“Tous les créateurs polynésiens connus ont commencé à la Tahiti Fashion Week”


Agnès Genefort, responsable des créateurs et de la logistique de la Tahiti Fashion Week, en compagnie d'Alberto V., le créateur et directeur artistique de l'événement. (Crédit photo : Tevahitua Brothers)
Tahiti, le 15 mai 2023 – Une trentaine de créateurs présenteront leurs œuvres – vêtements, bijoux, accessoires – lors des trois soirées de défilés de la 9e Tahiti Fashion Week, qui se déroulera du 7 au 11 juin à l'hôtel InterContinental Tahiti. Certains d'entre eux seront également présents au showroom, sur lequel les visiteurs pourront retrouver leurs créations pendant deux jours. Rencontre avec Agnès Genefort, responsable des créateurs et de la logistique, qui fait partie de l'aventure de la Tahiti Fashion Week depuis le début.
 
Combien y a-t-il de créateurs cette année et comment sont-ils choisis ?

“On en a entre 30 et 35. Je n'ai pas encore le chiffre exact car certains n'ont pas encore renvoyé tous les documents. Dans un premier temps, on fait un appel à créateurs via nos réseaux sociaux. Ils reviennent ensuite vers nous et je réponds à absolument tout le monde. La première question que je leur pose, c'est de savoir s'ils sont patentés. S'ils ne le sont pas, ils ne peuvent pas participer à moins qu'ils aillent ouvrir une patente. Pour nous, la Tahiti Fashion Week a aussi un but éducatif. C'est-à-dire de dire aux gens : 'Vous voulez en faire un métier ? Vous voulez présenter une collection qu'un public pourra acheter ? Eh bien il faut se patenter'. C'est le point de départ. Ensuite, ceux qui sont patentés, je leur demande ce qu'ils souhaitent présenter ; s'ils font des vêtements, des bijoux, des accessoires... Puis je les rencontre tous et lors du rendez-vous, je leur pose des questions pour savoir pourquoi ils viennent à la Tahiti Fashion Week, quelles sont leurs aspirations. Je leur demande aussi de m'apporter deux ou trois de leurs créations ou des croquis, pour savoir ce qu'ils ont envie de présenter ; où ils en sont dans leur entreprise. Je fais aussi avec eux un point sur leurs réseaux sociaux, parce que maintenant c'est très important, de façon à ce qu'ils soient prêts pour l'après-Fashion Week. Le but n'est pas de les lâcher dans la nature et qu'ils se débrouillent tout seul après l'événement, mais de faire en sorte que leur petite entreprise soit pérenne.”
 
Il y a des critères aussi en lien avec la Polynésie ?

“On n'est pas du Made in fenua. On ne veut pas du 100% fait local, parce que de toute façon, ce n'est plus possible à l'heure actuelle. Les tissus sont fabriqués en Chine... Soit c'est cousu ici ou monté ici pour ce qui est des bijoux, soit la personne élabore sa collection ici et la fait fabriquer à l'extérieur, soit c'est un Polynésien qui habite à l'extérieur. Comme l'année dernière, on avait Raimana Cowan, qui est venu de New York, qui a fait la Parsons School, l'école de mode new-yorkaise. Il vit à New York, il est Polynésien mais fait des collections qui n'ont rien à voir avec Tahiti. Mais le lien avec la Polynésie est que c'est un Polynésien. On a eu aussi Karl Wan qui maintenant habite Paris. De la même façon, il est arrivé avec sa collection qu'il a élaborée à Paris, mais c'est un Polynésien. Il faut un lien avec la Polynésie.”
 
En Polynésie, on a un vivier important de créateurs ?

“Oui, on a un vivier important. Mais les deux années Covid ont fait énormément de mal à ce secteur. Tous les petits ont plus ou moins disparu. Ça a été très compliqué pour eux. Il y a beaucoup de gens qui avaient les moyens, avant, de lancer une petite entreprise et qui ne les ont plus. On espère sincèrement qu'ils vont les retrouver. Mais c'est un peu le problème de l'après-Covid : ce n'est pas évident de vivre de ses créations. À partir du moment où on monte sa petite entreprise, que ce soit dans la bijouterie, les accessoires ou les vêtements, ça nous prend le plus clair de notre temps. Très peu arrivent à travailler à côté, donc très peu arrivent à en vivre rapidement.”
 
Une trentaine de créateurs, donc, ont été sélectionnés. Il y a eu combien de demandes ?

“Peut-être le double. Comment moi je vais les sélectionner ? Déjà il y a tous ceux qui copient les autres, donc ça n'a aucun intérêt. Autant Alberto dans sa partie que moi, on est bienveillant mais on dit les choses aussi. Après, une chemise homme ou une robe polynésienne, malheureusement elles ont déjà toutes été un peu faites. Il faut relativiser ce qui est vraiment trop près de quelqu'un d'autre ou pas. Et puis l'autre point : je leur demande de faire quatorze pièces pour habiller les quatorze jeunes filles sélectionnées par Alberto. S'ils ne peuvent pas faire quatorze pièces, ils ne peuvent pas monter une entreprise en fait.”
 
Est-ce qu'il y a des thèmes imposés pour ces pièces ?

“Non, aucun thème et aucun concours pour les créateurs, parce que de mon point de vue – et c'est celui d'Alberto aussi – imposer un thème à un créateur ou un concours, ça tue complètement la création. Justement, je leur demande de sortir ce qu'ils ont en eux. Je ne leur dis jamais qui participe, pour ne pas les influencer. À chaque fois qu'ils me parlent de quelqu'un, je leur dis : ‘Arrêtez de regarder les réseaux sociaux, de regarder ce que font les autres, et faites ce que vous, vous voulez faire’. Si tu ne vas pas regarder ce que l'autre fait, ça ne ressemblera jamais. Et puis un concours de créateurs, ce n'est pas possible, parce que ça instaure une telle mauvaise ambiance. Et en plus je ne comprends pas comment on peut dire qu'un vêtement est plus au-dessus qu'un bijou ou qu'un sac. Je ne vois pas comment on peut juger ces trois choses qui sont tellement différentes.”
 
Les créateurs peuvent revenir d'une année sur l'autre ?

“Oui, il y en a plein qui reviennent. Parce que généralement, la première année, ils sont un peu perdus. Moi je leur déconseille alors d'aller sur la soirée Poerava, qui est la grosse soirée, parce que là, il y a un univers complet à inventer. Je leur conseille plutôt les soirées Moana, qui sont les soirées du mercredi et du jeudi, parce qu'ils n'ont qu'à arriver avec leurs pièces et ensuite, nous faisons tout le reste autour de leurs pièces. Pour un bijoutier par exemple, soit on lui associe un couturier, soit on va dans les boutiques de la ville et on leur fait un stylisme. Ils n'ont pas à se soucier de quoi que ce soit. L'investissement personnel n'est pas énorme et entre ce qu'eux voient dans leur atelier et quand ils le voient porté sur le podium avec la musique, les lumières, les filles maquillées, tous n'en reviennent pas. Il y en a qui pleurent, d'autres qui ont les larmes aux yeux. Généralement, ça leur procure un tel sentiment de fierté et de satisfaction qu'ils reviennent les années suivantes. Pour tout vous dire, beaucoup me demandent s'ils sont obligés d'aller sur le podium après parce qu'on les a déjà vus. Je leur réponds que non, ils ne sont pas obligés. Eh bien il n'y en a pas un qui n'y va pas !”
 
Pour un créateur, est-ce que participer à la Tahiti Fashion Week peut donner un coup de pouce au niveau de la carrière ?

“Ah oui, c'est énorme. Si on regarde sur les dix dernières années, tous sont passés par la Tahiti Fashion Week. Tous ceux qui sont aujourd'hui connus ont commencé à la Tahiti Fashion Week.   Hormis Gaëllef qui était antérieure. Mais elle-même le dit : tous les ans elle revient car ça lui permet de proposer sa nouvelle collection. Ça la propulse. Et elle a de la matière pour les six mois suivants. Parce qu'ils récupèrent tout : ils utilisent les photos pour leurs réseaux sociaux, donc ça leur fait un tel flash... C'est d'ailleurs pour ça que je vérifie leurs réseaux sociaux, pour que tout soit ouvert et qu'on les trouve facilement, pour qu'ils puissent bénéficier de toute la communication autour de l'événement.”
 
Est-ce que, au cours de toutes ces éditions, vous avez eu un coup de cœur particulier ?

“C'est compliqué de répondre, parce que pour certains, j'ai aimé ce qu'ils faisaient, pour d'autres j'ai aimé la personne, pour d'autres encore j'ai aimé l'histoire... C'est une aventure humaine. Derrière, en backstage, on est une centaine.”
 
Cette année, il y aura deux jours de showroom. C'est important, cet espace, en plus des défilés ?

“C'est réellement une demande des créateurs. Depuis le début, on nous demande qu'il y ait de la vente à la Tahiti Fashion Week. Pour nous, il est hors de question qu'il y ait de la vente au pied du podium, ce n'est pas un défilé autrement. Donc en fait on ne voulait pas le faire car on n'est pas organisateur de salon, ce n'est pas notre propos. Par contre, à un moment donné, on s'est dit qu'effectivement, pour ceux qui se lancent, qui n'ont pas de boutique, comment ils vont faire ? Donc on a décidé d'ouvrir un showroom, mais uniquement ouvert aux créateurs de l'édition qui défilent lors des trois soirées. Le but était aussi de permettre au public de trouver ce qu'ils ont vu défiler. Tous ne participent pas. Il y en a cette année seize ou dix-sept.”
 
En quoi les créations polynésiennes peuvent-elles se démarquer des autres régions du monde ?

“D'abord par les matières. Pour les bijoux, c'est vrai que nous avons la perle noire qui est magnifique, la nacre, le coco, ou des fibres naturelles qu'autre part, ils ne travaillent peut-être pas aussi bien qu'ici. Ici on a des graveurs qui sont exceptionnels. Après, au niveau des textiles, on va souvent se démarquer par les coupes, parce qu'on parle de la robe polynésienne et il n'y a pas beaucoup d'endroits dans le monde où on a cette robe missionnaire ou ces grandes robes avec plusieurs étages, avec ce design de pareu dessus. Même à Hawaii, c'est différent. Dans le Pacifique, chacun a ses spécificités. Et c'est très propre au Pacifique, parce que dès qu'on va dans les Antilles, il n'y a plus ce tissus pareu et les coupes sont complètement différentes. Et comme je dis toujours aux créateurs, quelle que soit leur origine : ‘Votre culture, elle est en vous. On a tous un parcours différent, donc servez-vous de qui vous êtes.’ Du coup, le Pacifique va mettre en avant ce qu'il est au travers de ses créateurs.”
 
Et la mode polynésienne, est-ce qu'elle s'exporte ?

“Oui, très bien, mais l'été pour l'hémisphère nord ! On a juste un petit problème ici : c'est le coût des matériaux. Ce qui fait qu'on n'est pas du tout compétitif à l'international. Le frein vient de là. Pour un créateur qui fait ses créations entièrement localement, s'il veut exporter, le prix est bien trop élevé par rapport à ce que les gens peuvent trouver autre part. Ils pourront vendre une ou deux pièces parce que les gens auront flashé dessus, mais vendre des collections au départ d'ici, ce n'est pas possible pour le moment. C'est juste un problème économique. Par exemple, quand on voit le prix du tissu ici au mètre, on ne peut pas sortir une robe longue à 20 euros [2 400 Fcfp, NDLR], ce n'est pas possible, il y en a déjà facilement pour 8 000 Fcfp de tissu. C'est la même chose pour la perle ou pour la nacre. Donc c'est possible de s'exporter, mais pour ceux qui font fabriquer à l'extérieur, car là ils deviennent compétitifs.”

Rédigé par Anne-Laure Guffroy le Lundi 15 Mai 2023 à 17:07 | Lu 2183 fois