​Les "dérives" du charter nautique à la barre


Tahiti, le 5 avril 2022 – Le patron d’un groupe de charter nautique s’est longuement expliqué à la barre du tribunal correctionnel mardi, mis en cause pour des délits qui soulèvent selon lui le problème du décalage entre les contraintes de sa profession et un contexte règlementaire inadapté. Le jugement est mis en délibéré pour une décision attendue le 3 mai prochain.
 
L’année 2019 aura été synonyme de croissance exceptionnelle pour les professionnels de l’activité de charter nautique en Polynésie. Avec une progression de 36,8% de la demande sur un an, le secteur a enregistré 10 700 clients pour des sorties charter cette année-là. La crise Covid est depuis venue doucher tous les espoirs de poursuite de ce bel élan prometteur. Et puisque les ennuis "volent toujours en escadrille", c’est précisément pour des faits constatés courant 2019 que le représentant légal de l’une des quatre sociétés de ce secteur en Polynésie comparaissait mardi devant le tribunal correctionnel. Un procès qui pointe un contexte règlementaire que dénoncent depuis des mois les professionnels et pour lequel le gouvernement s’est engagé à une refonte en mars 2021.
 
L’affaire démarre à la faveur d’un contrôle de routine effectué par la brigade maritime, en mai 2019 à Tetiaroa. Deux catamarans exploités à la location sont contrôlés sans permis de navigation et avec un équipage dépourvu des qualifications requises. Ce premier constat va donner lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire. Un travail d’investigation mené pendant un an et demi et dont les conclusions seront remises au parquet de Papeete en novembre 2020.
 
Le patron du groupe de charter nautique et deux de ses entreprises étaient donc jugés mardi en correctionnelle sur citation directe, à la demande du ministère public. Les délits retenus : exploitation ou commandement d’un navire sans titre ou certificat, exécution d’un travail dissimulé, admission à bord d’un navire d’un membre d’équipage sans titre de formation correspondant à ses fonctions, mise en danger d’autrui. Une charge lourde, comme l’a relevé Me Piriou, pour le compte des mis en cause. L’avocat a d’emblée soulevé une exception de nullité de la procédure, pour manquement aux droits de la défense : "C’est un dossier enquêté à charge. Pour des raisons que j’ignore, on a décidé de se faire la peau de mon client. Nous avons une orientation dont on ne sort jamais et dont le but est de démontrer à tout crin sa culpabilité, sans jamais donner l’opportunité à la personne mise en cause de s’expliquer." Pour l’avocat, le caractère "compliqué" et "technique" de ce dossier aurait justifié la saisine d’un juge d’instruction et l’ouverture d’une information judiciaire. L’incident a été joint au fond. 
 
Statut des navires
 
L’entreprise de charter nautique exploite quatre maxi-catamarans pour des excursions organisées. Elle dispose à ce titre d’une autorisation administrative spéciale pour les navires à utilisation commerciale (NUC). Sa flotte compte par ailleurs 10 catamarans exploités en location simple, comme navires de plaisance et sans autorisation NUC. Pour ces derniers, les clients louent le catamaran et l’entreprise leur propose, s’ils le souhaitent, de profiter des services d’un skipper voire d’une hôtesse de bord. Ces interventions sont alors facturées par la compagnie sur la base d’une convention de prestation de service préalablement établie avec les prestataires : 15 skippers et cinq hôtesses de bord.
 
Une première dérive relevée par l’enquête préliminaire et à l’origine de l’essentiel des délits retenus contre la compagnie de charter. De l’avis du parquet, un navire de plaisance qui pratique une activité commerciale d'embarquement de passagers doit être reconnu comme navire de plaisance à utilisation commerciale (NUC). Une analyse qui place de facto les 10 catamarans commercialisés en location simple, en contravention avec la réglementation et par conséquent exploités sans titre. Mais pour Me Piriou, les prestations complémentaires, skipper, hôtesses, à la prestation de location sont faites à la demande du locataire et ne changent rien au statut de navire de plaisance. La réglementation ne leur impose pas l’obtention d’un permis de navigation. Il demande la relaxe pour ce délit.
 
"C’est l’usage dans la profession"
 
Vient ensuite le cas des "prestataires" qui interviennent à bord. Et le délit de travail dissimulé. L’enquête a établi que ces 20 patentés étaient sans indépendance économique vis-à-vis de leur client unique, la compagnie de charter qui les employait sur la base de plannings et de tarifs fixés par elle. "Le lien de subordination apparait évident, ne pensez-vous pas ?", interroge le président du tribunal. "C’est l’usage dans la profession", répond à la barre le professionnel du charter nautique : "Ce sont des collègues commerciaux". Mais le président relance : "Ce sont des gens qui cherchent du travail. Ont-ils le choix ?". - "Des salariés dans notre métier du charter, il n’y en a pas. Je ne peux pas salarier quelqu’un qui va partir 15 jours en mer, alors que le droit du travail impose un jour de récupération par semaine."
 
L’enquête a aussi établi que ces prestataires n’étaient pas détenteurs des qualifications requises pour leur emploi. Autre délits reproché. En effet, cinq skippers sur les 15 avec lesquels collabore la compagnie sont titulaires du brevet de capitaine 200 (BC200) avec option "voile". Les 10 autres présentent tout au plus un BC200 pour navire à moteur. Et quoi qu’il en soit, aucune de ces qualifications ne leur permet de croiser de Tahiti jusqu’aux îles Sous-le-Vent ou vers les Tuamotu. "C’est un peu inquiétant quand même", relève le président du tribunal. "La formation n’existe pas ici. Si c’était le cas, ces skippers auraient le module "voile". Ce sont des marins très compétents et expérimentés", répond le mis en cause. Et son avocat, d’ajouter un peu plus tard : "Cette carence concerne toutes les compagnies de charter en Polynésie". En outre, si la réglementation impose aux hôtesses d’être titulaires d’un certificat d’aptitude ou de formation aux premiers secours, sur les cinq avec lesquelles collabore la compagnie, une ne dispose pas de cette qualification. 
 
Mise en danger ?
 
Autant de lacunes de qualifications qui seraient à l’origine d’une clause d’exception de garantie, en cas de pépin. "Ce n’est pas contesté", a plaidé Me Piriou. "Mais est-on pour autant dans le délit de mise en danger de la vie d’autrui ? J’ai du mal à considérer au plan conceptuel que l’on soit en danger de mort parce que l’on n’est pas assuré", a-t-il ironisé. Pour l’avocat, ce délit comme le dossier ne tiennent pas "si on se donne la peine d’analyser l’intégralité des griefs". 
 
Le ministère public a cependant requis en faveur d’une condamnation "symbolique". "La question n’est pas de cibler la société en particulier mais de s’assurer que les personnes qui décident de recourir à ses services y vont en toute sécurité", a-t-elle insisté. Elle demande au tribunal de condamner le patron de l’entreprise de charter à 4 mois de prison avec sursis, à une amende de 3 millions de Fcfp "pour l’ensemble des délits" et à la publication de cette peine dans la presse. Pour ses deux sociétés, la condamnation à une amende de 6 millions chacune est demandée avec ordre de publication de la décision dans les journaux. Mais pour Me Piriou, qui ne reconnait que le délit d’admission à bord d’un navire d’un membre d’équipage sans titre correspondant à ses fonctions, la relaxe pour tout le reste s'impose : "C’est un dossier très technique. Le contrat de travail est prévu par la loi. Un navire de plaisance est clairement défini par décret. Les concepts sont clairs et ils ont été mis en œuvre de manière erronée. Le parquet a confondu des notions juridiques."
Le jugement est mis en délibéré. La décision est attendue pour le 3 mai prochain.

Rédigé par Jean-Pierre Viatge le Mardi 5 Avril 2022 à 19:23 | Lu 3987 fois