​Pêche à la tortue : Répression absolue


Les images de la campagne de braconnage de tortues menée à Manuae en 2019 et jugée vendredi dernier parlent d'elles-même.
Tahiti, le 5 septembre 2022 – Quatre jours après le procès marquant de quatre braconniers de tortues à Manuae et au lendemain de notre article sur cette audience, Tahiti Infos revient en détails sur la politique “ferme” de la Polynésie française en matière de lutte contre la pêche à la tortue. Les premières réquisitions de prison ferme sont notamment saluées par le Pays.
 
Partie civile au récent procès de quatre pêcheurs pour le braconnage de vingt tortues à Manuae, la Polynésie française défend une application “ferme” des textes de loi qui régissent la protection des tortues au fenua. Lors d'une longue plaidoirie, vendredi dernier, la juriste représentant les intérêts du Pays a une nouvelle fois longuement détaillé les conséquences environnementales de telles pêches illégales, exposé les menaces qui pèsent sur les tortues marines polynésiennes, insisté sur la réglementation protégeant les espèces menacées au fenua ou encore balayé les arguments éculés des contrevenants sur la “méconnaissance” du droit ou la “tradition” de cette pêche… Un travail de fond qui finit visiblement par payer, puisque pour la première fois le tribunal correctionnel de Papeete a envisagé des peines de prison ferme à l'encontre de pêcheurs de tortue.
 
“Personne n'ignore la protection de la tortue”
 
Comme l'a expliqué la juriste du Pays vendredi dernier, on retrouve communément deux tortues vivant en Polynésie française : la tortue verte et la tortue imbriquée. Et en pratique, seule la tortue verte est chassée pour la consommation de sa chair. Ces tortues viennent dans nos eaux pour se reproduire et nidifier et toutes sont protégées depuis 1971 par un arrêté du Pays. “Ce n'est vraiment pas nouveau. Certaines personnes peuvent jouer les étonnées, mais en réalité personne n'ignore le sujet de la protection de la tortue”, explique-t-on côté Pays sur le sujet. Lors du procès de vendredi dernier, deux des prévenus étaient des pêcheurs professionnels. “Ils savent que c'est interdit. Ils savent qu'ils étaient dans une réserve protégée. Ils touchent des aides publiques pour aller à la pêche… On n'est donc pas face à des pêcheurs ignorants”, poursuit notre interlocuteur pour illustrer son propos.
 
Dans la réglementation locale, le code de l'environnement punit de 2 ans d'emprisonnement et 17,8 millions de Fcfp d'amende “la destruction, la mutilation, la perturbation, la capture, l'enlèvement et la commercialisation” de la tortue marine. Des peines qui sont même doublées en cas de récidive. Jusqu'ici, la justice pénale n'a jamais prononcé que des peines de prison “avec sursis” contre de tels braconniers, avec des amendes lourdes et des saisies de navires de pêche. “La Polynésie a toujours demandé que les sanctions soient exemplaires”, explique le secrétaire général du gouvernement, Philippe Machenaud, dont le service défend les intérêts du Pays lors des audiences pénales. “Nous avons même envoyé des agents lors des audiences foraines à Bora Bora pour s'assurer de notre présence et demander au juge de sanctionner.” Autre réglementation particulière appliquée au procès des braconniers de Manuae, un arrêté de 1996 classe les atolls de Manuae (Scilly) et Motu One (Bellinghausen) en “réserve territoriale protégée”, notamment parce qu'il s'agit de lieux de ponte pour ces tortues.
 
“C'est un travail de longue haleine”, poursuit Philippe Machenaud. En se constituant partie civile, la Polynésie française défend le “préjudice moral” qu'elle subit en raison de ces atteintes à l'environnement. L'essentiel de son argumentaire indemnitaire, qui a depuis été accepté par les juridictions, porte spécifiquement sur un “préjudice d'image”. Pour résumer, la Polynésie fait valoir qu'elle est un territoire essentiellement insulaire et donc maritime, que son économie est portée essentiellement par le tourisme qui est lui-aussi tourné vers les océans. À partir de là, les espèces d'animaux sauvages comme les tortues et les requins sont porteurs de cette image. Le “préjudice environnemental” quant à lui est une notion juridique plus complexe à mettre en œuvre devant les tribunaux. Pour qu'il soit admis, il faut considérer qu'une atteinte est telle qu'elle menace un écosystème tout entier. Les juristes du Pays ont bien tenté “techniquement” de présenter cet argument de droit, mais sans réussite pour l'instant.
 
“Des condamnations à la hauteur des atteintes”
 
La Polynésie travaille également en amont avec des campagnes de prévention. Elle dépense notamment 1,3 million de Fcfp par an en seuls spots télé et radio contre la pêche à la tortue. Mais l'effet le plus dissuasif reste la répression par les tribunaux. Le simple fait que le parquet demande des peines de prison ferme vendredi dernier constitue à lui-seul un cap important, salué par les autorités du Pays. “Je pense maintenant que les services judiciaires sont convaincus de notre démarche pro-active pour faire appliquer les textes et pour que les condamnations soient à la hauteur des atteintes”, conclut Philippe Machenaud. “Nous n'avons pas d'état d'âme. Ce que nous voulons, c'est l'application des textes. Le juge vient ensuite aménager les sanctions en fonction de la personne qui est mise en cause, du contexte et de nos demandes.” Rappelons que la décision du tribunal sera rendue le 15 septembre prochain.
 

La tortue, espèce fragile et menacée

Sur le plan environnemental, la Polynésie a fait valoir à la barre du tribunal que la tortue verte peut vivre jusqu'à 80 ans mais qu'elle n'atteint sa maturité sexuelle –c’est-à-dire qu'elle ne peut pondre– qu'à partir de 25 ans, avec une “apogée” à 40 ans. À ceci s'ajoute que les tortues pondent tous les deux à quatre ans et en général près d'une centaine d'œufs. Si elle n'est pas dérangée tous ces œufs vont éclore, mais statistiquement un seul bébé tortue sur 1 000 arrivera en âge de se reproduire.
 
Il faut également savoir qu'une tortue revient pondre à l'endroit où elle est née. Dans l'affaire du “massacre” de Manuae, la pêche décidée au mois de novembre a été organisée précisément durant la période de reproduction des tortues. Elles sont alors moins vives et moins attentives et il est plus facile de les pêcher. Le risque, en pêchant une vingtaine de tortues comme cela a été le cas à Manuae, c'est de rompre le cycle de reproduction et de faire disparaître les tortues de la zone. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles sont classées sur liste rouge des espèces en voie de disparition.
 

​Pourquoi l'argument “culturel” ne tient pas

Également réfuté par les services du Pays lors du procès de vendredi dernier, l'argument selon lequel la pêche à la tortue serait justifiée par des traditions culturelles ne tient pas. En simplifiant, on peut distinguer deux cas de figures relevées par les historiens polynésiens. Dans les îles de la Société, la pêche à la tortue existait traditionnellement. Mais elle était réservée à l'élite de la population. Par ailleurs, elle était organisée lors de périodes très définies et selon un rituel particulier. “Il ne faut donc pas faire croire que le commun des mortels, dans les îles de la Société, goûtait de la tortue”, explique-t-on côté Pays. “Ils risquaient au contraire leur peau, puisque l'interdiction existait sous peine de mise à mort.” Dans les Tuamotu, il y a une tradition de consommation collective communautaire de tortue, en raison des conditions de vie et des ressources très limitées. Mais là aussi, cette pêche était ritualisée, organisée lors de périodes spécifiques de l'année et avec une consommation partagée sous l'autorité des responsables du village.
 
“De toutes façons, traditionnellement, la consommation de tortue en Polynésie, ça n'a jamais été des tortues pêchées avec des bateaux à moteur et des fusils harpon, conditionnée dans des sacs en plastique et vendues à la sauvette au bord des routes”, résume un agent du Pays. “De surcroît, l'expérience montre de toutes façons que c'est toujours le commerce qui motive la pêche à la tortue”.
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Lundi 5 Septembre 2022 à 20:37 | Lu 2423 fois