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​Les oubliés de l’atome en avant-première au Fifo


Tahiti, le 14 février 2023 - Suliane Favennec, journaliste et réalisatrice a présenté son premier film en avant-première au Fifo, ce samedi. Les oubliés de l’atome fait la lumière sur tous les malades, enfants et petits-enfants d’anciens travailleurs du CEP ou simplement d’habitants de la Polynésie française, qui dénoncent la responsabilité des essais nucléaires dans leurs souffrances.
 
New York, siège de l’ONU. Hinamoeura Cross est au micro : “J’ai 31 ans et je veux dénoncer les tirs nucléaires dont mon peuple et moi subissons les conséquences. La jeune femme parle de toutes ces victimes indirectes, enfants, petits-enfants, tous ces malades qui cherchent la vérité : quelle est la responsabilité des essais nucléaires dans leur maladie ? “Pendant 30 ans, nous avons été les souris de laboratoire de la France”, dénonce Hinamoeura Cross. Suliane Favennec, la réalisatrice du documentaire Les oubliés de l’atome, va passer cinq ans à enquêter, à fouiller dans les archives et à vivre avec les familles polynésiennes touchées par des cancers ou des anomalies génétiques. Les témoignages sont édifiants. Celui de Hinamoeura Cross en premier. Elle liste : “Ma grand-mère a eu un cancer de la thyroïde, ma tante, mon arrière-grand-père, ma mère, ma sœur, ont été malades et aujourd’hui moi.” Elle se bat depuis plusieurs années contre une leucémie. Une archive monte un militaire américain aux îles Marshall, demandant de traduire pour les habitants : “Dis-leur qu’on va transformer cette force en quelque chose de bien pour l’humanité.” À l’époque, les essais nucléaires sont une réussite scientifique extraordinaire et une fierté. L’affiche du champignon est sur les murs de quasiment tous les foyers polynésiens : “Ça faisait partie du décor, c’était une fierté. En y repensant, je trouve ça incroyable”, souffle Maina Sage, ancienne députée de la Polynésie française.
 

Transmission transgénérationnelle

Un homme porte son va’a et se met à l’eau : “Ça me permet de m’évader.” Lui aussi est malade : un cancer de l’os lui a laissé le genou bloqué. Et lui aussi il liste : son frère qui a un problème cardiaque, sa sœur décédée à 56 ans, son père décédé d’un AVC, sa mère qui a un cancer du sein et sa fille, Mahine, qui a une anomalie génétique. “On est tous malade.” Le médecin qui suit Mahine, Christian Sueur, a bien sûr remarqué ce nombre effrayant d’enfants malades mais surtout les tests génétiques ont montré qu’il s’agissait d’une translocation, un chromosome qui migre… “Exactement ce qui est décrit lors de tests en laboratoire quand des cellules sont exposées aux radiations”, explique-t-il. En 2018, il publie un rapport et donne des chiffres : sur 271 enfants consultés pour des troubles envahissants du développement, 69 ont développé des anomalies morphologiques et/ou des retards mentaux. Pour le médecin, ces pathologies sont liées à des déficiences génétiques susceptibles d’avoir été provoquées par des retombées radioactives sur les grands-parents. Évidemment les îles proches de Moruroa sont touchées, notamment Tureia où est née Astrid Hoffman. Dans sa famille, c’est l’hécatombe. La France nous a vraiment fait du mal. Quelle demande pardon au peuple de Tureia.Toute cette pollution de l’air, de l’eau… Mais ici, on boit l’eau de pluie, celle de cocotiers, on mange les poissons du lagon !” Une archive montre un scientifique de l’époque, tenant des échantillons, “aucun risque de contamination”, assure-t-il. “C’était toute une stratégie de communication, une véritable campagne de promotion” qui était orchestrée, décode Maina Sage.
 
Tout l’environnement est évidemment pollué. D’autres archives montrent du personnel des essais nucléaires sur un bateau en train de jeter à la mer des bidons de ferraille avec ce commentaire sur la vidéo : “plus ou moins contaminés”. Aujourd’hui, l’État propose des indemnisations mais sous condition : déjà remplir un dossier avec toute sorte d’informations à donner et notamment la preuve d’une exposition conséquente (1 millisievert). Mais rien pour ceux nés après 1998. Les malades et certains militants réclament une grande étude génétique mais rien ne se fait. Un avocat veut contraindre l’État à l’organiser mais Hinamoeura Cross craint déjà l’avalanche de mensonges et plaide pour une enquête indépendante. Dès qu’elle peut, la jeune femme participe aux forums consacrés au nucléaire, discute avec les victimes du Pacifique et espèce qu’une union bousculera les États et les obligera à regarder leur passé en face. Et que le monde entier connaisse leur histoire.

​Une enquête de plusieurs années

Invitées à une table ronde après la diffusion du documentaire, Suliane Favennec, Hinamoeura Cross et Unutea Hirshon, militante anti-nucléaire de la première heure ont raconté la genèse du documentaire, leur combat et leurs attentes. C’est suite à la visite du président de la République, François Hollande, que la journaliste Suliane Favennec est interpellée par le sujet du nucléaire. “Il est venu et il a reconnu les conséquences environnementales et sanitaires. J’ai commencé à m’y intéresser et j’ai rencontré Bruno Barrillot [cofondateur de l’Observatoire en armements et de l’association des vétérans des essais nucléaires, NDLR] et Roland Oldham [fondateur et président de l’association Moruroa a Tatou] qui m’ont parlé de sujets dont la presse ne traitait pas” : les conséquences génétiques des essais. La journaliste va alors se transformer en réalisatrice pour faire ce premier documentaire qui va lui prendre plusieurs années. Hinamoeura Cross raconte avoir tout de suite accepté de témoigner, cette possibilité de dire son histoire était une belle opportunité et l’occasion de répondre à l’État qui “veut tourner la page définitivement des essais nucléaires”. C’est en 2018, quand Oscar Temaru, le leader indépendantiste, annonce qu’il a porté plainte contre la France pour crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale, que la jeune femme s’intéresse au sujet du nucléaire : “Je pensais qu’Oscar Temaru était tombé sur la tête. Je croyais qu’il y avait eu trois ou quatre essais, je n’avais jamais étudié ça à l’école. Quand j’ai appris qu’il y en avait eu 193 et qu’une bombe avait même fait 150 fois la puissance de celle d’Hiroshima, que j’ai réalisé…” Désormais militante, elle dénonce le mépris de la France et réclame “une médecine à la hauteur de ce qu’ils nous ont fait”. Elle s’interroge également sur l’absence de membres de gouvernement dans les forums où elle va (sur ses fonds propres) et aussi sur celle de la déléguée au suivi des conséquences des essais nucléaires pour la Polynésie, Yolande Vernaudon. Un sentiment partagé de la salle qui applaudit. Suliane Favennec a réussi à toucher le cœur des spectateurs, choqués de voir tant de familles souffrir en silence. Espérons que ce documentaire sera largement diffusé pour que ces personnes ne restent pas oubliées.

Rédigé par Lucie Rabréaud – FIFO le Mardi 14 Février 2023 à 14:06 | Lu 872 fois