​L'ice, "une drogue qui fait totalement vriller les gens"


FC pour LDT.
Tahiti, le 5 août 2020 - Le lieutenant-colonel Frédéric Brachet a quitté ses fonctions le 1er août dernier après avoir passé trois ans à la tête de la compagnie des Iles Sous-Le-Vent. Durant ces années sur le terrain et auprès de la population, Frédéric Brachet a vu l'ice s'infiltrer dans toutes les couches de la population. À l'aube de son départ, il a tenu à rappeler les dégâts que provoque l'ice, notamment sur les jeunes. 

Vous quittez la Polynésie après trois années passées à la tête de compagnie des Iles Sous-Le-Vent. Quelles sont les problématiques principales que vous avez rencontrées?

"Si nous avons affronté la délinquance en général, il s'agissait en particulier de tout ce qui relève des atteintes aux biens – cambriolages etc. – mais aussi du trafic de stupéfiants. Pas uniquement les grosses opérations, mais aussi les petits trafics du quotidien avec tout ce travail d'attrition qui consiste à maintenir une pression tous les jours sur les trafiquants. C'est en commençant par les petits trafiquants que l'on empêche les grosses structures de se développer."

Vous avez été témoin ces dernières années sur le terrain de l'infiltration de l'ice dans toutes les couches de la société. Quels constats en tirez-vous ?

"Les petits trafics de pakalolo, dit "traditionnels", s'orientent de plus en plus vers des ventes en vue de consommer des drogues dures dont de l'ice. Nous avons donc mené une première action pour couper l'herbe sous le pied aux revendeurs d'ice qui sont fortement liés à ces ventes de paka. C'est une chose importante car ces actions passent aussi par le fait de mener des opérations importantes sur la culture de cannabis, que ce soit indoor ou dans des champs. Les trafics de paka et d'ice sont intimement liés puisque si tous les consommateurs de paka ne passent pas à l'ice, tous les consommateurs d'ice ont commencé par le paka. Dès lors que nous régulons cela, le but est d'éviter que les plus jeunes aient un accès libre à ce cannabis. Le drame de l'ice aujourd'hui, c'est que cette drogue est arrivée dans toutes les couches de la population. Ce n'est pas la drogue du riche ni celle du pauvre, mais la drogue de tout le monde et elle nécessite de gros moyens. On peut vendre du paka pour s'acheter de la drogue dure, mais l'on peut aussi commettre des cambriolages chez les gens afin de revendre les objets volés et de se payer une dose d'ice."

Dans le travail que vous avez effectué au quotidien, vous étiez au premier plan pour constater concrètement les ravages que l'ice provoque au sein de la société ?

"C'est une drogue qui fait totalement vriller les gens. Les consommateurs ont des comportements irrationnels qui  font qu'il y a des attitudes violentes envers les proches, envers les tiers et aussi envers les forces de l'ordre. Le cerveau n'a plus aucune capacité de jauger les notions de bien et de mal. Comme de nombreuses drogues dures, l'ice annihile la raison. Physiquement parlant, il y a des jeunes que nous avons connus il y a trois ans et qui étaient sportifs. Nous les avons vus perdre toute leur masse musculaire, leurs dents et leurs cheveux. Il y a une vraie déchéance physique visible, et c'est ce que nous répétons aux proches : dès que l'on constate ce genre de choses, il faut tirer la sonnette d'alarme."

Comment pourrait-on donc endiguer ce fléau ?

"J'ai commandé ces trois dernières années une compagnie de gendarmerie départementale, c’est-à-dire des brigades territoriales réparties sur tout Tahiti et Moorea. Toutes ces unités ont une vocation qui est la capacité de contact et le sentiment de confiance qui existent encore à Tahiti avec la population. Au-delà des enquêtes et des mesures qui sont prises, il ne faut jamais perdre ce lien qui nous unit. Et 100% de nos enquêtes sont liées à la relation que nous avons avec la population. C’est-à-dire s'arrêter dans un quartier à pied, discuter avec des voisins et obtenir de petits renseignements. Il faut absolument conserver le contrat social. À titre d'exemple, l'affaire de trafic d'ice dite "affaire Nivière" qui a été menée par la Brigade de recherches de Faa'a, a commencé par un fait mineur et en déroulant la bobine, en discutant avec la population, les gendarmes sont arrivés à une très grosse affaire."

En matière de trafic d'ice sur le territoire, l'on évoque également la prostitution qui en découle. Ces deux phénomènes sont-ils, eux-aussi, intimement liés ?

"Oui. C'est à la fois un problème sociétal et économique et un problème effectivement lié au trafic de drogues car c'est un moyen de blanchiment de l'argent généré par le trafic à travers des réseaux de prostitution. De plus, les prostituées sont souvent des consommatrices."

En ce qui concerne la délinquance, diriez-vous qu'elle a augmenté ces dernières années ? 

"La délinquance à Tahiti et Moorea, qui représente 70% de la délinquance en Polynésie, est une délinquance assez volumétrique mais qui reste sur un niveau assez bas. J'ai pour autant constaté que nous sentons une bascule générationnelle qui peut être dangereuse. Nous voyons beaucoup de jeunes adolescents de 14 à 17 ans qui peuvent être le pivot positif ou bien négatif dans les prochaines années. Ce n'est pas propre à Tahiti mais il y a ici comme partout une fracture du lien social, religieux et économique. Les jeunes se sont tournés vers la société de consommation immédiate et cela crée des tensions. Nous avons eu beaucoup de violences intrafamiliales qui opposaient de très jeunes gens aux plus anciens. C'est une chose qui existait moins avant."

À titre plus personnel, quels sont les évènements qui vous ont marqués? 

Certains événements particuliers m'ont marqué. Tout d'abord l'affaire de proxénétisme dite "Papa Raymond". Nous n'imaginions pas qu'il puisse se passer des choses aussi sordides impliquant de très jeunes mineurs. Des trafics de stupéfiants ensuite avec le démantèlement du premier laboratoire de fabrication d'ice. Mais, ce que je retiendrai avant tout, c'est la manière de travailler en Polynésie. J'ai eu grand plaisir à travailler avec mes militaires au quotidien. Ça a été un grand bonheur."
 

Rédigé par Garance Colbert le Mardi 4 Aout 2020 à 09:17 | Lu 78523 fois