​Charles Gardou : “La question du handicap est centrale”


Tahiti, le 21 septembre 2022 - Charles Gardou, anthropologue et professeur des universités à Lyon-II, travaille sur le thème des handicaps dans les sociétés humaines. Il a été invité par l'Université et Ocellia, un organisme de formation médico-social, pour participer à une “semaine-évènement” de tables rondes et rencontres itinérantes autour du mouvement inclusif organisée en Polynésie française. L'anthropologue donnera, dans l'amphi A3 de l'Université, une conférence “savoir pour tous” intitulée “le sens du mouvement inclusif”, jeudi 22 septembre à 17 heures. Au cours d'un entretien, il nous détaille le sens et les apports de ce mouvement de lutte contre les “exclusivités”.
 
Qu'est-ce que le “mouvement inclusif”, thème de votre conférence ?
 “Le mouvement inclusif cherche à lutter contre toutes les formes persistantes d'exclusivité dans une société donnée. Ces exclusivités, elles sont très nombreuses. C'est difficile d'avoir conscience à quel point quand on n'est pas nous-mêmes exclus. Quand je me déplace, j'ai la chance de pouvoir passer par ce trottoir défoncé qu'un fauteuil roulant ne pourrait emprunter. Quand je vais au cinéma et qu'on dit aux personnes à mobilité réduite que toutes les places dédiées sont occupées et qu'elles ne peuvent pas entrer. Moi, j'ai pu voir le film, j'ai profité de cette exclusivité-là.
De même, l'école a longtemps été exclusive aux enfants “dans la norme”, les autres ne pouvaient pas être scolarisés. Les lieux de travail, c'est la même chose. De fait, ces exclusivités créent de l'exclusion. Des soins qui nous paraissent normaux mais sont vitaux, comme les soins dentaires ou gynécologiques, peuvent être très difficiles d'accès, par exemple, pour les familles d'enfants qui souffrent de troubles autistiques.
Le principal facteur d'exclusion en France c'est le handicap. Or, l'OMS a montré en 2011 qu'un humain sur sept était peu ou prou en situation de handicap. Heureusement, on assiste peu à peu à un réveil social. Les signes de volonté sont là, mais on a encore du mal à passer à l'acte.”
 
À quoi sont liées ces difficultés à passer des bonnes volontés aux actes ?
“Dans de nombreuses sociétés contemporaines, on valorise la force, la puissance : il faut “se battre” pour réussir. Ceux qui ont beaucoup d'acquis, cumulent ces acquis et ces droits, se pensant légitimes à être dans cette position, oubliant ceux qui en sont privés. Nos sociétés sont appelées aujourd'hui à faire une place de plein droit à des personnes qui portent une blessure dans leur corps ou dans leur esprit.
On a longtemps considéré qu'en matière de handicap, un grand cœur suffisait. Or, la question du handicap est centrale dans une société. Ce n'est pas quelque chose qu'on doit traiter à part. Elle est une caisse de résonance de la manière dont une société traite ses plus fragiles. Ce qui en fait une question politique, au sens noble du terme, une question collective. La démarche inclusive est un immense défi social : savoir collectivement prendre en compte les fragilités. Avant tout, il faut se déshabituer à exclure.”
 
En Polynésie française, les associations dénoncent les insuffisances dans l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite. Est-ce une clef des luttes contre les exclusivités ?
Se déplacer dans la cité, c'est un exemple même d'exclusivité. Ce devrait être un droit universel. En réalité, c'est praticable pour les uns, mais pas pour les autres. C'est vrai à Paris aussi. La société est un patrimoine commun dont on hérite par naissance. Ce n’est pas un bien privatif. Or, on accepte aujourd'hui, de fait, que certaines personnes en soient privées.
Mais surtout, l'accessibilité c'est une chaîne. Il ne faut pas se contenter de rendre accessibles certains lieux prioritaires, mais regarder la cohérence de l'ensemble. On ne parle que de l'accessibilité architecturale ici, mais on pourrait aussi parler des objets, des appareils, du savoir, de la culture, etc. C'est aussi vrai dans l'éducation. Ce n'est pas parce que des élèves en situation de handicap sont “inclus” dans les classes que ces classes sont inclusives. Est-ce que la temporalité est adaptée à certaines fatigues du corps ou de l'esprit ? Est-ce que ces élèves sont bien accompagnés dans leur autonomie ? Est-ce que les enseignants sont formés et soutenus ?
L'accessibilité doit être pensée comme un continuum, comme un ensemble. On en est au balbutiement, en France comme dans les Outre-mer.  En pratique, beaucoup reste à faire.  C'est le sens de ma présence ici, pour soutenir ceux qui proposent, ceux qui créent cette synergie.”
 
L'application de la loi de Pays contraignant les entreprises à embaucher 4% de personnel en situation de handicap est sans-cesse ramenée à 2%. Est-ce que cela vous surprend ?
 “Je ne peux pas répondre à la place des acteurs polynésiens, mais ces quotas existent ailleurs. En France, c'est 6%. Et les difficultés existent également. Là aussi, il faut voir le continuum. Si l'école a des difficultés à former les enfants en situation de handicap, ce manque de formation va se répercuter sur leur intégration dans le monde du travail. Jusqu'au collège et au lycée, il y a des auxiliaires de vie scolaire, mais cet accompagnement s'arrête généralement après le bac. Il n'y en a pas à l'université, par exemple.
Il y a une rupture sur la chaîne, mais il y a aussi un système d'autocensure chez les personnes en situation de handicap. Toute l'histoire leur dit qu'ils sont improductifs, ils intègrent cette représentation, cette fausse idée, à leur tour. On les a mis sur le bord du chemin, il leur faut une force mentale incroyable pour essayer d'en sortir. Il y a donc des facteurs entravant tout au long de la route. Il y a aussi une certaine discrimination à l'embauche qu'on ne peut pas nier. En France, la simple mention d'un handicap dans une candidature coupe trop souvent l'accès à un entretien d'embauche.”
 
Pourquoi, en tant qu'anthropologue, avez-vous choisi de vous pencher sur les thèmes du handicap et des exclusions sociales ?
“J'avais fait des études de philosophie, mais la lecture de Lévi-Strauss, notamment Tristes Tropiques, a été déterminante pour moi. Il décrit des sociétés considérées alors comme primitives, en marge de la société moderne, et leur redonne leur place dans l'humanité. Il a cassé cette exclusion, et ça m'a plu. Je me suis orienté vers l'anthropologie.
Aux Marquises, j'ai fait ma thèse sur la culture marquisienne. J'y ai constaté que la manière de répondre socialement aux handicaps n'était pas la même qu'en métropole. Les représentations ne sont pas les mêmes. Cette compréhension culturelle me paraît la clef. C'est dans cette angle-là que j'ai commencé à travailler sur le handicap. J'étais un peu seul au début, mais on est plus nombreux maintenant. C'est devenu un sujet de recherche comme un autre, alors que c'était longtemps considéré comme du domaine exclusif du militantisme ou du caritatif.
Dans la plupart des sociétés, on ne prend pas le handicap pour ce qu'il est : une part du vivant. L'imperfection, c'est la vie. Il y a du handicap chez les plantes, chez les animaux ; le règne du vivant en est composé. J'ai donc cherché à mesurer comment se construit, dans une société donnée, l'interprétation de ces handicaps. Quel sens et quelle place leurs sont donnés. J'y ai trouvé une richesse infinie.”

Rédigé par Propos recueillis par Antoine Launey le Mercredi 21 Septembre 2022 à 20:39 | Lu 989 fois