Taaria Walker, "la Femme Rurutu porteuse de savoirs"


PAPEETE, le 31 mars 2015. Son père s’appelait Tuarii Uura, il venait d’une famille idolâtre et il ne savait écrire que son nom. Sa mère se nommait Rumepa Mateau, c’était une femme éduquée et protestante. Taaria Walker est une femme RURUTU, issue d’une famille nombreuse de 8 enfants ; elle a toujours vécu en communauté, elle n’aime pas la solitude et l’oisiveté. Cette porteuse de savoirs, âgée aujourd’hui de 84 ans, est bien entourée. Elle a 6 enfants, 28 petits enfants, 9 arrière petits enfants.

Elle a toujours dans son sac un petit carnet où elle note tout : Tout ce qu’elle a fait, qui elle a vu, quels médicaments elle a pris. Elle reste active socialement et prie quotidiennement : « J’aime me promener, être avec les mamas des associations d’artisanat… Je les trimbale parce que j’ai une voiture. Quand elles ont besoin d’aide pour porter les affaires, je les aide avec ma voiture et je les ramène chez elles quand elles ont fini d’exposer… Mais j’aide aussi les Tahitiennes, les Françaises… Je fais des petits rapports dans mon carnet sur ce qu’on a fait dans la journée »


Rencontre avec l’auteure de « RURUTU, Mémoires d’avenir d’une île australe » (1999, éditions Haere Po)

À l’origine, Rurutu, Mémoires d’avenir d’une île australe a été écrit en tahitien pour un concours sur la langue tahitienne. Taaria s’est inscrite à ce concours, sans vraiment penser qu’elle transmettrait des histoires et surtout une Histoire avec un grand H, celle de l’île de Rurutu aux Australes; son objectif premier était la langue tahitienne. Quand elle a gagné le prix du concours, Taaria Walker a été interpelée par une écrivain tahitienne qui lui a reproché de ne pas être tahitienne mais Rurutu, « Tu n’aurais pas dû avoir ce prix, tu n’es pas Tahitienne, tu es Rurutu ! Je suis sûre que tu as fait des fautes » Mais ça n’était pas connaître Taaria qui a vite recadré les choses avec son franc parler et l’infirmière a répondu à la professeure: « Et toi donc ? Si tu es Tahitienne, pourquoi TU n’as pas gagné?! Moi je vais toujours à l’école du dimanche, là on lit la bible en Tahitien, c’est pour ça que je sais bien écrire en Tahitien ! En bon Tahitien ! Mon Tahitien c’est le Tahitien de la bible… » Si Taaria ne se souvient pas de tout, elle se souvient de ça, car elle est avant tout une femme RURUTU qui a fait l’effort d’écrire en Tahitien, le contraire ne s’est jamais vu. L’humilité et le travail sont des valeurs qui ont forgé sa vie : Il faut savoir féliciter les gens qui travaillent et qui sont méritants.

« Mon père parlait comme un prophète, comme la plupart des Rurutu, mais ne savait ni lire ni écrire… à cause de son ignorance il n’a jamais pu être membre de l’église car il ne savait pas lire la bible »

Dès sa plus tendre enfance, son tempérament et sa joie de vivre l’ont démarquée des autres. En 1942, elle n’a que 12 ans lorsqu’elle s’enfuit de l’école où elle est pensionnaire pour rejoindre son père souffrant à Rurutu. Alors qu’il est sur le point d’être ébouillanté dans une pirogue, pour « enlever le mal », selon la décision du tahu’a Matamoni de Avera, la jeune Taaria et sa sœur aînée réussissent à détourner les plans du sorcier Matamonien empêchant les adultes de porter son père, Tuarii, dans cette pirogue. Cet événement lui fait prendre de la distance par rapport aux pratiques païennes. Taaria a toujours eu un esprit libre, elle adore ce père dont elle ne porte pas le nom « Uura », ceci à cause d’une entourloupe culturelle dont elle parle dans son 1er et seul livre publié à présent, qui a reçu un prix spécial du Festival de Ouessant.

Tous les Uura de RURUTU descendent du peuple incas dont quelques rescapés sont arrivés sur l’île dans les temps anciens lorsque leur population a été décimée par les conquistadors. C’est grâce à ce père qui ne sait pas écrire que Taaria va pouvoir poursuivre ses études à Papeete. Le souvenir de Tuarii Uura reste en elle avec une immense tendresse et une éternelle reconnaissance. Malgré la différence de croyance et d’éducation, il adorait sa femme Rumepa. Après ses études à Tahiti, Taaria retournera à RURUTU pour être infirmière et y rencontrera son époux Clet Walker, alors instituteur : « Il était beau et si élégant ! C’était un homme travailleur et bon, son seul problème était qu’il était très jaloux. Mais il était toujours bien rasé et impeccable ! »Taaria a mis au monde ses 3 premiers enfants seule, à Rurutu, et son mari Clet Walker l’a aidée en suivant scrupuleusement les directives de cette ancienne infirmière.

Taaria Walker est avant tout une femme Rurutu. Dans les années soixante, elle arrive dans la vallée de Hamuta avec son époux Clet Walker, mais cette nouvelle vie à Tahiti n’est pas de tout repos : « Les Tahitiens étaient racistes contre moi, on se moquait de moi « Rurutu, sauvage ! », il y avait de la médisance mais heureusement que mon mari ne faisait pas attention aux ragots, ça ne lui faisait rien si on venait lui dire du mal de moi, il ne se laissait pas influencer par les mauvaises langues. Heureusement que je travaillais aussi, c’était important »

Quand je demande à Taaria si elle veut partager avec nous un souvenir mémorable qu’elle a eu avec ses enfants, elle me répond que ses souvenirs à elle, valent bien ceux des autres mères, que nous sommes tous pareils, qu’elle n’a rien de particulier, que nous aimons toutes nos enfants, même quand ils sont capricieux.

Sur le féminisme, Taaria Walker pense que pour un même travail, il doit y avoir un même salaire, mais que dans la vie de tous les jours, les tâches doivent être partagées. Elle donne en exemple le travail de tressage artisanal : On s’organise, les hommes vont couper le pandanus, les femmes tressent. À RURUTU, la société divise bien les rôles des femmes et des hommes.

Lorsque je dis à Taaria Walker, vous êtes une « porteuse de savoirs », elle me répond : « Mais je n’ai plus de mémoire, j’ai tout oublié ou presque. Je faisais partie du conseil des sages de Rurutu, mais le conseil des Sages n’existe plus, les anciens sont soit vieux, ou morts, chacun fait son association, ce n’est plus comme avant. … Ce que j’ai écrit dans mon livre, on ne le connaît pas à l’extérieur, je l’ai appris dans les réunions, où on racontait les histoires d’autrefois. Aujourd’hui, on ne se regroupe plus pour parler des histoires du passé ou même pour parler de ce qu’on a fait dans la journée. C’est perdu. Il n’y a que moi qui restais, j’aimais bien écouter les vieux, j’adorais… dès fois les vieux se disputaient entre eux et puis au fil des discussions, ils trouvaient les bons termes. Dès que je rentrais à la maison, j’écrivais tout, et c’est comme ça que j’ai eu les histoires qui ont fait l’Histoire de mon île Rurutu. Aujourd’hui, la transmission ça n’est pas le fait de ne pas vouloir, mais aussi c’est parce que les vieux oublient … J’aime bien raconter des histoires, mais je ne me souviens plus de tout. »

Vous avez choisi pour l’un de vos mootua le légendaire prénom RURUTU « Temaruanuu » : Un demi-dieu qui part à Raiatea pour voler la fleur apetahi du Temehani et l’offrir à sa bien aimée à Rurutu…

« J’aime cette histoire. Temaruanuu est un grand aito : Il a volé la fleur sacrée de Raiatea, celui qui la touche est voué à la mort, mais lui, il était rusé. Il a dissimulé cette fleur dans des feuilles de rea pour l’emmener avec lui à Rurutu. Cette fleur a disparu de Rurutu avec le cyclone Emma en 1969. Temaruanuu était un grand guerrier…»

« Rurutu est le pays chrétien par excellence de la Polynésie. Mais ses croyances ancestrales et idolâtres n’ont jamais cessé d’exister ni même de progresser de pair avec l’Evangile et, aujourd’hui encore, les Rurutu se remplissent d’orgueil et de dignité lorsqu’ils sont abordés au nom du Dieu traditionnel de leur famille »

« Aujourd’hui, les RURUTU ne célèbrent plus leurs dieux comme avant, mais ils respectent tous les cultes. Sur le marae de Tahirivahine, on célèbre Tahiri, qui fut une maman superbe, qui a fait des choses extraordinaires. On est fiers de Tahiri…On peut faire cohabiter la foi chrétienne et la foi païenne. Si vous êtes païens, et moi croyante, ça ne me pose pas de problème, tant que vous ne venez pas me contredire dans ma foi… Quand mon fils a officié la cérémonie sur le marae Tupuhaea, je n’étais pas gênée parce que c’est comme ça chez les Rurutu : Ils ne font rien de mal, bien au contraire. Tu respectes l’autre, s’il croit en un Tiki ou s’il vénère un cocotier, tu ne te moques pas, tu ne juges pas, tu respectes, c’est tout ! C’était une très belle cérémonie. Je suis heureuse d’avoir été là. Je ne crois pas en eux comme des Dieux mais comme des êtres qui ont vraiment existé dans notre histoire, comme Temaruanuu, comme la princesse de la beauté, Apaura, qui a hérité de la fleur sacrée, elle est adorée comme une déesse… Ce sont des Aito, des héros. »

« J’adore et je respecte toutes les autres religions. Quand ils viennent prêcher à ma porte, je les accueille, on rigole, on lit la bible ensemble, je suis protestante et je vais même au culte des Adventistes parfois » Et quand je demande à Taaria « Et les Musulmans ? », elle me répond « S’il y en a ! Mais comme ils tuent les chrétiens… ça ne me tente pas trop, enfin… Je suis pour le respect des autres, je suis RURUTU ! » Clet Walker, son défunt époux, descendant de missionnaires anglais, dont William Henry, aimait à dire « Je suis infidèle » me confie Taaria : La religion était le cadet de ses soucis, il n’en était pas moins un homme bon et aimé.

En 1990, les Rurutu se séparent des 85 articles du APOAPO RURUTU pour adopter les lois françaises : Pouvez vous nous donner des exemples de ces articles ?
« Les ‘apoapo’ ce sont des articles de lois, mais aussi des histoires qu’on attrape au vol… mais je ne m’en souviens plus… »me dit Taaria, puis elle ferme les yeux. Elle doit se reposer.

Sa mémoire faillit parfois, mais jamais ne faiblit son bon cœur.

Il arrive que Taaria, alias « Mama Pare », accueille chez elle ceux qui demandent un toit. Elle me raconte qu’un jour, un jeune mahu s’installe dans sa maison, « Il m’a dit ‘Je n’ai nulle part où aller, je peux vivre chez toi ?’… ça ne m’a pas dérangé » confie-t-elle, « il faisait le ménage tous les jours et il préparait mon ma’a. Bon c’est vrai que le soir, il faisait des choses en dehors de chez moi, mais il était gentil… J’aime aussi peindre, sur des cartons, sur tout, ou tresser des chapeaux. Parfois des touristes popa’a passent par chez moi, et ils emportent avec eux mes tableaux, un de mes chapeaux a disparu comme ça. Les gens se servent parfois sans demander… mais enfin, voilà… »

En août 1999, le 1er salon du livre insulaire de Ouessant créé un prix spécial pour un petit livre qui regorge d’histoires inconnues au monde, celui de Taaria Walker : « Rurutu, Mémoires d’avenir d’une île australe » est un livre précieux du patrimoine polynésien, écrit par une femme Rurutu, porteuse de savoir, qui aura 85 ans en octobre 2015.

Taaria Walker, l’enfant de Tuarii Uura et de Rumepa Mateau, née en octobre 1930 sur l’île de Rurutu, a parcouru un long chemin et elle le poursuit, fidèle à elle-même, portant sur elle, les couleurs de sa vie, elle nous montre humilité, gentillesse et elle nous incite au respect des cultes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent.


Rédigé par Ariirau RICHARD-VIVI le Mardi 31 Mars 2015 à 11:25 | Lu 9319 fois