Vincent Dropsy : L'inflation, "une tendance de long terme"


Tahiti, le 22 mars 2022 – Depuis le début de l'année, les prix augmentent fortement en Polynésie française. Alors que le ministre de l'Économie déclare vouloir mettre en place "un plan Marshall" contre l'inflation, Vincent Dropsy, professeur en sciences économiques, revient pour Tahiti Infos sur les mécanismes de cette inflation et les perspectives économiques du fenua face à ce qui paraît bien être une tendance mondiale.


 
Les prix augmentent fortement au fenua, particulièrement depuis le début de l'année 2022, quels sont les mécanismes nationaux ou internationaux qui peuvent expliquer une telle inflation ?
 
"L'indice des prix à la consommation (IPC) en Polynésie française a en effet augmenté très rapidement en janvier et février 2022, avant même le début de l'invasion russe en Ukraine, le 24 février. Plus précisément l'IPC a augmenté de +1,8% en janvier, en grande partie à cause de la hausse des tarifs d'assurance liées aux transports de +30%, et des prix des produits alimentaires de +2,5%, puis il a de nouveau subi une hausse de +1,1% en février, toujours en raison de la hausse des prix des produits alimentaires de +1,9% (notamment des légumes de +11% et fruits de +5%).

 
Mais au-delà du court terme, il est important de comprendre l'évolution des prix à la consommation en Polynésie française dans le long terme. L'inflation a été nulle en moyenne pendant 8 ans et demi, de juillet 2013 à fin 2021 : l'IPC en décembre 2021 était au même niveau qu'en juillet 2013. En 2020, l'IPC a même baissé de -0,9%, surtout à cause de la baisse des prix des transports aériens de -10% et des communications téléphonique et internet de -14%, avant de rebondir et d'augmenter de +1,7% en 2021, en grande partie à cause de la hausse des prix des produits alimentaires de +4%, et des transports aériens de +11%, malgré la baisse des prix des communications de -25%."
 
Quels impacts a eu la crise sanitaire vis-à-vis de cette inflation ?
 
"Il semble qu'en 2020, le choc de la crise pandémique ait eu un effet plus important sur la demande (en particulier sur la consommation de services qui a fortement baissé) que sur l'offre, d'où la baisse de l'IPC constatée, alors qu'en 2021, le choc Covid s'est fait ressentir davantage sur l'offre (via des problèmes d'approvisionnement) que sur la demande, entraînant une hausse de l'IPC."
 
Quelles sont les conséquences de cette inflation sur le pouvoir d'achat des Polynésiens?
 
"Une hausse du taux d'inflation a tendance à éroder le pouvoir d'achat, si les salaires n'augmentent pas à la même vitesse que les prix à la consommation. Mais, il est aussi possible que les salaires augmentent plus rapidement que les prix, ce qui a été le cas pour les salaires moyens "équivalent temps plein" en Polynésie française en 2020 avec un pouvoir d'achat moyen des salaires qui a augmenté de +1,5% dans le secteur privé, mais est resté quasiment stable dans le secteur public. En revanche, les dernières données disponibles pour 2021 indiquent que, sur les douze mois précédent le mois de novembre, le "salaire réel" (c'est-à-dire le salaire moyen déflaté par les prix à la consommation) n'a que peu augmenté (+0,1% dans le secteur privé, et +0,7% dans le secteur public)."
 
"Il existe un risque au niveau mondial d'une boucle inflationniste"

 
Doit-on s'attendre à une période de récession économique en Polynésie française ? Il y a-t-il également un risque de rentrer dans une "boucle inflationniste"?

 
"Il existe un risque au niveau mondial d'une boucle inflationniste où les salaires augmenteraient sous la pression de l'inflation des prix, ce qui provoquerait une hausse des couts de production et donc une nouvelle hausse des prix. En tout cas, la hausse quasi-certaine du taux d'inflation en 2022, à cause de la flambée des prix des matières premières (alimentaires, énergétiques, etc.) et des problèmes récurrents d'approvisionnement au niveau mondial, aura un effet négatif sur la croissance économique au fenua, comme dans le reste du monde. Avant même le début de la guerre en Ukraine, le Fonds Monétaire International prévoyait un ralentissement de la croissance économique mondiale d'environ 0,5%, passant de +4,9% à +4,4%."

 
La guerre en Ukraine risque-t-elle d'être un facteur aggravant de cette inflation ? À un niveau plus local, la mise en place de la "TVA sociale" peut-elle également aggraver cette inflation ?
 
"L'incertitude concernant l'évolution de la guerre en Ukraine et ses effets sur les prix du pétrole et des matières premières rend difficile une prédiction précise dans le futur, mais il est possible que l'inflation, qui ne semblait être que temporaire suite à la crise pandémique et des problèmes d'approvisionnement, devienne une tendance de plus long terme, comme dans les années 1970 , période de la "stagflation" [une croissance faible alliée à une inflation forte, ndlr], au niveau mondial, et donc au fenua. L'OCDE [Organisation de coopération et de développement économique, ndlr] vient de publier ses perspectives économiques et estime que l'impact de la guerre en Ukraine couterait déjà 1% de croissance économique mondiale et ajouterait 2% d'inflation mondiale. La date d'entrée en vigueur de la contribution pour la solidarité [TVA sociale, ndlr] a été décidée bien avant le début de l'invasion russe en Ukraine, et aura également tendance à faire augmenter les prix, mais pour des raisons différentes, ce pourquoi il convient de l'analyser et de la traiter séparément."

 
"Une crise mondiale"

 
Peut-on combattre ou du moins atténuer cette inflation ?
 
"Les politiques économiques consistent à faire des choix : la crise financière de 2008 et la crise pandémique de 2020 ont conduit les gouvernements du monde entier à prendre des décisions inédites, telles que des dépenses budgétaires massives (le "quoi qu'il en coute" du président Macron), dont les conséquences ont été de sauver de nombreuses vies, des millions d'emplois et des milliers d'entreprises, mais en augmentant fortement la dette publique. La lutte contre l'inflation sera l'occasion de choix qui pourront occasionner des couts économiques conséquents, tels qu'une possible baisse de l'emploi si les banques centrales augmentent les taux d'intérêt, comme l'a récemment commencé la banque fédérale américaine. En Polynésie française, le gouvernement peut temporairement limiter les effets de la hausse des prix du pétrole, via son Fonds de péréquation des prix des hydrocarbures (FPPH), mais il ne pourra guère se soustraire des lois économiques dans le long terme et devra faire des choix difficiles afin de gérer la hausse de l'inflation qui provient d'une crise mondiale."

 
 

Rédigé par Antoine Launey le Mardi 22 Mars 2022 à 19:26 | Lu 3329 fois