Tahiti aux Samoa : diplomatie, business et casinos


PAPEETE, le samedi 30 avril 2016. Une délégation de 294 Polynésiens était aux Samoa du 28 au 30 avril, à l'invitation de la famille Grey. Au programme, l'inauguration du nouvel hôtel-casino du groupe, mais aussi des discussions commerciales qui vont aboutir au rachat de Tahiti Nui Travel par Grey Investiment Group. Un beau joyau qui complétera les quatre hôtels qu'il possède déjà en Polynésie.

Pour l'inauguration du Sheraton Samoa Aggie Grey's Hotel & Bungalows, un hôtel 4,5 étoiles reconstruit pour 25 millions de dollars sur les ruines du précédent Aggie Grey's hôtel, détruit par le cyclone Evan en 2012, le groupe Grey Investment a mis les petits plats dans les grands (voir article en rubrique Pacifique). Le directeur du groupe, Frederick Grey, a ainsi invité une importante délégation polynésienne, comprenant pas moins de 300 personnes et pas des moindres : le président Fritch et trois de ses ministres, trois des plus grosses fortunes du fenua, une centaine de chefs d'entreprise dont les présidents du Medef (Olivier Kressmann) et de la CGPME (Christophe Plée), des membres du CESC dont son président Winiki Sage, des spécialistes de la défiscalisation, des banques, une dizaine de journalistes...

La liaison aérienne en discussions

Les rencontres diplomatiques entre les chefs des gouvernements samoan et polynésien ont été au premier plan de cette visite officielle. Édouard Fritch a ainsi eu l'honneur de participer à une cérémonie du kava et a reçu le titre de Tangaloa ("chef" en samoan).

Mais les sujets de conversation entre les dirigeants étaient plus pragmatiques. Lors de l'inauguration de l'hôtel, le Premier ministre samoan, Sailele Malielegaoi, a ainsi confirmé que des discussions avec le gouvernement polynésien étaient en cours pour l'ouverture d'une ligne aérienne directe entre Papeete et Apia (capitale des Samoa). "La grande préoccupation aujourd'hui, et la raison pour laquelle nous sommes ici, est de discuter de cette fameuse ligne entre Papeete, Apia, voire les îles Cook », a complété Edouard Fritch. « Nous sommes réciproquement intéressés, l'idée étant pour les Samoa de faire venir le flot de touristes qui visite Tahiti jusqu'à Samoa, parce qu'aujourd'hui, ils ont une majorité de touristes australiens et néo-zélandais, mais peu d'Américains. Avec le 5 étoiles qu'il fait là, monsieur Grey vise autre chose, et c'est cette clientèle américaine et européenne qui les intéresse beaucoup. Si on peut prolonger ce flot de touristes qui va sur Samoa et les Cook jusqu'à la Polynésie française, nous sommes preneurs. Donc il y a effectivement là quelque chose qui se dessine et qu'il faudra décider. Il y a des rencontres bilatérales qui ont eu lieu aujourd'hui entre Polynesian Airlines et Air Tahiti Nui. Les discussions continuent. Dans cette affaire, il faudra qu'il y ait un accord gagnant-gagnant. Il n'est pas question qu'Air Tahiti Nui se retrouve avec toute la charge. Donc mon idée était de mettre autour aujourd'hui de la table des gens comme Air New Zealand et d'autres qui sont préoccupés par le Pacifique. Il faudrait que tout le monde soit autour de la table, et on continuera d'en parler en Nouvelle-Zélande."
Un tel accord permettrait de recréer la fameuse “route de corail” aérienne, qui, dans les années 50 et 60, avait contribué de manière importante à la réputation de la Polynésie.

Ces rêves de liaisons intra-Pacifique devraient encore être au menu des rencontres bilatérales entre pays du Pacifique organisées à Auckland cette semaine, auxquelles le président Fritch participera également. Le président de la Polynésie française y rejoindra le Premier ministre Manuel Valls et les représentants de la Nouvelle-Calédonie et de Wallis et Futuna. La diplomatie française est justement en excellente posture dans le Pacifique face au désengagement anglais et à la montée de la Chine. Un renouveau illustré par le gigantesque contrat de construction de douze sous-marins furtifs pour la marine australienne, pour plus de 34 milliards d'euros, attribué aux chantiers navals français… Ce qui met la France en bonne position pour négocier des accords pour nos territoires.

Edouard Fritch en compagnie du roi des Samoa, Tufuga Efi, et du Premier ministre des Samoa, Sailele Malielegaoi.

Le futur casino du Sheraton Samoa Aggie Grey's Hotel & Bungalows
Des opportunités d'investissements

En plus des hommes politiques, la délégation polynésienne comprenait aussi de nombreux représentants du monde des affaires. L'avion ATN affrété spécialement par la famille Grey transportait pas moins de 294 invités jusqu'aux Samoa. Officiellement, ce très beau geste était destiné à présenter le groupe et ses hôtels au tissu économique et social polynésien. Car le groupe Grey possède depuis mars dernier les trois hôtels Sofitel de Polynésie, en plus du Méridien Tahiti racheté en 2012. L'annonce officielle du rachat de Tahiti Nui Travel, la plus grosse agence de voyage de Polynésie, a également été faite à l'occasion (voir encadré). En quelques années, la famille Grey est ainsi devenue le plus gros acteur du tourisme polynésien.

Mais il y avait peut-être une autre raison, plus terre-à-terre, qui n'a pas échappé aux fins hommes d'affaires de la délégation : "pour financer tous ces rachats en Polynésie, Grey Investment fait appel aux banques samoanes, et il va utiliser une importante partie des réserves de devises du système bancaire local" explique l'un des chefs d'entreprise invité. "Je pense que c'est à la demande du Premier ministre des Samoa qu'il a invité cette délégation, afin de montrer aux investisseurs polynésiens le potentiel de développement du pays, et générer des investissements ici en retour." Une analyse intéressante, qui a l'intérêt de se révéler prophétique : "il y a tout à faire ici, et c'est très facile de faire du business. Je pense qu'avec d'autres investisseurs, nous reviendrons bientôt avec des propositions…", confie un important acteur polynésien du secteur du tourisme lors d'une visite d'un site naturel de l'île de Upolu.

Les danseuses ont accueilli la délégation de façon traditionnelle
L'exemple des casinos samoans

Le nouvel hôtel d'Apia comprendra un grand casino, qui viendra compléter l'autre casino de l'île, qui appartient également à la famille Grey. Ces deux salles de jeu peuvent surprendre dans un pays très chrétien et bien plus conservateur que la Polynésie, mais la société samoane semble bien les accepter. Il faut dire que les casinos sont interdits aux locaux (il faut un passeport étranger pour y accéder) et qu'une importante partie des bénéfices de ces établissements est reversée au budget du gouvernement, mais aussi à des œuvres sociales… Dont les (très) nombreuses églises de l'île.

"Je suis très réticent à l'installation de casinos" explique Edouard Fritch, après avoir visité ce qui sera le nouveau casino des Samoa. "C'est le vœu que j'ai exprimé lors des négociations sur le Tahiti Mahana Beach, et ce vœu a été exhaussé puisque le projet n'en contient plus. Ceci dit, pour certains hôteliers, le casino semble être un passage obligé. Donc pour le moment, il nous faut débattre de cette affaire, il faut réglementer parce que nous n'avons pas de loi de Pays sur les casinos. Si le besoin s'en faisait sentir et si la pression devenait importante, si ça devenait une condition sine qua non, pourquoi ne pas en parler ? Je suis ouvert, et j'inviterai les uns et les autres à en parler. Après vient la question des confessions religieuses. Vous savez que je suis moi-même catholique pratiquant. Mon diocèse a toujours émis un avis défavorable pour l'implantation des casinos. Mais c'est à nous de prendre nos responsabilités. Ce n'est pas au diocèse de Papeete de diriger le Pays."

Grey investment va racheter Tahiti Nui Travel

Franck Falletta devait signer en fin de séjour un contrat avec Grey Investment pour créer une joint-venture entre l'investisseur et Tahiti Nui Travel, qui aboutira en plusieurs années au rachat de l'agence de voyage.
En plus de quatre hôtels en Polynésie, la famille Grey est aussi en négociations pour racheter la plus grosse agence de voyage du fenua : Tahiti Nui Travel. L'homme d'affaires Franck Falletta était ainsi à Apia pour négocier les derniers détails, rencontrer les banques et signer le contrat. Il explique que, vu les sommes en jeu, la vente se fera sur plusieurs années et qu'elle prendra d'abord la forme d'une joint-venture entre les deux groupes. Les parts seront ensuite progressivement achetées par l'investisseur samoan.

Michel Monvoisin : "On discute des possibilités, mais pour le moment nous n'avons pas l'appareil qu'il faut"

Michel Monvoisin, P-dg d'ATN, avec sa femme
Alors que les Samoans annoncent l'ouverture d'une ligne Papeete-Apia comme pratiquement acquise, le plus concerné semble moins convaincu. Michel Monvoisin, p-dg d'Air Tahiti Nui, souligne ainsi que la compagnie aérienne n'a pas pour l'instant les capacités matérielles d'ouvrir une telle ligne : "on discute des possibilités, mais pour le moment, nous n'avons pas l'appareil qu'il faut. Il faudrait un appareil plus petit, on ne peut pas imaginer faire une liaison régulière entre Apia et Papeete avec un Airbus A340. Les Samoans y réfléchissent aussi, pour l'instant, ils ont des Twin Otter, mais ils réfléchissent à éventuellement acheter un avion monocouloir."

Ces discussions sont pourtant présentées par la presse samoane comme allant aboutir à la signature d'un accord dans très peu de temps. Une anticipation que le P-dg comprend bien : "Les Samoans ont très envie de cette ligne. De Tahiti, ils auraient la correspondance pour Los Angeles. Ils veulent accrocher le continent nord-américain, mais on discute juste des possibilités, surtout que n'avons pas les droits nous, alors que Polynesian Airlines a encore des droits sur Papeete. Nous sommes affréteurs aussi, donc éventuellement on pourrait leur louer un avion, avec l'équipage, pour qu'ils le fassent en direct. Mais, après, ça coûte cher de faire voler un A340. Et derrière il faut un réseau de distribution commercial aux États-Unis, ce qu'ils n'ont pas. On essaie de les accompagner, il y a un potentiel et ça se met en place, mais ça ne se fait pas comme ça du jour au lendemain . D'autant que nous, nous sommes en pleine transition de Airbus à Boeing, donc nos équipes sont occupées, on est complètement concentrés sur cette migration."

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Samedi 30 Avril 2016 à 09:00 | Lu 5968 fois