Une brève histoire du va'a


Christian Laget et Georges Estall
Tahiti, le 13 novembre 2019 - La pirogue polynésienne est une merveille technologique apparue il y a plus de 1000 ans et qui a permis la conquête de tout l'océan Pacifique par nos ancêtres. Christian Laget, directeur de la Culture à la Région Sud, a épluché les archives des Bibliothèques de Marseille pour retracer l'histoire du va'a depuis ses origines.

Christian Laget est un passionné de pirogue polynésienne depuis 1999 et son premier voyage au fenua. Le directeur de la Culture de la région Sud (nouvelle appellation de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur) fait même partie du club de va'a "Manu Ura 13" à Marseille. En 2017, il organisait une grande exposition "Va’a, les pirogues à balanciers du Pacifique" à la bibliothèque de l’Alcazar à Marseille. Elle se basait sur les travaux académiques menés dans la région mais aussi sur les archives des bibliothèques nationales. De quoi sortir d'innombrables témoignages et gravures des premiers explorateurs européens (en particulier les équipages de Cook, Wallis, Bougainville et Bligh) ayant découvert – et documenté – les cultures du Pacifique.

De passage en Polynésie pour assister à la Hawaiki Nui Va'a, il en a profité pour présenter ses trouvailles lors d'une conférence "Savoirs Pour Tous" organisée le 7 novembre à l'Université de la Polynésie française.

L'événement a attiré de nombreux fans et professionnels de la pirogue, qui ont félicité Christian Laget. Georges Estall, fondateur de la fédération internationale de va'a dont il a été président 16 ans, a personnellement remercié ce "popa'a" si investi dans la préservation du patrimoine nautique polynésien.

Pendant la conférence, le doyen du va'a a aussi annoncé qu'il réunissait un premier réseau de volontaires pour entamer le long processus qui permettra de classer la pirogue polynésienne au patrimoine mondial de l'humanité de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco).

© gravures : bibliothèques de Marseille

Aux origines de la pirogue

Les premières pirogues utilisées par nos ancêtres ressemblaient sans doute à ce modèle des îles Salomon au 18e siècle
Lors de l'histoire moderne de l'humanité, deux visions différentes de la navigation ont émergé. Le problème est de stabiliser son embarcation pour les longues traversées. La stratégie qui a dominé en Europe et en Asie consistait à construire des bateaux de plus en plus larges et hauts, de lester les coques, et d'affronter les éléments de face.
Dans le Pacifique, c'est le choix de créer des bateaux plus fins, plus bas et plus rapides qui a été adopté. En attachant un balancier ou plusieurs coques entre elles, le problème de la stabilité est résolu par la même technique que celle utilisée par les catamarans (une invention de l'Américain Nathanael Herreshoff en 1870... qui a tout simplement copié les pirogues hawaiiennes). Pour gérer les éléments capricieux, les pirogues comptent sur leur vitesse, leur manœuvrabilité, et surtout une connaissance très fine de la météo par les navigateurs.

Cette origine commune se retrouve dans les bateaux utilisés par tous les peuples insulaires du Pacifique, que ce soit en Micronésie, Mélanésie ou Polynésie... Avec bien sûr des différences importantes entre les régions.

Adaptées à leur environnement

Le succès de la pirogue polynésienne tient à son adaptation parfaite à nos îles :
- Elles nécessitent très peu de bois, idéal pour des îles aux ressources limitées. Le design peut même être adapté en fonction de l'abondance de la ressource, les atolls fabriquant des pirogues plus économes encore ;
Elles sont très adaptables. Le design "en kit" fait qu'une pirogue peut être équipée d'un balancier ou attachée à une autre pirogue pour devenir un catamaran. Le même design de base peut être utilisé pour des pirogues de pêche, de voyage, de guerre... ;
- Contrairement aux bateaux européens ou asiatiques, elles ne nécessitent aucune pièce ou outil en métal. Les premiers explorateurs étaient d'ailleurs particulièrement impressionnés par la qualité de la fabrication des pirogues, fabriquées sans plans physiques, des voiles traditionnelles (deux tapis de pandanus cousus) et des cordes traditionnelles ;
- Elles ont un excellent rapport taille-poids/charge utile, ce qui leur permet de transporter des charges lourdes pour les longs voyages ou pour les expéditions militaires. Les explorateurs notent que certaines pirogues peuvent transporter jusqu'à 300 guerriers ;
- Plus rapides que les bateaux occidentaux, elles sont plus adaptées aux longues traversées océaniques (où, contrairement à l'image que l'on en a, les pirogues simples avec un balancier sont considérées comme plus sûres, car une pirogue double peut se briser en deux plus facilement) ;
- Le design ouvert, la propension des pirogues à se renverser et l'exposition aux éléments les rendent utilisables uniquement sous les climats chauds.

Pirogues micronésiennes contre pirogues polynésiennes

Les historiens qui étudient les peuples du Pacifique savent depuis longtemps que le peuplement de nos îles s'est effectué en deux étapes. D'abord la Mélanésie et la Micronésie il y a 3000 à 4000 ans. Puis nos ancêtres se sont longuement arrêtés aux Samoa/Tonga, sans aller plus à l'Est. C'est là qu'est née la culture polynésienne et qu'un nouveau design de pirogue est apparu, capable d'affronter les océans. Avec cette révolution technologique, l'océan Pacifique est devenu un grand lac pour les Polynésiens, qui ont colonisé toutes ses terres habitables en quelques centaines d'années...

Christian Laget a ainsi présenté les deux grandes familles de pirogues qui existent encore aujourd'hui dans le Pacifique :
- Les pirogues amphidromes ont été utilisées pour coloniser la Mélanésie et la Micronésie : elles n'ont pas d'avant ou d'arrière. Elles avancent dans les deux sens, en exposant toujours leur balancier au vent. Elles sont dotées d'une voile latine (triangulaire, qui croise le mât en oblique).
- Les pirogues monodromes sont utilisées par les Polynésiens : elles n'avancent que dans un sens et sont dotées d'une voile triangulaire attachée au mât.

La pirogue de Tahiti

Quelques pirogues de O'Tahiti, tiré d'une gravure de Cook.
Les pirogues tahitiennes ont une voile typique, celle qui est d'ailleurs représentée sur notre drapeau. Cette voile les rend moins rapides mais plus manœuvrables.

Les descriptions et gravures du 18e siècle prouvent que nos ancêtres ramaient déjà en synchronisation, comme aujourd'hui, avec un changement toutes les quelques minutes. Mais pour diriger les pirogues géantes, il fallait jusqu'à quatre peperu équipés de pagaies gigantesques. Ils marquaient le rythme des changements en donnant de grands coups de rame sur le bord de la pirogue.

Les premiers explorateurs découvrent le surf à Hawaii et Tahiti. Ils notent que les Tahitiens utilisent aussi bien des planches que des pirogues pour profiter des grosses houles... Pendant que les équipages occidentaux craignent que les vagues dépassant le bastingage échouent leurs encombrants navires...

Malheureusement après l'arrivée des premiers explorateurs, les maladies introduites déciment les populations polynésiennes. Le savoir se perd alors que les constructeurs survivants cherchent à imiter les technologies occidentales, considérées comme plus avancées. Les voiles en pandanus sont remplacées par du tissu, la forme des voiles change, les outils modernes sont utilisés... La diversité des modèles traditionnels diminue rapidement. Heureusement, ces connaissances ne seront pas totalement perdues et la construction des pirogues traditionnelles survit. Par contre, il faudra attendre Hokulea, en 1950, pour que la navigation traditionnelle aux étoiles soit redécouverte.

Le premier départ des courses de pirogue

Les premiers explorateurs européens notent que les Polynésiens apprécient, pour les grandes occasions, de sortir leurs pirogues de guerre et leurs pirogues d'apparat pour se livrer à d'audacieuses manœuvres et courses pour impressionner les ari'i. Mais l'émergence de la course de va'a moderne trouve ses origines à Tahiti et à Hawaii.

À Hawaii d'abord, après l'évangélisation de l'archipel, le roi Kalākaua décide de rétablir les courses traditionnelles de va'a dès 1875. Rapidement, la population y prend goût et des courses de pirogue sont organisées en parallèle des compétitions de surf. En 1933, la première course de v6 moderne est organisée. Une fédération hawaiienne est créée en 1950 et la Molokai Hoe est lancée en 1952.

En Polynésie française cela a été plus compliqué. Un an après la signature du protectorat en 1841, la nouvelle autorité coloniale reprend les vieilles traditions à son compte et instaure des célébrations traditionnelles, qui incluent des courses de pirogue, pour la fête nationale. Mais il faudra attendre les années 1950 pour que des courses soient organisées hors des festivités officielles par des rameurs de Tautira et de Teahupo'o. Leur initiative rencontre un franc succès et les autres communes se lancent dans la course, provoquant une évolution rapide du design des va'a de compétition.

Le vrai déclic aura lieu en 1975 : la renaissance de la culture polynésienne par la danse et le tatouage touche aussi la pirogue. Hokulea prouve, avec son voyage Hawaii – Raiatea, que les ancêtres des Polynésiens étaient bien les navigateurs hors pair que Wallis, Cook et Bougainville décrivaient. Et surtout une équipe de quatre rameurs de Tautira entend parler de la Molokai Hoe et commence à s'entrainer... En 1976 ils participent pour la première fois et finissent deuxième, puis ils remportent la course les deux années suivantes, créant déjà la réputation de suprématie des rameurs tahitiens.

En 1980, les premiers championnats de Polynésie sont organisés. En 1990 deux structures rivales fusionnent pour créer la Fédération tahitiennne de va'a. En 1992, la Hawaiki Nui Va'a est créée.

Avec la Hawaiki Nui Va'a et les efforts du gouvernement pour promouvoir à travers tout le Pacifique ce qui est devenu le sport national de la Polynésie française, c'est le va'a tahitien qui s'impose à l'international devant le modèle hawaiien, pourtant plus ancien. Aujourd'hui ce sport est pratiqué dans le monde entier et est même candidat pour intégrer les Jeux Olympiques.

Christian Laget met tout de même en garde les instances contre le revers de ce succès : la production en série et les nouveaux matériaux moulés créent une standardisation des formes, qui réduit la diversité des va'a polynésiens. Le patrimoine historique, en particulier les pirogues en bois, disparait rapidement. Enfin, les forces de la mondialisation pourraient rapidement enlever au va'a son caractère polynésien... Qui se souvient que les Inuits ont inventé le canoë ? D'où l'importance de dresser un inventaire de toutes les pirogues polynésiennes – que ce soit pour la course, la pêche ou le transport, puis de préserver ces modèles avant de pouvoir enfin demander le classement de cet héritage au patrimoine mondial de l'humanité.




Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mercredi 13 Novembre 2019 à 16:17 | Lu 6637 fois