​“Nous traitons les dossiers à chaud”


Tahiti, le 10 janvier 2024 - Au lendemain d'une année 2023 qui aura vu augmenter l'activité du tribunal administratif, son président, Pascal Devillers, revient sur l'activité de la juridiction, un “élément de régulation de la vie économique au titre de la commande publique”. 

Quel bilan tirez-vous de l'année écoulée et quels sont les contentieux qui ont principalement occupé le tribunal administratif ?
 
“Nous avons une activité qui a augmenté puisque nous avons eu +6% d'entrées cette année. Nous avons environ 600 dossiers, ce qui tourne autour de 50 par mois, chiffre important pour une petite juridiction comme la nôtre. Ce qui caractérise ce tribunal, c'est que nous n'y retrouvons pas du tout les contentieux de masse qui encombrent un peu les juridictions de métropole, comme les contentieux d’étrangers ou ceux liés au RSA et au droit au logement opposable. Nous n'avons pas cela, mais nous avons un contentieux dit “ordinaire” avec des dossiers qui sont quand même chaque fois plus lourds, compte tenu de la complexification des normes applicables. Notre principal poste est la fonction publique, qui représente 26% de nos entrées. Le reste se répartit vraiment sur tout le champ des autres contentieux. Nous avons beaucoup de dossiers relatifs à l'urbanisme, car il y a sûrement de nombreuses autorisations qui sont délivrées dans cette période et qui sont contestées par le voisinage. Nous avons également beaucoup de dossiers portant sur des marchés publics avec la contestation des décisions d'attribution, les référés précontractuels ou les demandes d'annulation de contrats. De ce fait, nous sommes un peu un élément de régulation de la vie économique au titre de la commande publique.”
 
Les délais sont plus courts au tribunal administratif, est-ce uniquement à mettre sur le compte du fait que vous traitez moins de dossiers ?
 
“En ce qui concerne le tribunal administratif, cela relève du fait que nous n'avons pas à traiter les contentieux de masse que je viens d'évoquer. Nous avons donc un nombre de dossiers par magistrat inférieur à celui qui existe en métropole et nous pouvons ainsi les traiter dans un délai satisfaisant. Lorsque nous rendons des décisions, elles sont encore présentes dans l'esprit des justiciables, que ce soit des particuliers ou l'administration. Nous traitons les dossiers à chaud. Souvent, dans les dossiers dont le traitement dure plusieurs années, l'enjeu a été oublié. En Polynésie française, cet enjeu demeure bien présent. Cela est satisfaisant.” 
 
Avez-vous pu constater une hausse du contentieux lié aux atteintes à l'environnement ?
 
“Il n'y a pas eu d'augmentation pour une première raison assez simple, c'est qu'il y a très peu de décisions en cette matière. En métropole, il y a beaucoup de décisions qui concernent l'environnement, donc beaucoup de contestations de ces décisions. Ici, en comparaison, il y a très peu d'associations qui défendent l'environnement et il y a une moindre sensibilisation des particuliers à la cause environnementale de façon générale. Il n'y a pas beaucoup d'acteurs impliqués dans cette cause, ce n'est pas une priorité, en tout cas visible, ici. Nous voyons bien que les débats tournent essentiellement autour de la cherté de la vie et de l'accès au logement.”
 
Le juge administratif peut avoir à statuer dans des affaires relatives au respect de la laïcité. En Polynésie, ce n'est pas un sujet qui occupe votre juridiction ? 
 
“Ce n'est pas un sujet qui nous occupe. La laïcité est un principe constitutionnel qui s'applique partout mais qui ne peut s'éloigner ou se départir du contexte culturel local, qui est vraiment différent de la métropole. Ici, il y a un consensus pour que la religion ne soit pas écartée de la vie publique.”
 
Quelles spécificités relevez-vous sur le territoire ?
 
“Comme je le disais, au plan contentieux, la grosse différence est l'absence de ces contentieux de masse. Au-delà de ça, il n'y a pas tellement de différence car nous avons des affaires qui concernent tous les pans d'activités contentieuses habituelles, que ce soient l'urbanisme ou les marchés. Nous avons un peu plus d'affaires de domanialité publique puisqu'ici, le domaine public, c'est important, et qu'il est tout de même menacé par une tendance d'appropriation privée, beaucoup avec les pontons, la privatisation de fait des plages… On s'en rend compte tout autour de Tahiti comme dans les îles. Je relève une autre spécificité cependant. Avec notamment l'augmentation du recours aux avocats et du nombre des avocats, il y a une judiciarisation qui ressemble un peu à celle de la métropole. L’augmentation des recours y est liée ; on se tourne vers le juge assez facilement. Pas toujours à bon escient.” 
 
Les décisions du tribunal administratif semblent mieux acceptées par la population bien qu'elles portent parfois sur des sujets sensibles. Comment l'expliquez-vous ?
 
“Nous nous efforçons vraiment de motiver nos décisions. Je ne vous apprends rien, un jugement de tribunal correctionnel qui concerne du pénal ‘ordinaire’ n'est pas motivé, sauf s'il y a appel. Le justiciable connaît sa condamnation mais pas les motifs. Depuis quelques années, il y a eu une réforme portant sur la rédaction de nos décisions avec la suppression des ‘considérant que’ et la suppression des termes trop compliqués visant notamment à rendre la décision plus compréhensible par les justiciables. Mais nous avons un contentieux technique et il n'est pas toujours facile de rendre le raisonnement et les motifs accessibles au plus grand nombre.”
 
Quel est votre champ d'action ?
 
“Notre champ, c'est celui de tous les acteurs publics et des collectivités publiques et comme ils ont tendance à régir de plus en plus de domaines, il y a de plus en plus de réglementations. Le Journal officiel de la Polynésie française en est rempli et cela représente autant de domaines d'interventions de la Polynésie, des communes ou de l'État, qui peuvent justifier que le tribunal administratif soit saisi, soit parce que les textes paraissent non conformes, soit parce que – plus souvent – la façon dont ils sont appliqués, sujette à interprétation, est contestée.”
 
Le droit administratif peut sembler austère, comment le décririez-vous ?
 
“Ce n'est pas du tout austère. Intellectuellement, c'est un droit très intéressant. À ce sujet, on peut rendre justice au Conseil d'État car les décisions qu'il produit – la jurisprudence – constituent un écheveau assez subtil, une construction qui a une vraie cohérence, que l'on arrive à percevoir plus facilement lorsque l'on lit les conclusions des rapporteurs publics du Conseil d'État. On voit bien ainsi que chaque décision apporte sa touche à une construction et à un équilibre juridique et, par là même, sociétal.”

Rédigé par Garance Colbert le Mercredi 10 Janvier 2024 à 18:11 | Lu 2795 fois