité pour accueillir les porte-avions et autres navires de l’US Navy. L’Armée américaine débarque donc le 12 mars 1942 avec 17 000 hommes, sous le commandement du général Alexander Patch. Ce dernier signe une convention avec le gouverneur nommé par la France Libre, l’amiral Thierry d’Argenlieu. Nouméa devient le quartier général pour les opérations dans le Pacifique. Jusqu’en 1945, le territoire servira de base arrière des forces américaines, ainsi que pour les offensives de la mer de Corail et de Guadalcanal.
 
En conclusion, ces différentes lectures confirment que malgré leur éloignement et leur isolement au fin fond du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, et la future Polynésie française ont représenté un objectif stratégique évident pour le Japon en 1941 et 1942, avant que les États-Unis ne réagissent rapidement. Le destin de ces deux territoires français a été tranché par la victoire américaine à Midway le 5 juin 1942, permettant à Papeete et Nouméa d’échapper à une possible tutelle japonaise durant la Seconde Guerre mondiale.

Références bibliographiques et numériques

 
  1. NAISHO. Enquête au cœur des services secrets japonais. Roger Faligot. Éditions La Découverte 1997
  2. BOBCATS. Les Américains à Bora Bora. Jean Christophe Shigetomi. Éditions Ura 2022
  3. Vichy sous les tropiques. Eric Jennings. Grasset 2004
  4. Hawaii under the rising sun. Japan’s plan for conquest after Pearl Harbor. John Stephan. University Of Hawaii Press 1984.
  5. Wikipedia. Article Sur L’amiral Decoux.
  6. Bogged down in Bora Bora. Ervan F.Kushner. Ef Kushner Books 1984

Rédigé par Bruno Algan le Jeudi 1 Décembre 2022 à 19:29 | Lu 3088 fois