L’archipel hawaiien, si l’on en croit les scientifiques, a été peuplé il y a un peu plus de quinze siècles, sans doute par des navigateurs venus en pirogue double des îles Marquises, voire de l’archipel de la Société. S’il n’y a aucune raison de douter de l’origine polynésienne de ces premiers colonisateurs, en revanche, le développement d’une culture et d’une langue propres à cet archipel montre que ses habitants sont longtemps restés isolés, les contacts entre Polynésiens devant être relativement sporadiques.
Une vente sous condition
Bien entendu, la découverte des Hawaii par James Cook en 1778 (lors de son troisième voyage) fit sortir ce qu’il baptisa les îles Sandwich de leur isolement (en réalité, le navigateur espagnol Alvaro de Saavedra Ceron aurait découvert le premier l’archipel le 28 novembre 1527).
Très vite, les Européens prirent conscience de l’intérêt stratégique de Hawaii, au beau milieu du Pacifique nord et de ses possibilités pour peu que les terres soient mises en valeur.
De 1810 à 1893, la dynastie des Kamehameha régna sur ces îles qui s’américanisèrent de plus en plus, jusqu’à leur annexion unilatérale en 1898 (annexion d’ailleurs sans valeur juridique aujourd’hui). Le principal problème auquel étaient confrontés les Hawaiiens était la dépopulation massive liée à l’introduction de nombreuses maladies contre lesquelles ils n’étaient pas immunisés (la grippe était autrement plus mortelle que la Covid 19 !). C’est pour cette raison qu’en 1863, lorsque Kamehameha V accepta de vendre l’île de Ni’ihau à une Ecossaise, Mrs. Elisabeth Sinclair, il lui fit promettre de prendre soin de la population hawaiienne se trouvant sur l’île, un désir respecté jusqu’à aujourd’hui puisque lorsque l’on parle de Ni’ihau, on évoque immanquablement « l’île kapu »...
Mais avant d’évoquer Ni’ihau aujourd’hui, remontons le temps jusqu’au 26 avril 1800. Nous sommes à Glasgow en Ecosse et avec le printemps arrive un bébé de sexe féminin, Elisabeth McHutchinson. Le père est un prospère commerçant, un riche homme d’affaires dirions-nous aujourd’hui. Le 13 janvier 1823, Elisabeth épousa en grande pompe le capitaine de la Royal Navy Francis W. Sinclair (1797–1846).
Le couple donna naissance à six enfants, trois fils, trois filles ; attiré par les promesses de développement en Nouvelle-Zélande, il s’installa en terre maorie avec toute sa « marmaille » dès 1841 avant de s’implanter durablement à Pigeon Bay, au nord de la vaste presqu’île située au sud de Christchurch.
Très vite, l’affaire familiale prospéra mais malheureusement, le mari d’Elisabeth et son fils aîné, George, trouvèrent la mort en 1846 dans le naufrage du bateau transportant leurs productions et une bonne partie de leur fortune.
Le coup fut très rude, sur le plan moral mais aussi sur le plan financier pour celle que l’on surnommait Eliza, se retrouvant seule avec cinq enfants. Il fallut pourtant faire face et continuer à travailler. Avec courage, avec énergie, sans ménager sa peine... Le clan Sinclair, avec des naissances (les enfants d’Eliza étaient mariés pour certains) s’étoffa au point que se posa le problème du manque de terres pour subvenir aux besoins de tous. Francis, l’un des fils d’Eliza, proposa de quitter la Nouvelle-Zélande pour commencer une nouvelle vie de l’autre côté du Pacifique, en Colombie britannique. De conseils de famille en discussions, le clan Sinclair opta pour la vente de tous ses biens et propriétés kiwies et s’embarqua pour le nord-est du vaste Pacifique.
Déception à Vancouver
Cruelle déception à l’arrivée en juin 1863 sur l’île de Vancouver : avant de penser à planter quoi que ce soit, il fallait abattre des forêts denses ; les Sinclair (Eliza avait déjà 63 ans) avaient des moyens limités, les Indiens n’étaient pas du tout décidés à devenir des bûcherons et des tâcherons et il fallut vite déchanter face à l’ampleur des problèmes sur une terre quasiment vierge. Eliza, dont l’autorité comme chef de famille s’était affermie au fil des ans, proposa alors de repartir au plus vite vers la Californie. La saison ne se prêtait guère à une navigation côtière et grâce à une connaissance, Henry Rhodes, dont le frère était installé aux Hawaii, il fut finalement décidé, à bord du Bessie, le bateau qui les avait amené en Colombie britannique, de faire voile sur Oahu plutôt que vers les côtes californiennes. Un changement de cap qui devait durablement bouleverser le destin de ce petit clan et celui d’une île perdue, Ni’ihau...
Ni’ihau, parlons-en de cette petite île posée à l’extrémité nord-ouest de l’archipel hawaiien. Elle est la plus éloignée du point chaud donnant naissance à ces oasis de basalte, dont elle est la plus ancienne, la plus érodée, la plus usée à l’échelle des temps géologiques. Ce « caillou » ne mesure que 182 km2 de superficie pour un périmètre de 81 km et un point culminant, le mont Pani’au, à 381m, restes de l’ancien volcan ayant donné naissance à l’île.
Géographiquement, elle est située à 28 km à vol d’oiseau de l’île voisine de Kauai ; son aridité et son manque d’eau chronique en ont fait, depuis la colonisation de l’archipel par les premiers Polynésiens, une terre chichement peuplée ; on estime qu’en 1863, lorsque la famille Sinclair négocia l’achat de l’île, celle-ci ne comptait pas plus de trois cent cinquante habitants. En réalité, après leur arrivée à Oahu à bord du Bessie dont le capitaine n’était autre que le gendre d’Eliza, Thomas Gay, ce sont d’abord sur des terres situées à Makaweli, sur l’île de Kauia que la famille Sinclair se fixa, dans le but de développer une affaire agricole de vaste envergure. Les Sinclair, sur leur goélette de trois cents tonneaux, avaient emmené avec eux des moutons de race mérinos, une vache, de la volaille, du grain et mille autres choses pour améliorer leur confort, comme une bibliothèque et même un piano.
Dix mille dollars or
La proximité de Ni’ihau attira l’attention d’Eliza et de ses fils ; il restait à convaincre le roi, Kamehameha IV, de leur vendre l’île. Nous avons retenu la date de 1863 pour situer cet achat car Eliza entama les négociations et les mena à bien avec le roi Kamehameha IV. Malheureusement, le souverain, dont le nom hawaiien complet est Alekanetero ʻIolani Kalanikualiholiho Maka o ʻIouli Kūnuiākea o Kūkāʻilimoku, décéda le 30 novembre 1863 à Honolulu. Il avait certes donné son accord pour cette vente, mais celle-ci devait encore être officialisée et c’est son successeur, Kamehameha V, qui eut à charge d’établir l’acte de vente de Ni’ihau. A l’époque, la pression des colons américains était très forte, la dépopulation des indigènes de l’archipel massive (face aux maladies importées) et le roi crut bon d’assortir la vente d’une démarche particulière : il demanda à Eliza de tout faire pour assurer la protection des Hawaiiens vivant sur Ni’iahu, ce qu’elle s’engagea à faire et que sa descendance, depuis plus cent cinquante ans, assure avec un zèle que beaucoup jugent trop strict. Prix de la transaction : dix mille dollars or, ce qui correspondrait à une valeur d’environ quatre-vingt sept mille cinq cents dollars US.
Beaucoup, en relisant l’histoire de Ni’iahu, n’ont retenu que la valeur de dix mille dollars « papier », ce qui aurait été un prix véritablement très bas, mais Kamehameha V n’était pas fou et était bien conseillé : le paiement en dollars or lui permit d’obtenir un prix qui, pour l’époque, était appréciable sachant que cette terre quasiment stérile ne lui rapportait rien et que cet achat ne la retirait pas de son royaume.
Très vite, les Sinclair développèrent l’élevage des moutons sur leur île aride et en 1875, on estime que Ni’iahau en comptait environ vingt mille.
Quant aux propriétés de Kauai, elles avaient été mises en valeur notamment dans le développement de la culture de la canne à sucre ; pour le clan Sinclair, l’aventure hawaiienne s’était transformée en une spectaculaire réussite économique.
Reconnue comme l’incontestable chef de famille, Elisabeth Sinclair continua à gérer Ni’ihau et la propriété de Kauai, tout en délégant de plus en plus ses pouvoirs à la jeune génération.
Elle s’éteignit paisiblement le 16 octobre 1892, à Makaweli, sur l’île de Kauai, laissant à sa descendance le soin de perpétuer son œuvre dont la plus singulière est sans conteste le statut donné à Ni’ihau pour en protéger ses habitants hawaiiens d’origine : l’île « kapu », au fil du temps, l’est devenue de plus en plus et aujourd’hui encore, personne n’a le droit de se rendre au petit village de Pu’uwai qui abriterait encore environ cent soixante-dix personnes coupées du monde...
Une île de plus en plus fermée
La Kahiki, la culture locale, a été préservée au maximum, comme Eliza Sinclair s’y était engagée devant Kamehameha V, mais différentes alertes ont incité ses descendants, les Robinson, à clore de plus en plus sévèrement les portes de l’île : Ni’ihau fut en effet victime, au début du XXe
siècle, d’une épidémie de grippe qui emporta plus de dix personnes ; une autre épidémie frappa l’île dans les années trente mais c’est en 1952 qu’un strict « kapu » fut déclaré : la poliomyélite mit à mal des habitants et à titre préventif, les Robinson interdirent complètement tout accès à Ni’ihau, mesure toujours en vigueur aujourd’hui.
La vie à l’ancienne
C’est le seul territoire hawaiien où seule la langue vernaculaire est parlée par tous, les enfants de Ni’ihau n’apprenant l’Anglais qu’après la maîtrise de leur langue hawaiienne.
Pour aider au développement de l’île, les Robinson l’ont récemment entr’ouverte au tourisme ; des excursions sont proposées par hélicoptère depuis Kauai, mais les survols évitent le village et les atterrissages ne se font que dans des secteurs inhabités de l’île. Ainsi aucun Hawaiien de souche n’est en contact avec des étrangers, fussent-ils des habitants de Kauai.
Beaucoup de départs
D’une population de trois cent cinquante âmes en 1864 (au moment de l’achat de l’île), Ni’ihau n’a jamais vu ses effectifs croître, le « paradis » ayant sous bien des aspects des allures de cage dorée. Bien sûr, aucun habitant n’est retenu contre son gré, l’absence de taxes, de loyers, en réalité l’absence d’argent rendant la vie en quasi autarcie beaucoup plus simple, mais ayant malgré tout, apparemment, ses limites...
Des coquillages « en or »
Les ressources de Ni’ihau sont maigres nous l’avons vu, notamment du fait de l’extrême aridité du climat. En revanche, la mer offre à ses habitants une source de revenus très appréciable : les petits coquillages récoltés sur les plages (autrefois surnommés les fleurs de Ni’ihau, faute de vraies fleurs du fait de la sécheresse quasi permanente) permettent en effet aux artisans locaux de confectionner des colliers extrêmement recherchés par les collectionneurs, colliers dont les prix atteignent des montants souvent jugés extravagants : de 1 000 à 30 000 dollars US (plus de trois millions de Fcfp !).
Trois types de coquillages sont utilisés: le kahelelani, le momi et le laiki, ainsi parfois qu’un quatrième, le kamoa permettant de contraster les nuances des colliers. En fonction des couleurs dominantes de leurs réalisations, les habitants de Ni’ihau leur donnent des noms distinctifs précis: les qualificatifs attribués aux couleurs courantes sont ke'oke'o (blanc), ‘ākala (rose), lenalena (jaune) et ōma ‘oma (vert). Les colliers clairs sont dit āhiehie et les foncés ikaika. On peut également rencontrer des kahakaha (rayés), des ōnikiniki (tachetés), des āpu upu (bosselés), voire des waha ula (bouche rouge).
Ces colliers baptisés «lei» en hawaiien sont célèbres depuis longtemps puisque le capitaine Cook lui-même en ramena un et que le surnom actuel de ces petites coquilles si recherchées est éloquent: «les diamants de Hawaii». C’est durant l’hiver, d’octobre à mars, que la mer est la plus généreuse, les tempêtes amenant sur les plages des petits coquillages morts. 80 % environ de ceux qui sont récoltés sont rejetés, seuls les plus parfaits étant conservés.
La mode des lei de Ni’ihau avait été lancée en 1887 par la reine hawaiienne Kapi’olani qui assista au jubilé de la reine Victoria à Londres; elle arborait de splendides lei; il n’en fallut pas plus pour que ces colliers deviennent la coqueluche des collectionneurs de raretés exotiques.
La Ni’ihau Cultural Heritage Fondation fournit quatre sites à Oahu pour acheter d’authentiques leide l’île interdite:
- Nā Mea Hawai‘i (Ward Warehouse in Honolulu)
- Bishop Museum Shop Pacifica (Honolulu)
- Honolulu Academy of Arts Gift Shop (Honolulu)
- Haʻaheo Hawaiian Crafts (Honolulu)
Pour les collectionneurs de coquillages, les kahelelani sont de la famille des Turbinidae, les momi et les laiki des Collumbellidae
Un pilote japonais
Héros pour les Japonais, ennemi abattu au terme d’une odieuse prise d’otages pour les Américains, le cas du pilote nippon Shigenori Nishikaishi a fait couler beaucoup d’encre et a fait un tort considérable aux Japonais vivant aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre mondiale.
Shinegori, pilote sur un A6M2 Zéro lors de la deuxième vague qui s’abattit sur Pearl Harbour le 7 décembre 1941, n’avait pu regagner son porte-avions, le Hiryu. Il se posa en catastrophe sur l’île de Ni’ihau où il fut très bien accueilli par les Hawaiiens ignorant tout du drame qui s’était joué à Pearl Harbour. Un premier Japonais résidant sur place, appelé pour servir de traducteur, se déroba quand il prit connaissance des faits. Deux autres Japonais d’origine, le couple Harada, prirent la relève et décidèrent d’aider le pilote à récupérer ses papiers et à s’enfuir, un sous-marin japonais croisant à proximité de l’île, chargé de récupérer les pilotes éventuellement en difficulté. Ne parvenant pas à se faire restituer les documents espérés, le couple Harada prit en otage un jeune de seize ans et fit prisonnier un des gardiens du pilote. Celui-ci, libre de ses mouvements, récupéra une des mitrailleuses de son avion et des munitions, ainsi que sa radio avec laquelle il tenta de joindre l’armée nippone. Il incendia son Zéro puis la maison du Hawaiien gardant ses papiers. Trois autres résidents furent pris en otages et le 13 décembre, au terme d’une bagarre, le pilote blessa grièvement un des Hawaiiens avant d’être maîtrisé, lui et le couple qui s’était rangé à ses côtés.
A l’issue de la rixe, le pilote ayant été égorgé au couteau par un otage, Ishimatsu Harada retourna son arme contre lui et se suicida. Sa femme, Irène, fut capturée et condamnée à trente et un mois d’internement (elle ne fut libérée qu’en juin 1944). Elle a toujours clamé son innocence, malgré les témoignages accablants, et s’est finalement installée à Kauai après la guerre.
Concrètement, cet incident eut d’énormes répercussions. Des Japonais, même de seconde génération, avaient pris fait et cause pour un ennemi nippon : les autorités américaines en conclurent que d’autre Japonais feraient de même sur le territoire américain en cas de nouvelles attaques. Ce qui entraîna l’internement de cent vingt mille civils nippo-américains durant le conflit mondial (dans dix camps sur le continent).
A Hawaii, ils étaient cent cinquante mille et seuls mille cinq cents environ furent arrêtés, les autres continuant à faire tourner l’économie de l’archipel. 62 % étaient déjà des citoyens américains.
Un curieux espion « soviet »
Le 22 octobre1959, un curieux personnage fit son apparition sur l’île de Ni’ihau: Shideler Harpe, reporter au Honolulu Star Bulletin, s’attaquait aux mystères de l’île interdite, mais malheureusement arrivé à 2h du matin à Ni’ihau, il fut découvert dès 6h30 et immédiatement arrêté. Le journaliste, qui refusa de parler et d’expliquer comment il était arrivé sur l’île, était barbu, ce qui, pour les gardiens de troupeaux de Ni’ihau, en faisait un espion soviétique! Un sous-marin de l’URSS ne devait pas être loin...
Prévenu par un pigeon voyageur, Aylmer Robinson avertit de suite la police de Kauai. Les enquêteurs, accompagnés des frères Aylmer et Lester Robinson, se rendirent sur place et s’aperçurent vite que l’intrus n’était en réalité ni soviétique ni espion, mais seulement journaliste à Honolulu où il fut ramené avec une belle histoire à raconter dans son journal. Mais jamais il ne révéla comment il avait fait pour aborder Ni’ihau en pleine nuit...
A lire
- Ni‘ihau Shell Leis, par Linda Paik Moriarty (Ed. University of Hawai‘i Press).
- Niihau. The traditions of an Hawaiian Island, par Rerioterai Tava et Moses K. Keale Sr.
- Un site à explorer: le Ni‘ihau Cultural Heritage Foundation website.