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​Bruno Saura : "Les Tahitiens commencent malgré eux à ressembler à des Français"


Tahiti, le 15 novembre 2021 – Vingt-trois ans après Des Tahitiens, des Français : Leurs représentations réciproques aujourd'hui, l'ethnologue Bruno Saura publie son tome 2 Des Tahitiens, des Français : Essai sur l'assimilation culturelle en situation coloniale consentie, publié chez Au Vent des îles. Langue, sexualité, religion, identité, modes de vie… L'ouvrage aborde cette fois-ci la question de l'occidentalisation et surtout de la "francisation" des mœurs des Tahitiens d'aujourd'hui, s'accompagnant dans le même temps du recul de traits culturels ancestraux. "Ce ne sont pas deux cultures qui cheminent sereinement l'une à côté de l'autre. Une prend la place de l'autre", constate le professeur de civilisation polynésienne à l'UPF. Entretien.

Il y a un peu plus de 20 ans, dans votre premier livre Des Tahitiens et des Français, vous traitiez davantage des représentations et des interactions de ces deux catégories de personnes entre elles. Dans ce second tome, il est bien plus question de l’évolution de ces deux catégories de personnes dans la société polynésienne ces deux dernières décennies ?
 
"Oui, le premier tome était sur la différence pensée et ressentie entre les Tahitiens et les Français. Là, la problématique est différente. On parle non pas de différence, mais de ressemblance. Dans le sens où les Tahitiens commencent malgré eux à ressembler de plus en plus à des Français. Alors évidemment, ils ne sont pas comme des Français qui débarquent de métropole. Ce sont des gens d'ici. Mais leur culture dominante, leurs repères dans leurs langages, dans des valeurs, dans la vie administrative, syndicale, professionnelle, leurs distractions parfois… sont de plus en plus des valeurs françaises."


Vous avez manqué d'appeler ce livre Les Tahitiens : Des Français ?. Cet ouvrage est-il davantage adressé aux Tahitiens ?
 
"Ce livre s'adresse à tout le monde. J'ai le plaisir, honnêtement, et la satisfaction de voir souvent des Tahitiens lire mes ouvrages. Parce que je parle de sujets qui sont un peu importants pour les gens d'ici. (…) Après, c'est vrai que pour lire mes livres, il faut avoir une certaine aisance dans la langue française parce que je les écris en français. Ce n'est pas difficile comme ouvrage. Pour autant 'assimilation culturelle' ou 'situation coloniale' sont quand même des concepts occidentaux. Mais les exemples sont tahitiens. Donc je pense qu'avec les exemples, on revient vers des scènes vécues : Le présentateur météo qui bouscule les mots de la langue tahitienne… La Miss Tahiti qui ne parle pas tahitien… Le mariage, l'enterrement, la circoncision, la bagarre… On est dans des situations tahitiennes qui font que, s'il y a des mots qui viennent des sciences sociales, je ne pense pas que ce soit difficile à lire."
 
Vous parlez de "situation coloniale consentie" ou "d'assimilation culturelle consentie". Est-ce que vous pouvez expliquer ces termes ?
 
"Consentie, ça veut dire que les gens font avec. Ils n'ont pas montré jusqu'à présent leur volonté d'être indépendant et donc de sortir de cette assimilation coloniale. C'est original, parce qu'il y a très peu de 'peuples autochtones' encore dans les restes de l'empire français. Il y a Wallis et Futuna, la Nouvelle-Calédonie et Tahiti. Pour le reste, aux Amériques ou dans l'Océan indien, il n'y a pas de peuple autochtone. Les gens sont des descendants d'esclaves qui sont arrivés avec le colonisateur. Et ils ont toujours eu un rapport avec le colonisateur… Bon, c'est vrai qu'en Guadeloupe, Martinique et en Guyane, il y a un peuple autochtone Amérindien, mais qui est très bousculé et assimilé. Ici, c'est original de voir qu'une population majoritairement tahitienne bascule dans une culture majoritairement française."
 
C'est le fil conducteur de votre livre : le constat d'une uniformisation des mœurs "à l'occidentale" et surtout "à la française" des Tahitiens. Est-ce que ce mouvement menace la culture ou l’identité polynésienne ?
 
"Oui, très clairement. Il y a par exemple dans le domaine des langues un phénomène de substitution. Ça veut dire que la génération des gens qui ont 60 ans ou plus parle souvent une langue polynésienne et moins bien le français, la génération des gens qui ont 40 ans parle bien les deux langues et la génération des gens qui ont 20 ans ne parle pratiquement plus que le français. Il y a un phénomène de substitution. Ce ne sont pas deux cultures qui cheminent sereinement l'une à côté de l'autre. Une prend la place de l'autre… Pas complètement, mais quand même la tendance est là."
 


Vous attachez une grande importance à définir les mots dans votre livre. Est-ce qu'aujourd'hui les Français sont des "colons" en Polynésie française ?
 
"C'est une question… Je dirai non, parce que le colon c'est celui qui achète la terre et qui installe un domaine colonial. Après, on peut être colon au XXIe siècle et ce n'est pas la même chose qu'au XIXe siècle. Je ne pense pas que tous les Français métropolitains qui vivent en Polynésie soient des colons. Maintenant, ils viennent dans une 'colonie' où le système administratif et commercial est calqué sur le mode de vie de la métropole."
 
Vous insistez beaucoup sur le fait que cette uniformisation de la culture polynésienne n'est pas liée uniquement à une "mondialisation" en Polynésie française, mais bien à une "françisation" ?
 
"Il y a les deux. Mais à Samoa ou à Fidji, les gens sont dans la mondialisation. Ils sont dans une culture mondiale, ils ont des téléphones portables… Mais ils sont dans une société qui est modelée à leur image. La société samoane ou la société fidjienne reste à l'image des gens du pays, mais ils sont au XXIe siècle. Ici, il y a une mondialisation et une colonisation française très forte. Ça fait deux phénomènes qui bousculent les cultures autochtones. Après, je n'en pense rien. Il ne s'agit pas de militer ou de se mobiliser à la place des Tahitiens. Si les Tahitiens font avec et trouvent que ça peut fonctionner ainsi, qu'il en soit ainsi".
 
Ce qui montre pour vous l'importance de cette acculturation française des Tahitiens, c'est qu'il n'y a pas de mouvement inverse. Il n'y a pas, ou très peu, d'acculturation tahitienne des Français ?
 
"Très peu, parce qu'ils ne sont pas obligés de le faire… Quand je suis arrivé à Tahiti, la culture dominante était celle des Tahitiens. Ils m'ont dit : 'Assieds toi à côté de nous, on va t'apprendre notre culture. Si tu veux nous parler, ça se passe dans notre langue et voilà comment on fonctionne'. Aujourd'hui, les Tahitiens ne fonctionnent pas ainsi. Ils dialoguent de manière très spontanée et libre avec le métropolitain dans son vocabulaire à lui. Ils ne l'obligent pas à aller vers leur vocabulaire à eux et ils ne refusent pas de parler en français. J'ai vécu longtemps à Huahine. Quand je suis arrivé, les gens ne voulaient pas que je leur parle en français. Je le faisais quand même et ils l'ont supporté, le temps pour moi d'apprendre bien leur langue. Mais l'idée, c'était que je devais m'adapter à eux et pas eux à moi. Parce qu'ils étaient sûrs de leur identité et qu'ils me voyaient arriver chez eux. Je pense que les choses changent beaucoup et qu'aujourd'hui les jeunes de 20 ans ne voient plus du tout le Français métropolitain comme quelqu'un qui aurait besoin d'apprendre leur culture."
 


Parmi les thèmes que vous abordez, il y a celui de la religion. Vous notez un affaiblissement de la culture chrétienne polynésienne, avec la spécificité de gens qui vont davantage vers la religion catholique qui est la 'religion française' ?
 
"Je n'ose pas trop le dire, mais on promeut rarement l'église protestante mā'ohi quand il s'agit d'un mouvement de solidarité… Les pouvoirs publics s'adressent au Père Christophe. Que j'aime beaucoup ! Mais c'est vrai que spontanément, les autorités françaises ou les Français métropolitains ne vont pas vers l'église protestante mā'ohi lorsqu'ils ont des œuvres de solidarité ou de charité à mettre en place. Alors que c'est la religion autochtone la plus présente. Automatiquement, les Français vont passer par l'Ordre de Malte ou par une paroisse catholique. Donc la religion la plus promue, celle avec laquelle on dialogue le plus facilement, c'est la religion catholique."
 
Autre thème évoqué, l'évolution dans les mœurs sexuels avec notamment l'arrivée d'une homosexualité assumée avec des codes différents des traditionnels raerae ou des māhū en Polynésie ?
 
"D'abord, la loi sur le mariage pour tous s'est imposée ici comme elle s'est imposée partout dans la République française. Et ça, ça change les choses. Parce qu'il y a des couples clandestins qui sortent de la clandestinité. Et notamment des filles. À la rigueur plus que des garçons. Des filles qui publiquement affichent leur amour et se marient. Donc le cadre français et le fait que la Polynésie française soit un territoire de la République change des choses. Et peut-être en bien pour le bonheur des gens et pour leurs libertés. Encore une fois, je n'ai pas de jugements de valeur à faire par rapport à ça… L'apparition d'une culture gay et lesbienne se superpose à une culture plus ancienne des raerae et puis des māhū. Ça montre aussi qu'on est au XXIe siècle."
 
La politique également s'est "françisée" ?
 
"La politique se françise beaucoup. Même si ça reste quand même un espace de langue autochtone et d'orateurs en langue autochtone. Parce que c'est une tradition que de s'exprimer en tahitien. Avant, c'était la seule manière d'être compris. Pour l'anecdote, il y a très longtemps j'avais vu le sénateur Daniel Millaud –un popa'ā de Tahiti, un Français qui avait grandi ici– arriver à Huahine pour faire une réunion publique en français. Les gens sont partis parce qu'ils ne comprenaient pas ce qu'il racontait… Donc, la vie politique était en tahitien ou en tout cas en langue polynésienne. Aujourd'hui, on est davantage dans une situation où tout le monde comprend le français. Mais il y a une tradition qui fait qu'un orateur se doit de parler en tahitien. Ce n'est pas toujours le cas des ministres, parce qu'on leur suppose une compétence technique qui fait que, même s'ils ne parlent pas tahitien, on attend d'eux qu'ils soient surtout des techniciens."
 
Un dernier exemple de changement frappant et que vous reprenez énormément, c'est celui de l'engagement dans l'armée ?
 
"À peu près 1 500 Tahitiens, au sens large de Tahiti ou des îles, partent s'installer en métropole chaque année. Que ce soient des étudiants, des gens qui cherchent un conjoint ou surtout des militaires… Ils sont à peu près 700 nouvelles recrues chaque année dans l'armée française. C'est pour moi vraiment un signe d'assimilation forte. Ce ne sont pas toujours des Tahitiens qui ont une grande culture française. Ce sont souvent des gens des îles Australes, des Tuamotu et d'un milieu plutôt populaire tahitien. Et ils en viennent à regarder leur pays et à se dire que l'avenir est en France."
 
Mais est-ce que ce n'est pas subi ? Est-ce que ce n'est pas parce qu'ils ne trouvent pas de travail en Polynésie qu'ils se tournent vers l'armée et vers la France ?
 
"Il y a une dimension socio-économique qu'il ne faut pas négliger. Après l'idée qu'il n'y aurait pas de travail ici, c'est parce qu'ils sont assimilés culturellement ou colonisés. Parce que leurs parents ou leurs grands-parents ont toujours trouvé du travail ici. S'ils vont à la pêche ou s'ils cultivent des cultures autochtones, ils auront du travail ici. Mais ils n'en ont plus envie. Là, c'est vraiment un phénomène d'assimilation par le colonisateur d'une population colonisée qui devient ses enfants, ses serviteurs, son armée."
 

"Des Tahitiens, Des Français" Tome 2

Anthropologue et politologue, Bruno Saura est professeur de civilisation polynésienne à l'Université de la Polynésie française. Grand connaisseur de la société et de la culture polynésienne, il a travaillé sur la société tahitienne contemporaine et se spécialise aujourd'hui davantage sur l'étude des temps anciens polynésiens. L'auteur dédicacera son livre Des Tahitiens, Des Français : Essai sur l'assimilation culturelle en situation coloniale consentie, publié aux éditions Au Vent des îles, ce samedi 20 novembre à 16h45 au Salon du livre à la Maison de la culture.
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Mardi 16 Novembre 2021 à 16:02 | Lu 12135 fois