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​Un colloque pour faire le point sur l'histoire du peuplement polynésien


Guillaume Molle, Maître de conférences à l'Université nationale australienne, et Éric Conte, Professeur d'archéologie à l'UPF, Directeur de la Maison des sciences de l'homme, ici avec Tea, la mascotte de la MSH.
Guillaume Molle, Maître de conférences à l'Université nationale australienne, et Éric Conte, Professeur d'archéologie à l'UPF, Directeur de la Maison des sciences de l'homme, ici avec Tea, la mascotte de la MSH.
Tahiti, le 22 novembre 2022 - Le colloque international d'archéologie intitulé “Au cœur du triangle polynésien” s'est ouvert ce mardi à l'Université où il se tient jusqu’à jeudi. Cofinancé par l'UPF, la Maison des Sciences de l'Homme et le ministère de la Culture, il réunit une cinquantaine d'intervenants, archéologues mais aussi linguistes, anthropologues ou biologistes pour faire état des progrès de la recherche autour des thèmes centraux du peuplement polynésien et du rapport des populations avec leur environnement. Éric Conte et Guillaume Molle, archéologues et coorganisateurs du colloque, avec Patrick Kirch professeur à l'Université de Hawaii, nous présentent au cours d’un entretien les enjeux de ces rencontres.

Vous organisez le colloque d'archéologie “Au cœur du triangle polynésien” du 22 au 24 novembre à l'Université. Ce colloque a été reporté plusieurs fois depuis deux ans. Il a lieu à un moment où les rencontres de chercheurs semblent foisonner à l'Université. Pourquoi l'organiser maintenant ?
Éric Conte : “Il y a plus de 20 ans on avait organisé un premier colloque à Moorea. Il y avait alors une quinzaine de personnes. L'idée était de refaire ça 20 ans plus tard ; mais, avec le Covid, on a dû reporter plusieurs fois pendant deux ans.” 
Guillaume Molle : “On voulait absolument faire un événement majoritairement en présentiel. En 2020, on aurait pu le faire en zoom, mais l'idée c'était vraiment de rassembler les gens ici, pour qu'il y ait des rencontres entre les chercheurs et les acteurs locaux.”

Ce colloque d'archéologie paraît très ouvert aux apports d'autres disciplines. Il y a de nombreuses interventions qui concernent la linguistique, la biologie, l'anthropologie... Pour quelle raison ?
Éric Conte : “Le cœur du colloque, c'est l'archéologie, mais c'est un domaine qui est devenu assez vaste. Il y a des gens qui étudient les langues, les poissons, les oiseaux, qui font des carottages pour reconstituer les paysages à travers les pollens... On a donc associé volontairement des linguistes, des anthropologues, des généticiens pour confronter leurs approches, leurs données et leurs hypothèses.”
Guillaume Molle : “Depuis quelques temps, l'archéologie est devenue pluridisciplinaire. Elle emprunte des techniques, des méthodes aux sciences "dures". Cela fournit des outils nouveaux aux archéologues qui viennent compléter le travail plus classique de fouilles et apportent des nouveaux champs de données à explorer. C'est ce qu'on voulait avec ce colloque. On voulait montrer qu'en Polynésie, on a beaucoup de spécialistes d’horizons différents qui s'intéressent aux mêmes questions.”

Au cœur de ce colloque on trouve justement la question des migrations polynésiennes. Où en est la recherche sur ce point ?
Guillaume Molle : “C'est une question à laquelle on s'intéresse depuis 250 ans, en effet. Il y a 60-70 ans, Thor Heyerdahl supposait que les Polynésiens seraient venus d'Amérique du Sud. Il avait essayé de le démontrer avec le Kon Tiki. Mais on en est clairement plus là. On sait que les populations du Pacifique viennent d’Asie du Sud-Est. Il y a eu des migrations qui sont parties de Taïwan et qui sont descendues le long des îles d'Asie du Sud-Est, puis ont longé la Papouasie Nouvelle-Guinée. Les gens commencent à s'installer dans les îles. C'est ce qu'on appelle le phénomène Lapita. La génétique, grâce à de nouvelles techniques, a montré qu'il y a eu plusieurs migrations de personnes qui apportent des langues austronésiennes dans la région du Pacifique. Pour ce qui concerne le triangle polynésien, on a, là aussi, des mouvements qui proviennent d'Asie du Sud-Est, qui traversent le Pacifique occidental et arrivent dans la région des Samoa, Tonga, Uvea, Futuna. Le consensus est que la société polynésienne a émergé dans cette région il y a à peu près 3000 ans. Il y a ensuite une pause dans les migrations. Pourquoi ? On a encore trop peu de données sur cette période. En revanche, on sait que, vers la fin du premier millénaire, des Polynésiens arrivent dans cette région, à travers les îles Cook, pour s’installer dans les archipels de la Polynésie française actuelle.
Aux Marquises, on a des traces qui remontent autour de 950-1 000 après JC. On a des traces d'installation à Moorea, aux Gambier aussi, qui datent à peu près de la même époque. Les Polynésiens s'installent assez rapidement ce qui a des impacts qu'on peut observer. Ils taillent des forêts, font de la culture sur brûlis. Ils introduisent des espèces dont le rat qui a des impacts sur les populations d'oiseaux. On peut retracer tout un ensemble d'impact dans les enregistrements archéologiques. À partir de là, il y a les migrations vers Hawaii, autour de 1100-1150, vers Rapa Nui à peu près à la même époque. Et, enfin, vers la Nouvelle-Zélande, entre 1250 et 1300 de notre ère.”

Le peuplement du triangle polynésien a donc été très rapide ?
Guillaume Molle : “Oui, autour de 1000 après JC, même s'il y a eu probablement plusieurs vagues de migrations. Les gens étaient très mobiles. Il ne faut pas imaginer que les gens s'installaient sur une île et n'en bougeaient plus. Les gens continuent à bouger, à échanger même entre des îles très distantes.”

En plus de ces mouvements vers l'Est, il y a aussi des migrations vers l'Ouest et le Nord. C'est ça ?
Guillaume Molle : “En effet. À partir de cette même zone, le Pacifique central, on a des mouvements vers l'Ouest. On trouve une vingtaine de sociétés qui ont des caractéristiques polynésiennes linguistiques et culturelles mais qui se situent dans l'ouest du Pacifique, dans une région qu'on désigne plutôt par Mélanésie ou Micronésie. Ce sont des processus complexes. Par exemple, au nord des Vanuatu on a des îles qui étaient peuplées par les premiers Lapita. Des Polynésiens sont ensuite venus s'y installer. Il peut y avoir eu des mélanges, des remplacements, etc. On a donc des groupes polynésiens dans l'ouest du Pacifique, qu'on appelle les outliers en anglais, puisqu'ils sont en dehors du triangle polynésien.”

Pourquoi cette expansion soudaine, depuis les Samoa et Tonga, il y a mille ans ?
Éric Conte : “On n’a pas encore d'explications mécanistes, mais on sait qu'à cette période apparaissent des éléments favorisants. Il y a eu un petit optimum glaciaire, à partir de 800, qui a instauré un régime de vent différents des alizées dont on a l'habitude aujourd'hui, un régime plus favorable à une navigation vers l'Est. Il y a aussi une concomitance avec des périodes de sécheresses qui créent peut-être des conditions de vie difficile et poussent à une reprise des migrations. Quand le régime des vents est redevenu moins favorable, l’expansion s'est ralentie un peu.” 

Qu'est-ce qu'on sait d'éventuels contacts entre les Polynésiens et les populations amérindiennes ?
Guillaume Molle : “Si les archéologues ont clairement rejeté la thèse de Thor Heyerdahl d'un peuplement depuis l'Amérique du Sud, on a, en revanche, de plus en plus de preuves d'un contact entre les populations de Polynésie et celles d'Amérique du Sud. La patate douce est clairement issue de leurs échanges. C'est un des meilleurs exemples qu'on puisse citer, car elle est originaire d’Amérique du Sud et était cultivée, avant le contact, de manière intensive des Marquises jusqu'aux Cook. On peut citer la calebasse aussi. Il paraît clair que les Polynésiens ont atteint les côtes sud-américaines. De là, ils ont ramené des plantes, mais ça a pu être aussi des gens, des partenaires. Les généticiens ont mis en évidence des métissages. Les interprétations sont encore un peu larges : on ne sait pas exactement à quelle époque ça a eu lieu, ni vraiment où.” 

Pourquoi est-ce important d'organiser un colloque de cette envergure, puisqu'il y a près de 50 intervenants, en Polynésie ? L'archéologie n'a-t-elle pas ici des implications plus fortes en termes culturels ?
Éric Conte : “Faire de l'archéologie en Polynésie, ça implique beaucoup de responsabilités. Nos recherches deviennent des sources pour raconter l'histoire des Polynésiens. On en est conscients. Ici, le lien avec le passé est important. Quand on va sur le terrain, qu'on a affaire à des sépultures, ça demande un respect, un travail en collaboration avec la population, les descendants. On sait que ce qu'on dit a des conséquences, mais la manière dont on travaille aussi. Surtout quand on commence à toucher à la génétique, ça peut être sensible. 
Désormais, on a plusieurs jeunes docteurs, des doctorants originaires de Polynésie. C'est une grosse satisfaction, ça veut dire que le travail de formation paye. D'une certaine façon, ça facilite aussi bien des choses dans les recherches de terrain. Il y a moins cette sensation de désappropriation et la perception que c'est toujours l'extérieur vient étudier la Polynésie.”

Comment un archéologue utilise-t-il les connaissances des populations qui vivent sur les sites de recherche ?
Éric Conte : “Les traditions orales sont encore vivaces et souvent intéressantes. C'est une histoire très proche dans le temps : les migrations polynésiennes ont commencé il y a seulement mille ans. 
Il reste forcément une mémoire de ces événements, même s'il y a eu beaucoup d'acculturation et de pertes. Les toponymes pré-contacts, par exemple, sont une source d'informations.
Guillaume Molle : “On vient de passer 5 semaines à Niau aux Tuamotu, avec des anthropologues et des linguistes ; une équipe pluridisciplinaire. Les informations traditionnelles, les noms, la mémoire des lieux, nous ont guidé sur le terrain, nous ont facilité le travail d'inventaire. On peut s'appuyer sur les traditions. L'archéologie peut venir confirmer ou infirmer, compléter un certain nombre de choses. C'est impératif d'avoir une approche collaborative, avec les habitants, avec les autorités. Beaucoup de projets de recherche sont des projets au long cours, sur plusieurs années. Il faut prendre le temps de bâtir. Le projet, par exemple, à Ua Huka, a été commencé par Éric Conte en 1991, il continue toujours. Les résultats sont sans cesse restitués à la population. Un petit musée a été ouvert sur place pour présenter ces 30 ans de recherche, en trois langues : marquisien, français et anglais.

Rédigé par Propos recueillis par Antoine Launey le Mardi 22 Novembre 2022 à 16:55 | Lu 2153 fois