​Ne pas "banaliser" la violence conjugale


Tahiti, le 19 février 2022 – Magistrate en charge du contentieux des violences conjugales depuis quatre ans au parquet de Papeete, Hélène Geiger revient en détails sur l'augmentation en 2021 de ce point noir récurrent de la délinquance au fenua. Elle confirme que ces chiffres sont liés à une parole plus "libérée" des victimes et à de meilleures possibilités de prise en charge. Elle plaide pour plus prévention et un plus grand nombre de lieux d'hébergement d'urgence pour les victimes.

Le haut-commissaire a récemment expliqué la nouvelle hausse des chiffres des violences conjugales en Polynésie par une "libération de la parole" des victimes, faites-vous le même constat ?
 
"Effectivement, mais il y a aussi des situations où la personne victime de violences conjugales ne fait pas encore la démarche de porter plainte. Or, l'utilisation d'une fiche de signalement est prévue pour les personnes qui, aux yeux de la loi, ne sont pas en capacité de se protéger elles-mêmes. Il s'agit des mineurs, mais aussi des majeurs considérés comme vulnérables. Et la réforme législative de 2020 fait qu'une femme ou un homme qui est sous l'emprise de l'autre, peut être légalement considérée comme une personne vulnérable. Si elle se trouve dans une situation de danger immédiat, on peut passer outre sa volonté de déposer plainte et l’article 226-14 3° ainsi modifié va permettre la levée du secret médical. Cette réforme a donc permis de faire remonter des situations où les victimes n'étaient pas en capacité de déposer plainte et où les professionnels de santé ont pu signaler et transmettre au parquet. Il y aussi la libération de la parole bien sûr, car il y a eu un mouvement général d’information, de coordination et de sensibilisation qui, à mon sens, fait que l'on dépose plainte plus facilement. La violence est moins banalisée."
 
Pour en revenir à cette notion d'emprise, pourquoi les victimes ont-elles encore parfois du mal à porter plainte ?
 
"Certaines des victimes sont véritablement dans une situation d'emprise psychologique qui se situe à la limite d'une pathologie. C’est-à-dire qu'elles sont dans l'incapacité psychologique d'arriver à s'extraire d'une relation dont elles savent qu'elle est toxique. Il y a ensuite d'autres niveaux de dépendance dont la dépendance économique qui fait que la victime n'a aucun amortisseur social possible, pas de famille où aller, pas de logement, pas de ressource financière propre et le seul revenu qui permet de nourrir la famille est celui du conjoint violent. Dans ce cas, il est très compliqué de parvenir à se dire que l'on va couper le lien et l'on reste dans la dépendance. Tout l’enjeu du travail judiciaire et partenarial qui est mené actuellement est de construire et de proposer un circuit visible de sortie de cette violence. Si elles n’ont pas de visibilité sur une sortie possible, ces victimes ne déposeront pas plainte."
 

"Proposer un circuit de sortie de cette violence"

Quels sont actuellement les moyens dont la justice dispose pour protéger les victimes de violences conjugales ?
 
"Il y a un certain nombre de dispositifs mis en place par le parquet en collaboration avec tous les acteurs de terrain. Il y a tout d'abord un travail réalisé pour faciliter la révélation des faits et qui a donc porté ses fruits : la fiche de signalement unique qui permet de faire en sorte que tous les partenaires et travailleurs de terrain dans le milieu de la santé et du social utilisent un seul et même outil dans lequel ils peuvent transmettre toutes les informations nécessaires directement au parquet et à la Cellule signalement de la DSFE. Cela permet de traiter en temps réel la violence conjugale : sur le terrain judiciaire pour initier une enquête pénale et sur le terrain social avec une évaluation des besoins de protection des victimes directes comme des enfants du couple. Nous avons un autre outil pour tout le ressort de la Polynésie, mais particulièrement pertinent pour les îles éloignées, il s'agit d'un formulaire de pré-plainte traduit en marquisien, tahitien, mangarévien et paumotu. C'est un document qui est à la disposition des personnels soignants, des travailleurs sociaux, mais aussi des policiers municipaux pour les îles où il n'y a pas de brigade de gendarmerie. Lorsque les victimes viennent se faire soigner et expriment leur volonté de déposer plainte, elles changent parfois d'avis. Ce formulaire permet donc que la pré-plainte soit envoyée aux forces de l'ordre et que les services d'enquête rappellent la victime. Je rappelle tout de même ici que la plainte n'est pas un préalable à l'enquête. En matière d'outils de signalement, nous avons également la page Facebook du procureur de la République qui permet aux personnes victimes de violences intra-familiales d'émettre un signalement. Nous avons également mis en place des outils d’évaluation spécifiques des victimes : l’enquête victime mise en œuvre par l’Association polyvalente d'actions judiciaires (Apaj) et qui concerne à 90% des situations de violences conjugales. Elle permet de proposer les mesures de protection les plus adaptées aux victimes : éloignement, interdiction de contact, suivi psychologique, téléphone grave danger... Cela constitue une aide précieuse à la décision pour le parquet, pour le tribunal correctionnel ou pour le juge de l’application des peines."
 
Actuellement, 13 victimes de violences conjugales en Polynésie bénéficient du "téléphone grave danger". Quelles sont les conditions d'attribution de ce dispositif ?
 
"Le téléphone grave danger est une mise sous protection de la victime que l'on attribue de plus en plus -nous avons multiplié par cinq le nombre des attributions en quatre ans- et qui permet d'alerter immédiatement les forces de l'ordre. Le téléphone grave danger sous-entend aussi que la victime est suivie par l'Apaj et qu'elle a pu s'entretenir avec un psychologue et avec un juriste. C'est donc un moyen d'alerte, mais également un accompagnement. Le téléphone grave danger permet aux victimes de mieux vivre. Pour attribuer ce dispositif, il faut qu'une mesure d'éloignement ait été prononcée par la justice ou que la victime soit dans une situation de danger imminent, mais le critère qui réduit les attributions est qu'il ne doit pas y avoir de cohabitation. On revient là à des difficultés d'ordre social, lorsque la victime n'a aucun autre lieu d'hébergement."
 

"Plus de lieux d'hébergement d'urgence"

Justement, de quels moyens dispose une victime qui voudrait s'extraire de sa situation de violences conjugales si elle n'est pas financièrement indépendante ?
 
"Une victime peut toujours saisir le juge aux affaires familiales pour organiser la séparation du couple marié ou non-marié, notamment sur le plan financier, sur l’attribution provisoire du domicile conjugal et sur les liens avec les enfants. Y compris dans l’urgence et en cas de danger, dans des délais très courts avec une requête aux fins d’une ordonnance de protection. Mais au-delà de ça, comme lieu d’hébergement d’urgence, il y a notamment le foyer Vahine Orama avec qui la gendarmerie a signé une convention à la Presqu'île, à Moorea et à Papeete avec le centre Pu o te Hau et l'association Emauta. Même si ces associations font un travail considérable et ont une implication sans faille sur le terrain, il est certain qu’au vu de la demande, il faudrait en créer davantage. Dans les îles éloignées, le parquet, dans le cadre de ses missions de justice de proximité, travaille actuellement avec les communes pour mettre des lieux d'hébergement d'urgence à la disposition des victimes et créer ensuite des partenariats sur le terrain. Ce projet est en cours et avance notamment sur les Tuamotu et les Marquises. Suite à la création d’un poste de juriste chargée de mission, nous avons pu organiser en 2021 avec ma collègue une cinquantaine de réunions multi-partenariales pour travailler ces questions, mais aussi pour informer et sensibiliser sur la thématique des violences conjugales sur les cinq archipels de la Polynésie et sur une dizaine d’île ou atolls."
 
En matière d'homicides sur conjoint, la Polynésie est l'un des territoires les plus touchés sur le plan national…
 
"En effet, et dans les archipels notamment. En l'absence de dépôt de plainte ou de réponse pénale rapide, les gens se sont auto-régulés avec une forme de banalisation de la violence. Dans le dossier d'homicide sur conjoint à Tikehau, récemment jugé par la Cour d'assises, la victime subissait des violences conjugales depuis des années et n'avait jamais déposé plainte. Une grande partie de son entourage savait qu'elle était battue. S'il y avait eu un signalement ou une plainte, cela aurait pu sans doute mettre un coup d'arrêt aux violences et éviter la banalisation ou le sentiment d’impunité qui mènent au drame."
 
Quels sont les moyens supplémentaires qui pourraient venir renforcer la lutte contre ce fléau des violences conjugales?
 
"Il faudrait faire encore plus de travail d'information et de prévention auprès du grand public et renforcer la communication, notamment sur les questions des viols conjugaux et sur la notion de consentement. Il faudrait également un plus grand nombre de lieux d'hébergement d'urgence et de lieux d'éviction et de suivi des auteurs."
 

Rédigé par Garance Colbert le Dimanche 20 Février 2022 à 12:57 | Lu 2836 fois