Richard Conte : “Une tension entre le tragique et le merveilleux”


Tahiti, le 14 novembre 2022 - Richard Conte est un chercheur d'art. Artiste prolifique, chercheur et professeur émérite à l'Université Paris I - Sorbonne, il expose une quinzaine de peintures et de “liasses” à la bibliothèque de l'Université de la Polynésie française jusqu'au 23 novembre. Les œuvres de l’exposition Les animaux malades de l'humain font voir une peinture volumineuse, des portraits mi-hommes mi-bêtes, ponctués souvent de couleurs iridescentes et même de paillettes. Le peintre, qui revendique une “peinture physique, liée au corps et à l’expérimentation des procédés et des techniques”, est revenu pour Tahiti Infos sur ses démarches d'artiste et de chercheur.
 
Les tableaux exposés donnent souvent à voir des sortes de chimères, humanoïdes et animales, avec des têtes d'oiseaux, des cornes... Que sont ces personnages ?
 
“Ces tableaux sont des sortes de fables à la fois animalières et humaines. L'exposition s'intitule Les animaux malades de l'humain, mais ça aurait pu être réversible : les humains malades des animaux. Ces tableaux ont été élaborés notamment dans la période du Covid et donc en filigrane, on trouve une référence à la fable de La Fontaine Les animaux malades de la peste. J'ai repris cette formule et l'ai modifiée car à l'ère de l'anthropocène, ce sont les humains qui sont responsables des maux du monde.”
 
Comment avez-vous choisi ces figures pour vos tableaux ?
 
“Ces formes apparaissent par paréidolie [reconnaître des formes dans des éléments naturels, par exemple, des animaux dans les nuages, NDLR]. La peinture joue d'abord, comme dans un dessin d'enfant qui reconnaît un bonhomme dans ses gribouillis spontanés et ensuite conforte sa forme. À un moment donné, je reconnais un personnage et je le confirme. Les yeux ont une grande importance dans les paréidolies. Ça se construit au fur et à mesure de l'élaboration. Au départ, ça s'ancre dans des liasses de papier Lamali [un papier brut, fabriqué à la main, NDLR], puis ensuite les choses évoluent. Les liasses sont aussi des œuvres à part entière, mais servent de point de départ de certains diptyques plus grands. Axel Clevenot a filmé pendant un an le processus de création d'un de mes tableaux. Ce film, Tant qu'il y aura du miel, est projeté dans l'exposition. On y voit les gestes, les surprises, les échecs, jusqu'au moment où je trouve.”
 
Le thème du tableau apparaît donc au fur et à mesure de la création ?
 
“Oui. Toutes sortes de thèmes peuvent apparaître dans ces paréidolies : il y a des scènes un peu mythiques, là on peut reconnaître une sorte de Salomé, des personnages avec des masques d'oiseaux. Ici, un grand prédateur, avec un bec, des yeux sanguinolents et un bras qui n'est plus un bras mais qui est une arme qui tient un agneau dans ses bras, on y voit des empreintes de plastique bulle, qui font comme la laine. La Cantatrice, un personnage avec un long cou, pareil à une autruche. Un bec d'oiseau ouvert, les bras écartés.”
 
Vous signalez que ces créations ont été influencées par l'épidémie. Est-ce que votre travail artistique est particulièrement marqué par l'actualité ?
 
“Ce n'est pas un travail illustratif, mais je suis traversé par l'époque et les événements qui nous frappent tous. Toutes les peintures, à moins d'être complètement en dehors du monde, sont traversées par l'actualité du moment où elles sont réalisées. Pas tellement dans une dimension événementielle, mais dans leur teneur tragique, dans ce qu'elles influencent l'imaginaire. Nous sommes dans une époque absolument tragique et j'essaie de poser une tension entre ce tragique et le merveilleux, comme une échappatoire. Dans la poésie comme dans la peinture, il y a une part de constance, presque universelle, et une part de ponctuel. L'idée des fables est une idée très ancienne, qui date de la Perse. Toutes ces fables mettant en scène des animaux qui incarnent en réalité des traits humains et dont La Fontaine, par exemple, s'est inspiré, remontent à la nuit des temps.”
 
En amont de cette exposition, vous êtes aussi organisateur d'un symposium intitulé “Les pensées comparées de la création” qui s'est déroulé les 9 et 10 novembre à l'université…
 
“Avec l'institut Confucius, on avait déjà organisé en Polynésie un symposium en 2018, sur les migrances chinoises à travers le cinéma. Cette année, on a voulu faire un symposium sur les pensées comparées de la création à partir de trois composantes essentielles, l'art européen, la conception chinoise de la création et l'approche polynésienne. Entre la création insulaire, celle des mondes chinois et de l'occident, on cherche à voir ce qui ressemble, ce qui dissemble... Pour moi, par exemple, la création est dégagée de son manteau religieux. J'emploie le terme de création pour le différencier de l'action ou de la production. Pour donner une dimension imaginaire, sensible, qui fonde une existence. Mais ici, l'importance de la religion fait que le terme est beaucoup plus connoté qu'en France, par exemple. L'apport des chercheurs chinois et des sinologues est de nous parler de l'importance du processus où tout est dans une continuité, où les choses adviennent sans ruptures.”
 
Organiser ce symposium et cette exposition en Polynésie a-t-il un sens particulier pour vous ?
 
“J'ai exposé au musée Gauguin en 1986. Je suis venu souvent faire de nombreuses recherches et séminaires ici. J'ai des amis ici, un frère ancien président de l'Université, ce qui fait que j'ai un ancrage personnel en Polynésie. D'autre part, la création insulaire me passionne. J'ai visité toutes sortes d'îles. Chaque homme et chaque œuvre est une île. L'insularité nous apprend énormément sur nous-même. L'île catalyse les problèmes de l'humanité. La pensée d'Édouard Glissant sur ce point, en ce qui concerne les Caraïbes, me passionne. Il y a une riche création ici. Le tatouage, par exemple, est un mélange de rite, de code et d'inventivité, d'une qualité impressionnante. La dimension pratique est très féconde, avec une grande maîtrise des savoir-faire, mais il manque un peu d'une dimension recherche, de conceptualisation, de réflexion. Je pense que ce colloque, auquel [ont assisté] les étudiants du CMA, sera un riche apport pour eux.”

Rédigé par Antoine Launey le Lundi 14 Novembre 2022 à 16:38 | Lu 891 fois