Tikehau, de sable et de rocs


L’élévation d’une partie du récif de Tikehau est bien visible sur ce point de la côte, baptisé la cloche de Hina
Tahiti, le 12 mars 2021 - Tous les atolls ne se limitent pas à de simples anneaux de sables coralliens séparant un lagon de l’océan. Certains, au fil de caprices géologiques, ont subi des contraintes chtoniennes, des mouvements telluriques, des soubresauts souterrains et Tikehau justement est un de ces atolls dont une partie a été surélevée, faisant émerger de surprenants reliefs. Balade sur un atoll dont, décidément, il est bien difficile de se lasser...
 
Il ne faut pas croire tout ce que les grands de ce monde affirment péremptoirement ici ou là. Ainsi le commandant Jacques-Yves Cousteau, au terme de son escale à Tikehau, avait lancé un peu vite une affirmation simpliste, qualifiant Tikehau “d’atoll le plus poissonneux du monde”. Cousteau aimait les raccourcis, les lignes droites, il avait des enthousiasmes de jeune homme et ce qu’il voyait, ce qu’il vendait ensuite aux télévisions, se devait d’être extraordinaire, d’être unique. Aucun Paumotu digne de ce nom n’a été dupe, bien entendu, du compliment sur-joué, mais cette réputation est restée collée à Tikehau et c’est en définitive tant mieux puisque, effectivement, son lagon, sa passe et ses hoa, sans parler de sa barrière extérieure, sont peuplés par une très riche faune à écailles, dont les plongeurs sous-marins, mais aussi les simples adeptes du “palmes-masque-tuba” peuvent profiter. Sans parler des pêcheurs et des gastronomes amateurs de poissons qui purgeront ici leurs menus des cuisses de poulet congelé argentin et des entrecôtes uruguayennes ou néo-zélandaises. Des protéines animales, la mer en fournit à Tikehau de quoi rassasier les plus exigeants...

La faute à la Société...
 
Pour parler de la géologie et de la géographie de l’atoll de Tikehau, impossible de ne pas d’abord faire un petit voyage de quelques centaines de kilomètres dans l’archipel de la Société.
Un point chaud, dans la plaque Pacifique, a donné naissance d’ouest en est, à toutes les îles de cet archipel, îles devenues atolls pour les plus anciennes (Motu One, Manuae, Maupihaa, Tupai), complètement érodées et conservant leur statut d’îles hautes quant elles sont plus jeunes (la plus ancienne, à l’ouest, étant Maupiti et les plus récentes à l’est, Tahiti Iti et Mehetia).
Ce point chaud a eu, durant les millions d’années de son existence, une pulsation très arythmique, puisqu'après avoir donné naissance au chapelet d’îles que sont Maupiti, Bora Bora, Taha’a, Raiatea et Huahine, il s’est montré très silencieux pendant une longue période, avant de tout à coup reprendre du service pour créer Maiao, Moorea, Tetiaroa et surtout les deux îles de Tahiti. 
Il suffit de regarder une carte pour comprendre que si le point chaud est resté plutôt calme quelques millions d’années (après avoir donné naissance à Huahine) et sans que l’on ne sache pourquoi, il a mis les bouchées doubles pour faire jaillir de l’océan une île très atypique, Tahiti, énorme double massif de lave pesant des millions et des millions de tonnes de basalte. 
Il suffit de comparer la taille de la plus grande île Sous-le-Vent, Raiatea (167,7 km2) à celle de Tahiti (1 045 km2) pour comprendre que lors de la création de l’île, le point chaud s’est montré hyperactif. 
Si vous cherchez le bout du monde, il se trouve au bout du village de Tuherahera...

Une montagne de 10 mètres de haut
 
Or la naissance de Tahiti ne s’est pas faite sans conséquences pour les îles environnantes. La partie nord de Moorea a ainsi basculé dans l’océan (donnant naissance aux deux baies, Opunohu et Cook), le mont Rotui, ancienne cheminée volcanique ayant été, avant la naissance de Tahiti, le centre de l’île-sœur (sa cheminée volcanique). Mais les effets du poids de Tahiti sur la plaque Pacifique ne se sont pas limités à ses seules îles voisines. Imaginez une masse énorme sur une longue tôle : celle-ci va certes s’enfoncer du côté le plus lourd, mais elle va aussi se tordre et s’élever à l’autre extrémité. C’est ce qui s’est passé avec l’atoll surélevé de Makatea à 220 km de Tahiti et dont le point culminant se trouve à 110 mètres au-dessus du niveau de la mer. 
Dans la continuité de ce phénomène, les îles de Rangiroa et de Tikehau, avec leurs longues barrières de feo, ont, elles aussi, subi l’effet de cet enfoncement colossal de Tahiti dans la plaque océanique. C’est à ce point marqué à Tikehau que les géologues ayant étudié cet atoll ont mesuré son point culminant : plus dix mètres au-dessus de la barrière de corail.

La barrière surélevée de Tikehau culmine ici, à dix mètres au-dessus du sol.
Une véritable muraille
 
Un tel soulèvement a profondément modifié la structure calcaire des parties émergées, le récif corallien (en aragonite) mis à nu par ce phénomène s’étant petit à petit dolomitisé, laissant apparaître des centaines de mètres d’une roche particulièrement dentelée, coupante et acérée. 
A Tikehau, cette barrière constitue par endroits une véritable muraille longue d’environ trois kilomètres. Une partie est très visible à l’ouest du village alors qu’une autre partie est moins apparente quand elle ne disparaît pas complètement cachée par la forêt et la brousse, le long de la piste du petit aérodrome. On retrouve ensuite, vers l’est, des restes plus ou moins spectaculaires de ce soulèvement, notamment face au hoaqui héberge sur ses rives le Relais Royal Tikehau.
Ces formations géologiques ne doivent pas être confondues avec les gros blocs de coraux que l’on trouve fréquemment sur le platier récifal de certains atolls, comme Ahe ou Kauehi : alors que la roche dolomitique de Tikehau ne présente pratiquement aucune trace ou aucun vestige d’origine animale, sur les blocs précités en revanche on distingue très nettement les coraux qui ont été arrachés au récif, la plupart du temps consécutivement aux cyclones de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
L’exploration de ce dédale de calcaire demande du temps. Depuis notre point de départ, le Relais Royal Tikehau, il faut compter trois ou quatre heures de marche, tantôt sur la piste longeant l’aéroport côté océan (carrossable, donc facile à suivre) tantôt le long du platier récifal, face à l’océan : c’est là que l’enchevêtrement de roches est le plus spectaculaire et c’est là que le visiteur peut faire ses plus belles photos.

La cloche de Hina

C’est dans cette piscine que l’océan remplit généreusement que se baignait la princesse Hina.
Les premiers blocs de coraux exondés que l’on aperçoit semblent fichés dans les cocoteraies, comme tombés du ciel. Un peu plus loin, les plus beaux forment, sur un petit kilomètre, un formidable rempart faisant face à l'océan d’un seul bloc. Il suffit de poser son vélo à l'ombre, de s'équiper de chaussures permettant de marcher sur ce calcaire dolomitique coupant comme une infinité de lames de rasoir, pour se lancer dans l’exploration de la "grande barrière" de Tikehau. L'idéal est de la longer côté platier (on a de l'eau jusqu'aux genoux, au maximum) et de tenter de revenir, pour les plus acrobates, par l'intérieur même du mur minéral hérissé d'aspérités. 
En équilibre entre cinq et dix mètres au-dessus du platier, vous bénéficierez d'une vue superbe sur l'océan tout proche, sans omettre l'intérêt de la découverte de ce véritable gruyère de rocaille, hostile au visiteur, mais où flore et faune bien spécifiques trouvent refuge, pour qui sait observer.
En une heure ou deux heures, le visiteur aura fait l'aller et retour de la muraille déchiquetée ; pour effacer les courbatures que ferait naître, sans cela, ce gymkhana, il ne reste plus qu'à se relaxer dans les superbes baignoires naturelles de la légendaire Hina. On peut s’y prélasser comme dans le meilleur des jacuzzis ! Ce coin paradisiaque de rochers surélevés est appelé “la cloche de Hina”. A l’origine de ce nom, une ancienne légende que nous allons résumer, en précisant que, malheureusement, la cloche de Hina elle-même, une excroissance corallienne, a été détruite il y a quelques années (elle a été brisée début août 1989) : Hina Tefauroa était une humble, mais très belle jeune femme. Vivant en harmonie avec tous, elle était considérée, par les habitants de l'atoll, comme leur princesse. Elle vivait à l'ouest du motu principal, là où se trouvent les reliefs d’origine corallienne ; la belle se rafraîchissait souvent dans des baignoires naturelles, côté océan. Lorsqu’elle allait au bain, son père frappait sur le corail fossile qui formait une caisse de résonance à cet endroit. Un coup grave signalait que Hina était arrivée et se dénudait ; l'endroit devenait tapu. Au deuxième coup, le père appelait l'océan à remplir la baignoire choisie par sa fille. Au troisième coup, l'océan se retirait, la baignoire se retrouvait vidée, Hina, nue, sortait de l'eau, se rhabillait et les habitants savaient alors que leur princesse avait quitté son bain et qu'ils pouvaient à nouveau circuler dans le secteur.
C'est un appendice de calcaire qui servait au père de tambour et que, par la suite, on appela la “cloche de Hina” ; aujourd'hui encore, par extension, on baptise toujours ce lieu ainsi, même si la “cloche” n'existe plus.

Le Relais Royal Tikehau

Un large et magnifique hoa isole le Relais Royal Tikehau des motu voisins. Calme assuré !
S’il est un hébergement hors normes à Tikehau, c’est bien le Relais Royal Tikehau. Au départ de cette aventure peu ordinaire, un couple décidé à profiter de sa retraite dans un petit coin paradisiaque, en l’occurrence un motu bien à l’abri de l’agitation du monde. Si le couple apprécia, leurs amis aussi et bientôt, au vu de l’affluence, il fut tout simplement décidé de transformer ce lieu de retraite en hébergement. 
La bonne tenue des bungalows, la qualité de la table, l’environnement exceptionnel ont fait le reste. 
Monique et Jean-Claude Varney ont su développer leur affaire avec brio, l’une de leurs forces consistant à avoir su recruter quatre vahine Tahiti au tempérament exceptionnel, dont la force de travail n’est surpassée que par leur bonne humeur ; c’est ainsi que tous les soirs, elles offrent en fin de service au restaurant un spectacle haut en couleur, une animation musicale que personne n’oublie tant les surprises y sont nombreuses et réjouissantes.
Bien sûr, un peu plus loin, se dressent les bungalows de l'hôtel Tikehau de Pearl Resorts, une formule d’hébergement plus haut de gamme, alors qu’au village, il y a de nombreux autres gîtes. 
L’ambiance au Relais Rotal Tikehau et l’emplacement loin de tout, devant un hoa poissonneux, sont si originaux qu’il nous a semblé intéressant de mettre en lumière cette infrastructure hôtelière vraiment pas 

Les bungalows du Relais Royal Tikehau sont simples, mais confortables. Il y en a une dizaine, tous très prisés des touristes locaux.

Miki miki contre u’u

Le miki miki (Pemphis acidula) (à gauche) reconnaissable à ses petites fleurs blanches. Le u’u (Suriana maritima) (à droite) est un concurrent sérieux du miki miki ; ses fleurettes sont toujours jaune citron.
Une découverte originale à l'occasion d'une balade sur le petit chemin qui longe l'aéroport de Tikehau, côté océan. Si vous ouvrez bien les yeux, vous comprendrez mieux la théorie de Darwin. Grâce à deux buissons…
 
Sel, sable, embruns...
 
Le miki miki, tout le monde connaît aux Tuamotu et sur tous les motu de Polynésie d'ailleurs. Cet arbuste buissonnant est en effet omniprésent sur les sols de corail, de sel et de sable, dans les embruns, en plein soleil. Vous l'avez compris, le miki miki est une plante increvable, capable de résister aux pires conditions de vie et qui, d'ailleurs, produit un bois rouge brun très résistant, avec lequel les anciens faisaient, entre autres, des hameçons extrêmement robustes.
Jusque-là, rien que de très banal nous direz-vous. Sauf qu'à y regarder de près, il y a miki miki et... u’u
Aux Tuamotu, à Tikehau par exemple, la population le sait parfaitement, mais par facilité, on parle souvent de “miki miki” en désignant en réalité deux arbustes ; d'un côté Pemphis acidula (à fleurs blanches), de l'autre Suriana maritima (à fleurs jaunes, le fameux u’u). Les deux espèces sont en compétition très vive pour le même espace et croyez-nous, au niveau de leurs très longues racines s'infiltrant dans toutes les failles des récifs coralliens émergés, la guerre est totale pour accaparer les rares nutriments.
 
Acidula ou maritima ?
 
En réalité, non seulement ces deux espèces sont différentes, mais elles viennent toutes les deux de genres différents et même de familles différentes :
 
Pemphis acidula (miki miki) est un représentant du genre Pemphis, de la famille des Lythracées. Il peut mesurer jusqu'à dix mètres de hauteur et se reconnaît à ses pétales blancs à rose très pâle au nombre de 6 (12 étamines). On le trouve de l'Afrique de l'Est à la Polynésie (avec les jeunes plants, on fait de remarquables bonsaï, notamment à Taïwan et aux Philippines).
 
Suriana maritima (u’u) est, pour sa part, du genre Suriana, ayant donné naissance à une famille spécifique, les Surianacées. Le “maritima” peut atteindre six mètres de hauteur, et il est, lui aussi, très broussailleux. On le reconnaît immédiatement à ses petites fleurs jaunes à cinq pétales (10 étamines). On le trouve dans la Caraïbe et dans presque toute la ceinture tropicale, de l'Afrique de l'Est à la Polynésie (mais pas à Hawaii).
 
Même problèmes, mêmes solutions
 
Ces deux arbustes pourraient passer totalement inaperçus si nous ne nous focalisions pas quelques instants sur leurs ressemblances. 
Voilà deux espèces de deux familles radicalement différentes, obligées de survivre dans le même milieu extrême. 
Au fil des millions d'années de leur évolution, soumises aux mêmes contraintes, elles ont fini par trouver les mêmes solutions pour résister au vent, au soleil, au sel, et à un substrat d’une extrême pauvreté : leur aspect général, leur bois très dur, leurs feuilles très proches, leur fleurs (hormis la couleur) se ressemblent étrangement. La nature a soumis le même problème à deux arbustes appelés à survivre dans les pires conditions et en compétition serrée entre eux. Au final, les deux adversaires, pour ne pas disparaître, ont fini par devenir de quasi jumeaux, au point que dans tout le bassin du Pacifique sud, les noms polynésiens ou micronésiens donnés à ces deux plantes ne sont que peu différenciés et souvent confondus.
 
Brousses impénétrables
 
Darwin avait compris, en observant les pinsons des Galápagos, qui s'étaient différenciés d'une île à l'autre, que la nature évoluait. Les miki miki et u’u de Tikehau et des autres atolls polynésiens sont là pour nous montrer qu'à l'inverse (et en cela, la théorie de Darwin en ressort encore plus brillante), des espèces différentes, dans un contexte identique, finissent pas se ressembler si elles sont confrontées aux mêmes contraintes de survie.
La prochaine fois que vous vous baladerez aux Tuamotu, prenez le temps d'observer ces buissons omniprésents que forment les miki miki et les u’u, parfois de véritables brousses impénétrables. Et amusez-vous à faire la différence entre Pemphis acidula (fleurs blanches à six pétales) et Suriana maritima (fleurs jaunes à cinq pétales). 
Vous pourrez observer, selon les secteurs, la prédominance de l'un ou de l'autre. Le plus intéressant se passe, bien sûr, dans les zones où ils sont mélangés. En surface, seul l'alizé agite leurs branchettes, mais soyez convaincu qu'en sous-sol, la bataille fait rage !

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 11 Mars 2021 à 16:03 | Lu 1362 fois