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1906 : Tahiti à vendre ?


L’un des rares portraits de Paul Hautefeuille au début de sa carrière dans la marine française.
L’un des rares portraits de Paul Hautefeuille au début de sa carrière dans la marine française.
Tahiti, le 16 avril 2020 - En 1906, une question était sur toutes les lèvres, à Tahiti, à Paris mais également dans bien d’autres capitales : fallait-il vendre Tahiti et ses îles, colonie coûtant plus qu’elle ne rapportait, et s’il fallait la vendre, quel prix fallait-il en demander ? Un autre territoire en échange ou une belle somme d’argent ? Marc Gilbert Paul de Hautefeuille, fort heureusement, plaida avec conviction pour que nos îles ne soient pas bradées...
En 1906, la situation des Etablissements français de l’Océanie, l’actuelle Polynésie française, n’est pas brillante : un cyclone dévastateur et meurtrier (les 7 et 8 février) a considérablement détruit les infrastructures du territoire ; de même, ses ressources (coprah notamment) ont énormément souffert, déjà mises en péril par le cyclone du 15 janvier 1903.
Pour beaucoup, ces catastrophes sont arrivées à point nommé et doivent permettre de se débarrasser à bon compte de cette colonie qui coûte cher à la France. Le gouverneur d’alors, Philippe-Emile Jullien, déplore que partout dans la presse, en métropole comme ailleurs, il ne soit plus que question de la vente de Tahiti aux Américains pour la somme de vingt millions. Jullien ne décolère pas : “cela équivaudrait à l’abandonnement” (sic). 
 
“La somme dérisoire de vingt millions” 
 
A l’époque, un socialo-anarchiste dirions-nous aujourd’hui, Eugène Brunschwig, tempêtant à longueur d’articles dans son journal “Le Libéral” contre les autorités françaises, rejoint l’avis du gouverneur et se fend d’un long éditorial s’opposant à la possibilité de vendre Tahiti aux Etats-Unis “pour la somme dérisoire de vingt millions”, précise-t-il. 
Or il n’est pas faux d’affirmer qu’en France, ce ne sont pas les partisans de la vente qui manquent, beaucoup d’hommes politiques ne souhaitant qu’une seule chose, se débarrasser des EFO. Une idée fait florès alors : la Nouvelle-Calédonie doit être gardée pour sa richesse en nickel et les Anglo-Saxons devraient, en échange de Tahiti, laisser à la France les Nouvelles-Hébrides (actuel Vanuatu) qui serviraient de grenier aux Calédoniens compte tenu des surfaces cultivables et du climat. Brunswchwig ne se voile pas la face et s’interroge sur les EFO : il cite un article de La Dépêche Coloniale dans lequel on argumente sur le sort de ces territoires : ont-ils “des spécialités à l’aide desquelles ils pourraient vivre d’une vie propre ? C’est douteux”. Quant à la situation stratégique ou purement géographique, Hawaii et les îles Fidji sont autrement plus pratiques pour les liaisons trans Pacifique, le premier archipel étant américain et le second (alors) britannique. Et ce n’est pas le percement envisagé du l’isthme de Panama qui changera la donne puisque de toutes les façons, seuls trois bateaux au départ de Bordeaux, des voiliers (le Colbert, le Président Thiers et le France Chérie) desservent annuellement le port de Papeete.
Pour Brunschwig, pas de doute, à travers les opinions diffusées par La Dépêche Coloniale, “c’est bien là préconiser ouvertement, sinon la vente de Tahiti à l’Amérique, du moins l’échange de cette colonie contre les droits que prétend l’Angleterre sur les Nouvelles-Hébrides (...) Nous demandons à nouveau s’il serait bien honnête pour la France de vendre, à beaux deniers comptants, un peuple qui s’est librement et gratuitement donné à nous pour avoir l’honneur de devenir Français”. Et de pousser l’analyse plus loin en s’interrogeant sur le droit que Paris aurait de vendre Tahiti plutôt que de “lui restituer son indépendance et l’arbitrage de ses destinées”.
 
“L’île sera vendue à l’Angleterre” 
 
Evidemment les colons installés à Tahiti ne peuvent, eux aussi, que s’indigner à l’idée d’un abandon de la France et pire d’une vente des EFO en échange soit d’argent soit des Nouvelles-Hébrides. 
Or, le consul américain à Papeete, Dorence Atwater, jugeant propice de battre le fer pendant qu’il est chaud, n’hésite pas à en rajouter une couche : bien installé à Tahiti (il a épousé en 1875 Moetia Salmon), il déclare à San Francisco où il est en voyage d’affaires en septembre 1906 que (nous citons le San Francisco Chronicle) “la France est sur le point d’abandonner Tahiti (...) l’île sera vendue à l’Angleterre.”
Même son de cloche à travers des courriers reçus à la même époque à San Francisco ; les colons de Tahiti sont persuadés que la France ne vendra pas les EFO aux Américains contre des dollars, mais bien aux Anglais qui avaient quasiment mis la main sur Tahiti dans le passé et qui ont singulièrement amplifié les échanges entre le territoire encore français et la proche Nouvelle-Zélande.
Si, on l’a vu, l’émoi est vif au niveau des colons français, il l’est moins au niveau des chefs tahitiens, certains d’entre eux, comme Tati Salmon étant ouvertement pro-Anglais, ayant eux-mêmes du sang anglais coulant dans leurs veines quand ils n’avaient pas été éduqués en Grande-Bretagne.
Artwater chargea encore la balance en précisant que les troupes françaises avaient déjà quitté les EFO et que tous les préparatifs de départ de l’administration française étaient achevés ; ce n’était plus une question qui devait se décider, c’était une simple question de date, le départ étant imminent. Bref, l’affaire était entendue ; restait à savoir ce que les Britanniques feraient de ce nouveau bijou dans leur vaste corbeille coloniale et s’il s’agissait bien d’un bijou, compte tenu du faible intérêt de ce territoire...
 
Comme la Louisiane et le Canada ?
 
Entre les sympathies pro-Britanniques des uns, la campagne du consul Artwater et les difficultés financières que connaît alors la colonie, il y a des raisons d’être pessimistes. Mais face au silence de Paris, un homme va clairement tout faire pour que les EFO restent accrochés à l’empire français : commandant de la division navale de la France dans le Pacifique, Marc Gilbert Paul Hautefeuille, alors capitaine de vaisseau, est en escale à San Francisco sur le Catinat et se montre atterré par les rumeurs qui circulent dans cette ville. Il prend alors sa plume pour alerter le ministère de la Marine. Hautefeuille n’est pas tombé de la dernière pluie ; il sait qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que malheureusement, en métropole, une partie de la classe politique, pour diverses raisons, est prête à abandonner les EFO.
Dans son courrier, histoire de toucher son ministre de tutelle, il commence par affirmer que ce que dit le consul Artwater est vrai ; il “dit de choses exactes et indique une fin honteuse pour nous mais inéluctable si un prompt remède n’y est apporté”. Et d’ajouter : “j’ai entendu des fonctionnaires hauts placés (...) oser me dire : il vaudrait mieux vendre Tahiti’. Des paroles qu’il juge “aussi décourageantes qu’inconsidérées”. Et le marin de rappeler les erreurs passées dont celle de la vente sous la monarchie du Canada et celle de l’immense Louisiane sous l’Empire (Louisiane qui couvrait alors le tiers des Etats-Unis actuels). A ses yeux, les Français, qui ont eu la gloire de proclamer les droits de l’Homme, peuvent-ils oublier les droits des Tahitiens qui ne sont pas de viles marchandises à céder ?
L’argumentaire que développe Hautefeuille est le même que celui de Brunschwig : si l’on doit honteusement admettre que la France n’a pas été à la hauteur des attentes des Polynésiens, il faut leur rendre leur pays et non pas le vendre et les vendre eux avec... “Libre à eux alors de se donner à une autre nation. Mais n’ajoutons pas à la honte de notre banqueroute la honte d’une odieuse action”.
Et le capitaine de demander le retour au protectorat, en quelque sorte une manière d’autonomie avant l’heure qui permettrait aux habitants des EFO, sous la protection de la France, de se prendre eux-mêmes en main.
 
A la merci de cinquante hommes
 
Histoire de plomber un peu plus l’ambiance, face à Papeete désarmée, Hautefeuille fait remarquer à son ministre que très concrètement une cinquantaine d’hommes résolus pourraient se rendre maîtres de Tahiti. Il cite les frères Rorique, de sinistre mémoire, mais fourre aussi dans le même sac Artwater, ramené au rand de vulgaire forban... Que se passerait-il si pendant que le croiseur Catinat se trouvait en Californie et la Zélée en Nouvelle-Calédonie la France avait à faire face à un soulèvement à Raiatea par exemple, où, selon Hautefeuille, les populations “écoutent avidement les propagandistes américains ou zélandais qui, sous le couvert de prédications religieuses sèment la haine contre la domination française” ? Selon le capitaine de vaisseau, Tahiti ne disposant pas de liaison par câble, le temps que Paris soit mis au courant d’un tel soulèvement, une puissance étrangère bien informée et prévenue à l’avance aura eu le temps d’intervenir “au nom de l’humanité et de la liberté des peuples” ; il sera alors trop tard.
 
Les Allemands comme chez eux
 
Si certains politiques parisiens se moquent de Tahiti comme d’une guigne, en revanche, au ministère de la Marine, l’idée de perdre un territoire aussi vaste passe mal. Chance ou malchance, six mois plus tard, le gouverneur des Samoa allemandes, le docteur Schultz, arrive à bord de la canonnière Condor, pour visiter très tranquillement Tahiti et les îles Sous-le-Vent. Objectif officiel, “satisfaire sa curiosité purement scientifique”… En réalité effectuer un état de lieux en cas de troubles et de possible prise de possession par un coup de force.
A Auckland, le consul de France, affolé par cette arrivée des Allemands sur l’échiquier des EFO, tire la sonnette d’alarme auprès du ministre des Affaites étrangères. A la même période, c’est le consul de France à Honolulu qui, lui aussi, en appelle à son ministre face à une presse anglo-saxonne s’occupant de très près, de trop près à son goût, des EFO, de la Calédonie et des Nouvelles-Hébrides. 
Selon lui, la situation économique de la Nouvelle-Calédonie est si mauvaise que les colons français font circuler des pétitions demandant à être rattachés à l’Australie (alors britannique). A Tahiti, c’est pire, puisque l’armée est partie et que la proximité de l’ouverture du canal de Panama fera des EFO un espace stratégique de première importance pour les Américains comme pour les Anglais et même pour les Allemands. 
 
Une offre de 5 millions de dollars
 
Mieux encore, la presse a même annoncé que Washington avait fait une offre de 5 millions de dollars à la France pour lui céder Tahiti. Détail intéressant, le consul de France à Honolulu précise que le prince Salmon s’est rendu de Tahiti à San Francisco pour épouser la reine déchue de Hawaii, Liliuokalani, ce qui aurait en quelque sorte scellé les liens entre les Etats-Unis et Tahiti aux yeux des populations indigènes (fort heureusement, la reine a éconduit son prétendant).
Quant aux Allemands, entre l’Amérique du Sud et leurs possessions aux Samoa, Tahiti serait une très bonne affaire, tout comme la Calédonie et les Nouvelles-Hébrides le seraient par rapport aux possessions du Kaiser en Nouvelle-Guinée et aux Salomon.
Les arguments de Hautefeuille, ceux des consuls de France à Auckland et à Honolulu finissent pas peser de tout leur poids sur les décideurs parisiens jusque-là frileux. Certes, Tahiti ne rapporte rien, certes la colonie coûte de l’argent, mais il est clair que si son utilité est pour l’heure discutable, avec le percement du canal de Panama, vendre un tel ensemble (des Marquises aux Australes) à une autre puissance coloniale équivaudrait à se tirer une balle dans le pied. 
Les deux ministres en poste à Paris, Marine et Affaires étrangères, donnent ordre à tous leurs représentants, à Londres, Berlin, Washington, Sydney, Honolulu et ailleurs d’être très clairs : “non, Tahiti et les Etablissements français de l’Océanie ne sont pas à vendre”. Qu’on se le tienne pour dit !En 1906, une question était sur toutes les lèvres, à Tahiti, à Paris mais également dans bien d’autres capitales : fallait-il vendre Tahiti et ses îles, colonie coûtant plus qu’elle ne rapportait, et s’il fallait la vendre, quel prix fallait-il en demander ? Un autre territoire en échange ou une belle somme d’argent ? Marc Gilbert Paul de Hautefeuille, fort heureusement, plaida avec conviction pour que nos îles ne soient pas bradées...
En 1906, la situation des Etablissements français de l’Océanie, l’actuelle Polynésie française, n’est pas brillante : un cyclone dévastateur et meurtrier (les 7 et 8 février) a considérablement détruit les infrastructures du territoire ; de même, ses ressources (coprah notamment) ont énormément souffert, déjà mises en péril par le cyclone du 15 janvier 1903.
Pour beaucoup, ces catastrophes sont arrivées à point nommé et doivent permettre de se débarrasser à bon compte de cette colonie qui coûte cher à la France. Le gouverneur d’alors, Philippe-Emile Jullien, déplore que partout dans la presse, en métropole comme ailleurs, il ne soit plus que question de la vente de Tahiti aux Américains pour la somme de vingt millions. Jullien ne décolère pas : “cela équivaudrait à l’abandonnement” (sic). 
 
“La somme dérisoire de vingt millions” 
 
A l’époque, un socialo-anarchiste dirions-nous aujourd’hui, Eugène Brunschwig, tempêtant à longueur d’articles dans son journal “Le Libéral” contre les autorités françaises, rejoint l’avis du gouverneur et se fend d’un long éditorial s’opposant à la possibilité de vendre Tahiti aux Etats-Unis “pour la somme dérisoire de vingt millions”, précise-t-il. 
Or il n’est pas faux d’affirmer qu’en France, ce ne sont pas les partisans de la vente qui manquent, beaucoup d’hommes politiques ne souhaitant qu’une seule chose, se débarrasser des EFO. Une idée fait florès alors : la Nouvelle-Calédonie doit être gardée pour sa richesse en nickel et les Anglo-Saxons devraient, en échange de Tahiti, laisser à la France les Nouvelles-Hébrides (actuel Vanuatu) qui serviraient de grenier aux Calédoniens compte tenu des surfaces cultivables et du climat. Brunswchwig ne se voile pas la face et s’interroge sur les EFO : il cite un article de La Dépêche Coloniale dans lequel on argumente sur le sort de ces territoires : ont-ils “des spécialités à l’aide desquelles ils pourraient vivre d’une vie propre ? C’est douteux”. Quant à la situation stratégique ou purement géographique, Hawaii et les îles Fidji sont autrement plus pratiques pour les liaisons trans Pacifique, le premier archipel étant américain et le second (alors) britannique. Et ce n’est pas le percement envisagé du l’isthme de Panama qui changera la donne puisque de toutes les façons, seuls trois bateaux au départ de Bordeaux, des voiliers (le Colbert, le Président Thiers et le France Chérie) desservent annuellement le port de Papeete.
Pour Brunschwig, pas de doute, à travers les opinions diffusées par La Dépêche Coloniale, “c’est bien là préconiser ouvertement, sinon la vente de Tahiti à l’Amérique, du moins l’échange de cette colonie contre les droits que prétend l’Angleterre sur les Nouvelles-Hébrides (...) Nous demandons à nouveau s’il serait bien honnête pour la France de vendre, à beaux deniers comptants, un peuple qui s’est librement et gratuitement donné à nous pour avoir l’honneur de devenir Français”. Et de pousser l’analyse plus loin en s’interrogeant sur le droit que Paris aurait de vendre Tahiti plutôt que de “lui restituer son indépendance et l’arbitrage de ses destinées”.
 
“L’île sera vendue à l’Angleterre” 
 
Evidemment les colons installés à Tahiti ne peuvent, eux aussi, que s’indigner à l’idée d’un abandon de la France et pire d’une vente des EFO en échange soit d’argent soit des Nouvelles-Hébrides. 
Or, le consul américain à Papeete, Dorence Atwater, jugeant propice de battre le fer pendant qu’il est chaud, n’hésite pas à en rajouter une couche : bien installé à Tahiti (il a épousé en 1875 Moetia Salmon), il déclare à San Francisco où il est en voyage d’affaires en septembre 1906 que (nous citons le San Francisco Chronicle) “la France est sur le point d’abandonner Tahiti (...) l’île sera vendue à l’Angleterre.”
Même son de cloche à travers des courriers reçus à la même époque à San Francisco ; les colons de Tahiti sont persuadés que la France ne vendra pas les EFO aux Américains contre des dollars, mais bien aux Anglais qui avaient quasiment mis la main sur Tahiti dans le passé et qui ont singulièrement amplifié les échanges entre le territoire encore français et la proche Nouvelle-Zélande.
Si, on l’a vu, l’émoi est vif au niveau des colons français, il l’est moins au niveau des chefs tahitiens, certains d’entre eux, comme Tati Salmon étant ouvertement pro-Anglais, ayant eux-mêmes du sang anglais coulant dans leurs veines quand ils n’avaient pas été éduqués en Grande-Bretagne.
Artwater chargea encore la balance en précisant que les troupes françaises avaient déjà quitté les EFO et que tous les préparatifs de départ de l’administration française étaient achevés ; ce n’était plus une question qui devait se décider, c’était une simple question de date, le départ étant imminent. Bref, l’affaire était entendue ; restait à savoir ce que les Britanniques feraient de ce nouveau bijou dans leur vaste corbeille coloniale et s’il s’agissait bien d’un bijou, compte tenu du faible intérêt de ce territoire...
 
Comme la Louisiane et le Canada ?
 
Entre les sympathies pro-Britanniques des uns, la campagne du consul Artwater et les difficultés financières que connaît alors la colonie, il y a des raisons d’être pessimistes. Mais face au silence de Paris, un homme va clairement tout faire pour que les EFO restent accrochés à l’empire français : commandant de la division navale de la France dans le Pacifique, Marc Gilbert Paul Hautefeuille, alors capitaine de vaisseau, est en escale à San Francisco sur le Catinat et se montre atterré par les rumeurs qui circulent dans cette ville. Il prend alors sa plume pour alerter le ministère de la Marine. Hautefeuille n’est pas tombé de la dernière pluie ; il sait qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que malheureusement, en métropole, une partie de la classe politique, pour diverses raisons, est prête à abandonner les EFO.
Dans son courrier, histoire de toucher son ministre de tutelle, il commence par affirmer que ce que dit le consul Artwater est vrai ; il “dit de choses exactes et indique une fin honteuse pour nous mais inéluctable si un prompt remède n’y est apporté”. Et d’ajouter : “j’ai entendu des fonctionnaires hauts placés (...) oser me dire : il vaudrait mieux vendre Tahiti’. Des paroles qu’il juge “aussi décourageantes qu’inconsidérées”. Et le marin de rappeler les erreurs passées dont celle de la vente sous la monarchie du Canada et celle de l’immense Louisiane sous l’Empire (Louisiane qui couvrait alors le tiers des Etats-Unis actuels). A ses yeux, les Français, qui ont eu la gloire de proclamer les droits de l’Homme, peuvent-ils oublier les droits des Tahitiens qui ne sont pas de viles marchandises à céder ?
L’argumentaire que développe Hautefeuille est le même que celui de Brunschwig : si l’on doit honteusement admettre que la France n’a pas été à la hauteur des attentes des Polynésiens, il faut leur rendre leur pays et non pas le vendre et les vendre eux avec... “Libre à eux alors de se donner à une autre nation. Mais n’ajoutons pas à la honte de notre banqueroute la honte d’une odieuse action”.
Et le capitaine de demander le retour au protectorat, en quelque sorte une manière d’autonomie avant l’heure qui permettrait aux habitants des EFO, sous la protection de la France, de se prendre eux-mêmes en main.
 
A la merci de cinquante hommes
 
Histoire de plomber un peu plus l’ambiance, face à Papeete désarmée, Hautefeuille fait remarquer à son ministre que très concrètement une cinquantaine d’hommes résolus pourraient se rendre maîtres de Tahiti. Il cite les frères Rorique, de sinistre mémoire, mais fourre aussi dans le même sac Artwater, ramené au rand de vulgaire forban... Que se passerait-il si pendant que le croiseur Catinat se trouvait en Californie et la Zélée en Nouvelle-Calédonie la France avait à faire face à un soulèvement à Raiatea par exemple, où, selon Hautefeuille, les populations “écoutent avidement les propagandistes américains ou zélandais qui, sous le couvert de prédications religieuses sèment la haine contre la domination française” ? Selon le capitaine de vaisseau, Tahiti ne disposant pas de liaison par câble, le temps que Paris soit mis au courant d’un tel soulèvement, une puissance étrangère bien informée et prévenue à l’avance aura eu le temps d’intervenir “au nom de l’humanité et de la liberté des peuples” ; il sera alors trop tard.
 
Les Allemands comme chez eux
 
Si certains politiques parisiens se moquent de Tahiti comme d’une guigne, en revanche, au ministère de la Marine, l’idée de perdre un territoire aussi vaste passe mal. Chance ou malchance, six mois plus tard, le gouverneur des Samoa allemandes, le docteur Schultz, arrive à bord de la canonnière Condor, pour visiter très tranquillement Tahiti et les îles Sous-le-Vent. Objectif officiel, “satisfaire sa curiosité purement scientifique”… En réalité effectuer un état de lieux en cas de troubles et de possible prise de possession par un coup de force.
A Auckland, le consul de France, affolé par cette arrivée des Allemands sur l’échiquier des EFO, tire la sonnette d’alarme auprès du ministre des Affaites étrangères. A la même période, c’est le consul de France à Honolulu qui, lui aussi, en appelle à son ministre face à une presse anglo-saxonne s’occupant de très près, de trop près à son goût, des EFO, de la Calédonie et des Nouvelles-Hébrides. 
Selon lui, la situation économique de la Nouvelle-Calédonie est si mauvaise que les colons français font circuler des pétitions demandant à être rattachés à l’Australie (alors britannique). A Tahiti, c’est pire, puisque l’armée est partie et que la proximité de l’ouverture du canal de Panama fera des EFO un espace stratégique de première importance pour les Américains comme pour les Anglais et même pour les Allemands. 
 
Une offre de 5 millions de dollars
 
Mieux encore, la presse a même annoncé que Washington avait fait une offre de 5 millions de dollars à la France pour lui céder Tahiti. Détail intéressant, le consul de France à Honolulu précise que le prince Salmon s’est rendu de Tahiti à San Francisco pour épouser la reine déchue de Hawaii, Liliuokalani, ce qui aurait en quelque sorte scellé les liens entre les Etats-Unis et Tahiti aux yeux des populations indigènes (fort heureusement, la reine a éconduit son prétendant).
Quant aux Allemands, entre l’Amérique du Sud et leurs possessions aux Samoa, Tahiti serait une très bonne affaire, tout comme la Calédonie et les Nouvelles-Hébrides le seraient par rapport aux possessions du Kaiser en Nouvelle-Guinée et aux Salomon.
Les arguments de Hautefeuille, ceux des consuls de France à Auckland et à Honolulu finissent pas peser de tout leur poids sur les décideurs parisiens jusque-là frileux. Certes, Tahiti ne rapporte rien, certes la colonie coûte de l’argent, mais il est clair que si son utilité est pour l’heure discutable, avec le percement du canal de Panama, vendre un tel ensemble (des Marquises aux Australes) à une autre puissance coloniale équivaudrait à se tirer une balle dans le pied. 
Les deux ministres en poste à Paris, Marine et Affaires étrangères, donnent ordre à tous leurs représentants, à Londres, Berlin, Washington, Sydney, Honolulu et ailleurs d’être très clairs : “non, Tahiti et les Etablissements français de l’Océanie ne sont pas à vendre”. Qu’on se le tienne pour dit !
 

Ce dessin a fait la couverture du magazine L’Illustration après le passage du cyclone en 1906.
Ce dessin a fait la couverture du magazine L’Illustration après le passage du cyclone en 1906.

Dorence Atwater, le consul américain qui vendit peut-être un peu trop vite aux médias américains de l’époque, à San Francisco, les Etablissements français de l’Océanie.
Dorence Atwater, le consul américain qui vendit peut-être un peu trop vite aux médias américains de l’époque, à San Francisco, les Etablissements français de l’Océanie.

Hautefeuille sur toutes les mers

L’actuelle Polynésie française doit donc, quelque part, une fière chandelle au contre-amiral (son grade de fin de carrière) Marc Gilbert Paul Hautefeuille qui sut de manière décisive infléchir la politique de Paris à l’égard de Tahiti.
Ce marin, né le 1er janvier 1852, entra à l’école navale en 1868. Il commença sa carrière d’abord au Gabon puis en Cochinchine en tant que membre du corps expéditionnaire du Tonkin (il y fut fait officier de la Légion d’Honneur le 13 juin 1884). 
Arrivé à Hanoï le 5 novembre 1873, il s’empara de la porte de la citadelle le 20 du même mois et s’illustra dans les combats qui eurent alors lieu dans les provinces autour de Hanoï. 
De la division navale du Tonkin, il passa à celle de l’Atlantique Sud au 1erjanvier 1886 (sur le croiseur Infernet). Il commanda l’Ardent au Sénégal et en Guinée occidentale à dater du 13 décembre 1893. Au 1er janvier 1894, il passa à l’escadre de Méditerranée sur le cuirassé Hoche. Au 1er janvier 1896, il fut nommé attaché naval à Saint-Pétersbourg. Le 1er juillet 1899, il prenait le commandement du contre-torpilleur Lahire au sein de l’escadre du Nord. En 1901, il commanda la défense mobile à Oran avant de devenir commandant par intérim au service de la Marine en Algérie en 1903.
Le 15 février 1905, il prit le commandement du croiseur le Catinat et de la division navale de l’océan Pacifique (il rentrera à Toulon début 1908).
Dans le Pacifique, face au risque de brader Tahiti et les EFO, c’est donc un marin d’expérience, ayant sillonné presque toutes les mers du globe, soldat rompu aux conflits et dans le même temps politicien et diplomate avisé qui prit l’initiative d’avertir Paris que l’abandon des EFO serait une hérésie. Il savait qu’il avait l’oreille du ministre de la Marine et au-delà.
Nommé contre-amiral le 10 juillet 1909, il prit sa retraite trois jours plus tard et s’éteignit à Paris le 29 novembre 1923 à 71 ans.

Merci Schulz !

Le docteur Erich Bernhard Theodor Schultz, gouverneur des Samoa, vint se promener avec son navire de guerre, le Condor, dans les eaux de l’archipel de la Société au nez et à la barbe des autorités françaises.
Le docteur Erich Bernhard Theodor Schultz, gouverneur des Samoa, vint se promener avec son navire de guerre, le Condor, dans les eaux de l’archipel de la Société au nez et à la barbe des autorités françaises.
S’il est un homme dont le culot renforça considérablement les arguments de Hautefeuille, c’est bien le docteur Schultz, ce gouverneur des Samoa qui débarqua un beau matin à Tahiti à bord d’un bateau de guerre allemand, le Condor, pour entamer au nez et à la barbe du gouverneur Jullien et des autorités françaises, une longue tournée dans l’archipel de la Société. 
Non seulement il prit tout son temps, mais c’est un véritable état des lieux que firent les Allemands, mesurant en toute impunité (il n’y avait pas un seul bateau militaire français dans les eaux polynésiennes) les points forts et les points faibles de ces îles. 
C’est d’ailleurs cette présence militaire allemande affichée sans aucune pudeur qui sans doute froissa le plus l’orgueil national des politiciens de Paris. Ils étaient brutalement confrontés à la réalité de leur mollesse, de leur laxisme, de leur lâcheté, de leurs velléités d’abandonner un territoire au profit de ceux qui demeuraient des rivaux, exacerbant leur patriotisme envers Tahiti, cette “île française” et qui, tout d’un coup, devait le rester.

Le SMS Condor, croiseur léger qui sillonna nos eaux ; le navire fut requalifié comme canonnière en 1913.
Le SMS Condor, croiseur léger qui sillonna nos eaux ; le navire fut requalifié comme canonnière en 1913.

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 16 Avril 2020 à 13:37 | Lu 4900 fois