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Statut juridique sur-mesure des cités flottantes : "Réalisable" mais "complexe"


PAPEETE, le 12 février 2018. Le projet d'îles flottantes avec un régime économique spécifique est-il réalisable juridiquement ? Oui. "L’installation en Polynésie d’îles flottantes artificielles dotées de zones économiques spéciales dérogeant au droit commun semble envisageable, bien que ressortissant à un mécanisme juridique expérimental", explique Hervé Raimana Lallemant-Moe, docteur en droit public, chargé d’enseignement à l’université de la Polynésie française. Explications.


En janvier 2017, le gouvernement polynésien a signé un accord d'intention avec le directeur général de l’Institut Seasteading, maître d'œuvre du projet d’îles flottantes au fenua. Ce document prévoyait que les "parties collaboreront activement afin de finaliser le cadre réglementaire spécial avant la fin de l'année 2017".

Pour le moment, aucun cadre règlementaire n'a été validé par le Pays. Le 31 janvier, Jean-Christophe Bouissou, porte-parole du gouvernement, soulignait : " Ne croyez pas que le gouvernement soit prêt à partir dans une modification du statut de la Polynésie française pour permettre à un nouvel Etat de pouvoir se créer dans nos eaux."
Les hommes de l'institut Seasteading espèrent surtout obtenir la création d'une zone économique spéciale. "L’installation en Polynésie d’îles flottantes artificielles dotées de zones économiques spéciales dérogeant au droit commun (économique et social) semble envisageable, bien que ressortissant à un mécanisme juridique expérimental", explique Hervé Raimana Lallemant-Moe, docteur en droit public, chargé d’enseignement à l’université de la Polynésie française, Laboratoire Gouvernance et Développement insulaire (UPF) et Centre de droit international (Lyon III).
L'enseignant-chercheur spécialisé dans les problématiques en droit de l'environnement et en droit international de l’environnement décrypte, dans un article paru dans la revue juridique LexisNexis, la manière dont ce statut juridique pourrait être mis en place.

D'abord, Hervé Raimana Lallemant-Moe explique que l'option de l'installation d'île flottante en haute mer est impossible. Une des hypothèses qui avait été émise était de rattacher la plateforme flottante à "un pavillon de complaisance pour permettre à cette structure d’échapper aux régimes juridiques les plus contraignants". En effet, sur un navire, la loi qui s'y applique dépend de l'Etat qui lui accorde sa protection. Mais les îles artificielles ne peuvent être qualifiées de navires. En effet, "les engins portuaires que l’on pourrait partiellement assimiler à des îles artificielles tels que les grues flottantes ou les pontons – qualifiés de bâtiments de servitude– ne répondent d’ailleurs pas à la définition du navire, étant donné qu’ils n’ont pas pour objet de naviguer", indique l'enseignant-chercheur.

Une option "concevable"

Une option "concevable" pour le Seasteading Institute serait donc "l'aménagement de plateformes flottantes dans l’espace maritime de la Polynésie française ainsi que la création de zones économiques spéciales y étant rattachées". Les porteurs du projet de cités flottantes pourraient ainsi bénéficier de dispositifs juridiques spécifiques. "De telles dispositions de différentiation territoriale sont en effet admises par la jurisprudence ; tel est ainsi le cas en matière fiscale, le principe d’égalité ne faisant pas obstacle à ce que le législateur édicte, par l’octroi d’avantages fiscaux, des mesures d’incitation au développement et à l’aménagement de certaines parties du territoire national dans un but d’intérêt général", rappelle ainsi Hervé Raimana Lallemant-Moe. "D’autres domaines du droit peuvent admettre des dispositions propres à certaines zones ; outre l’urbanisme, peuvent notamment être cités, au titre des dispositions susceptibles de faire l’objet d’un traitement différencié : les règles du repos hebdomadaire, l’encadrement des loyers, l’autorisation de mise en location d’une habitation, le contrôle de l’identité des personnes, ou l’organisation des services publics".

Pour ce faire, "il faudra toutefois que le législateur de l’Assemblée de la Polynésie française puisse définir de façon suffisamment précise les zones qui pourront bénéficier des mesures qu’il institue, ce qui implique que le projet de création d’une île artificielle soit bien avancé lorsque les normes dérogatoires seront adoptées", relève le chercheur. Ce qui n'est toujours pas le cas pour le moment.

L’établissement d’un régime spécial s’appliquant uniquement aux zones économiques spéciales est donc possible. "Cette question est toutefois particulièrement délicate eu égard à l’absence de précédents jurisprudentiels", relève l'enseignant chercheur qui rappelle qu'un "dispositif dérogatoire au droit du travail de grande ampleur et pour une zone spécifique n’a jamais été examiné, ni par le Conseil constitutionnel ou par le Conseil d’État".

Il conclut donc : "Si en théorie, la création de zones économiques spéciales s’appliquant sur des îles artificielles dans l’espace maritime de la Polynésie française est donc réalisable, il faut cependant souligner que le caractère expérimental de la mise en œuvre à grande échelle de règles économiques et sociales dérogatoires peut se révéler problématique et nécessitera de nombreuses et complexes modifications normatives en droit local."

Le projet de cités flottantes prévoit dans un premier temps des constructions sur une surface maritime de 7 500 m2. Mais ce n'est que la première partie du plan, qui comporte en tout trois phases. Le projet pourrait ainsi tripler de taille. Une étude économique indique que près de 2 000 emplois directs et indirects pourraient être créés à l'issue de la troisième phase.

Une solution au réchauffement climatique ?

Les porteurs du projet de cités flottantes mettent en avant leur projet comme solution face au réchauffement climatique et à la menace de disparition de certains atolls. "Il est important de noter que les îles artificielles, installations et ouvrages n’ont pas le statut d’îles. (Elles) n’ont pas de mer territoriale qui leur soit propre et leur présence n’a pas d’incidence sur la délimitation de la mer territoriale, de la zone économique exclusive ou du plateau continental", souligne Hervé Raimana Lallemant-Moe. "Remplacer une île devenue rocher par une île artificielle ne permettrait donc pas d’éviter la diminution de l’espace maritime qui lui était rattaché."

Rédigé par Mélanie Thomas le Lundi 12 Février 2018 à 13:16 | Lu 2555 fois