Salomon 1927 : l'impôt sanglant


Selon les Britanniques, l’affaire de Malaita se solda par une cinquantaine de morts ; deux cents répondent les Kwaoi qui subirent une répression très dure. William R. Bell (à droite) fut la première victime de la rébellion de certains Salomonais contre un impôt prélevé sur chaque habitant.
Tahiti, le 6 février 2020 - Au début du XXe siècle, Malaita, aux Salomon, était la plus peuplée des îles de cet archipel mélanésien très turbulent. L’instauration d’une “head tax” par le British Solomon Island Portectorate, sorte d’impôt à prélever sur chaque individu, fut très mal perçue ; au point que le gouverneur de cet île, William R. Bell y perdit littéralement la tête qu’un coup de fusil tiré à bout portant par un contribuable récalcitrant. Début de massacres dont le bilan dépassa sans doute les deux cents morts !
Après un début de colonisation par l’Allemagne, la Samoa Tripartite Convention réorganisa en 1899 la géo- graphie locale, les Western Samoa devenant allemandes et les Salomon britanniques. Le protectorat avait pour ambition d’organiser cet archipel, de le moderniser, de l’assainir (les maladies comme la malaria sévissant) et de mettre en valeur ces terres, alors que de leur côté les missionnaires de chapelles majoritairement protestantes voulaient éradiquer les pratiques ancestrales.
Parmi celles-ci, la vengeance était la règle, les conflits entre tribus étant aussi fréquents que mortels.
 
 

STOP AU “BLACKBIRDING”

En octobre 1915, alors que la Première Guerre mondiale bouleversait à nouveau le grand Monopoly colonial, William R. Bell (7 août 1876-4 octobre 1927), né en Australie, fin connaisseur de l’Océanie, fut nommé District Officer de Malaita, entendez gouverneur de l’île.
A trente-neuf ans, Bell était physiquement un athlète ; il avait quitté l’école à quatorze ans pour aider aux travaux dans la ferme familiale et s’était illustré dans sa jeunesse sur les terrains de cricket. Homme d’action, il s’était engagé dans l’armée britannique et servit en Afrique du Sud lors de la seconde guerre des Boers en 1899. Démobilisé, il retourna dans sa ferme d’origine mais il s’y blessa très grièvement à la main droite, ce qui lui valut (plus tard) d’être exempté de mobilisation au début de la Première Guerre mondiale. En 1901, il quitta l’Australie pour Fidji où il exerça différents métiers, notamment comptable, mais c’est en tant qu’agent de recrutement qu’il fut embauché par le gouvernement britannique. Face aux pratiques du blackbirding,Londres voulait que les embauches de main d’œuvre pour les planta- tions des îles Fidji se fassent de manière plus humaine. Lorsque ces recrutements cessèrent, Bell se fit embaucher au service du travail des Salomon ; sa mission était de veiller à ce que les intérêts des populations locales soient respectés par les planteurs.
Au déclenchement de la guerre de 14-18, nombre de fonctionnaires britanniques furent mobilisés et rapatriés en Europe ; compte tenu de son handicap à la main droite, Bell ne pouvait pas servir dans l’ar- mée, mais l’administration consi- déra qu’il était tout à fait apte, au moins à titre intérimaire, à assumer la charge de district officer à Malaita.
 

UNE PRIORITÉ : STOPPER LA VIOLENCE

Trois membres de la police que Bell avait mis sur pied à Malaita afin de ramener un peu d’ordre et de mettre fin aux vendettas.
Le poste n’inspirait guère Bell mais il n’avait pas le choix : une fois sur place, il se donna une priorité : arrêter les responsables de violences et les meurtriers avant que les familles des victimes n’exercent leurs vengeances. Avec sa police, il nettoya une grande partie de l’île de ces tueurs. Seules les populations à l’intérieur des terres demeuraient à l’écart de ces progrès et d’ailleurs, même sur la côte supposée civilisée, Bell ne se fit pas que des amis en exécutant des coupables après leurs procès. Lui aussi était sous la menace permanente d’une vendetta. Il engagea une police originaire de Malaita qui lui était entièrement dévouée, apte à faire respecter l’ordre et la loi et capable de protéger son chef. Malheureusement pour Bell, l’empire étant sorti très affaibli financièrement de la guerre, en 1920 les autorités coloniales britanniques décidèrent de créer aux Salomon un impôt, une taxe annuelle pour chaque Salomonais, qui devait permettre de les fixer sur des emplois rémunérés et salariés puisqu’il leur faudrait désormais disposer d’argent.
 

L’IMPÔT MET LE FEU AUX POUDRES

Bell freina des quatre fers et l’instauration de cette taxe par “tête de pipe” fut reportée à 1923 sur Malaita et fut plus légère que dans les autres îles. Malgré tout, il revenait à Bell de recouvrer cet impôt qui rapporta tout de même trois mille livres sterling en 1924. Absent neuf mois pour des raisons de santé, Bell reprit son poste en avril 1925 ; il comprit vite que ce rôle de percepteur exacerbait l’hostilité des Salomonais envers le pouvoir colonial ; ses administrés estimaient qu’ils ne recevaient que bien peu des autorités, alors qu’ils devaient payer à ces mêmes autorités le nouvel impôt. En 1925, la collecte fut très difficile ; on était au bord de la désobéissance civile ; en 1926, la perception de la taxe fut plus tranquille, mais Bell sentait bien que la colère montait au sein de la population. Il prit peur en 1927 et décida, avant de se lancer avec ses percepteurs, de tenter de confisquer les armes à feu pour protéger ses agents de toute éventuelle violence, ce qui ne fit qu’augmenter encore le ressentiment général.
En 1925, un complot avait été mis sur pied pour tuer Bell dans le nord-est de Malaita. En 1927, des membres des clans Kwaio décidèrent d’entrer en résis- tance, emmenés par un dénommé Basiana. Celui-ci élabora un plan visant à éliminer Bell et à neutraliser les clans côtiers devenus chrétiens et donc, aux yeux des Kwaio, des traîtres, renonçant aux pratiques ancestrales et au culte des ancêtres. Les Britanniques furent très vite mis au courant des deux complots. En 1927, Bell aurait dû convoquer, pour le paiement des taxes, les individus les uns après les autres, mais il préféra ne pas faire aveu de faiblesse ou de peur et maintint sa tournée comme si de rien n’était, village par village, tribu par tribu.
 

LA TÊTE ÉCLATÉE

Le 3 octobre, un lundi, le navire Auki jetait l’ancre dans le port de Singalagu et Bell descendit à terre pour entamer la collecte de l’impôt. Le lendemain, Basiana arrivait flanqué de sa troupe en armes. Bell fit face, arguant de ses intentions pacifiques. Basiana ne broncha pas et paya son écot. Il repartit en lisière de forêt, prit son fusil qu’il cacha sous son bras et se remit dans la file des individus devant verser la taxe. Au moment où Bell se leva pour écrire sur un tableau quelques chiffres, Basiana sortit son arme et visa la nuque du gouverneur ; le tir, à très courte distance, éclata littéralement la tête du haut fonctionnaire qui n’eut pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait.
Ce fut le signal du massacre ; les Kwaio, décidés à récupérer leur argent, mirent à mort l’adjoint de Bell, Kenneth Lillies, et tout le personnel salomonais présent, à savoir treize personnes, un seul policier parvenant, avant d’être tué, à abattre un assaillant, un autre s’enfuyant à la nage.
Bilan du massacre, quinze personnes tuées du côté de l’administration, un seul du côté des Kwaio qui repartirent avec six blessés. L’affaire on s’en doute, n’allait pas en rester là. Les Britanniques allaient vite, très vite, réagir...
 

LA REVANCHE COLONIALE

Après le meurtre de Bell, les troupes britanniques engagèrent de vastes opérations militaires en guise de représailles.
Le bain de sang dont furent victimes Edward Bell et ses employés ne resterait bien évidemment pas impuni. Les tribus Auki et Wheatsheaf, aidés de Kwaio hostiles à Basiana, récupérèrent les corps de Bell et de Lil- lies et les emmenèrent sur l’île de Ngongosila pour les y enterrer. Ils firent voile ensuite sur le port de Tulagi pour informer les autorités du drame. La petite ville située sur l’île du même nom fut la capitale du British Solomon Islands Protectorate de 1846 à 1942 (Honiara, sur l’île de Guadalcanal, ne devenant la capitale des Salomon qu’après la Seconde Guerre mondiale).
 

“CASSER DU NOIR”

L’expédition punitive montée par les autorités ne fut possible que grâce au recrutement d’environ 150 porteurs salomonais.
A Tulagi, Richard Rutledge, le commissaire résident (le gouverneur en d’autres termes) était absent et son adjoint, le capitaine N.S.B. Kidson interpréta le massacre comme un soulèvement général des Salomon. A Suva, aux Fidji, le gouverneur fit envoyer sur place le HMAS Adélaïde, qui partit de Sydney dès le 10 octobre, la presse australienne faisant ses choux gras de ce fait divers hors normes.
Douze jours après le massacre, le 16 octobre, le premier contingent débarquait de l’Adélaïde. Le 21 octobre arrivait le Ramadi, avec vingt-huit Européens de Tulagi et les autorités locales. Ces Européens volontaires étaient venus “casser du Noir”, espérant avoir le droit de tirer à vue sur tous les indigènes ; alcooliques, joueurs, bagarreurs, ils s’estimèrent trahis lorsqu’ils eurent à obéir à des ordres plus mesurés et ils finirent d’ailleurs par être exclus de l’expédition de représailles au bout de deux semaines.
Lorsqu’il s’agit de progresser à l’intérieur des terres, là où s’étaient cachés les Kwaio responsables du massacre, ce furent les hommes qui avaient travaillé pour Bell qui se montrèrent efficaces sur ce terrain de jungles et de montagnes, aidés par les Kwaio installés sur la côte. Connaissant bien les anciennes pratiques cultuelles (ils étaient devenus chrétiens), il saccagèrent méthodiquement tous les sites religieux des Kwaio, brûlant et détruisant tous les objets sacrés appartenant au culte des ancêtres ; ils savaient en effet que les esprits des anciens ne se vengeaient que sur leurs descendants directs, c’est- à-dire les Kwaio rebelles.
 

DES DIZAINES DE MORTS

Tous les adultes rencontrés furent ramenés à Tulagi, y compris les vieillards qui n’avaient pu participer au massacre. Les rebelles les plus recherchés se livrèrent eux-mêmes, car ils croyaient que sans cela, leurs femmes et leurs enfants seraient tués. Le 21 décembre,
le camp de la troupe, installé à l’intérieur des terres, était aban- donné ; vingt Kwaoi étaient encore recherchés et ils finirent soit par se rendre soit par être arrêtés dans les semaines qui suivirent puisque leurtraquenecessapas. Combien de morts provoqua cette chasse à l’homme ? Les chiffres varient beaucoup : officiellement une quarantaine, plus précisément cinquante-cinq au minimum, deux cents selon les Kwaoi qui estimèrent que la destruction des lieux de culte provoqua la colère des ancêtres qui tuèrent de nombreuses personnes par la suite.

Basiana pendu devant ses deux fils

Au terme de l’expédition punitive lancée par les autorités britanniques à Malaita, cent quatre-vingt-dix-huit Kwaoi furent arrêtés et emprisonnés entre octobre 1927 et fé- vrier 1928.Un camp provisoire fut construit à la hâte pour les parquer avant d’être rame- nés à Tulago sur le Ramadi. Curieusement, aucune charge précise n’était retenue contre eux. En revanche, leurs conditions de dé- tention, leur entassement et la nourriture firent qu’à partir de février,beaucoup durent être hospitalisés, cent soixante-treize au
total, victimes de dysenterie. Sur ce chiffre, trente perdirent la vie. Pour sa défense, les Britanniques affirmèrent que ces hommes étaient âgés et séniles et qu’ils étaient déjà très faibles. Mais l’argument ne tenait pas puisque si c’était le cas, ils n’auraient pas pu participer au raid meurtrier de Basiana qui avait choisi au contraire une troupe de jeunes et solides guerriers.
Une longue enquête commença afin de déterminer les responsabilités des prisonniers. Onze hommes furent accusés de meurtre, après audition des témoins et des survivants et six d’entre eux furent condamnés.Soixante et onze autres furent inculpés de violences mais vingt et un seulement furent condamnés. Basiana, en tant que meneur, fut évidemment reconnu coupable ; raffinement tout britannique, il fut pendu le 29 juin 1828, en public bien sûr, mais surtout devant ses deux fils. Evidemment, les autorités ne savaient que faire des autres prévenus ; avaient-ils été emprisonnés pour rien ? Pour se sortir de ce possible imbroglio juridique,le gouverneur général de Fidji promulgua un texte légalisant la détention des Kwaoi pendant un semestre et suggéra même que ceux-ci soient déportés sur une autre île. Grâce à l’intervention d’un vieux colonial, le lieutenant-colonel H.C. Moorthouse, envoyé par Londres pour apaiser les esprits, les Kwaoi furent finalement renvoyés à Malaita et des rations de riz furent distribuées pour éviter toute famine compte tenu de l’absence de main d’œuvre dans les champs des villageois pendant des mois. La paix revint, la “civilisation” avait triomphé...

Londres remercie

En décembre 1927, Londres envoya un message de remerciements en Australie : “Le gouvernement de Sa Majesté de Grande-Bretagne souhaite transmettre au gouvernement de Sa Majesté du Commonwealth d'Australie l’expression de ses remerciements pour l'aide apportée par le HMAS Adelaide dans la recherche des auteurs de l'outrage de Sinarango (sic) et le rétablissement de l'ordre dans la zone concernée.”

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 6 Février 2020 à 07:00 | Lu 1522 fois