Reconnaissance de maladie professionnelle pour deux ex-travailleurs civils de Moruroa


Le Centre d'expérimentation du Pacifique a fonctionné avec des personnels militaires mais également de nombreux civils, salariés. De la main d'œuvre embauchée localement. Ainsi, même si à partir des essais souterrains, les effectifs de salariés civils ont baissé régulièrement (1205 en 1984, 860 en 1992 et 600 à la fin des essais selon l'association Moruroa e Tatou), ce sont ces travailleurs civils locaux qui ont eu les plus longues carrières professionnelles sur le site des essais. Selon une sociologique effectuée par l'Eglise Evangélique et l’association Hiti Tau, 22% de ces salariés civils ont travaillé sur site entre 5 et 10 ans; 19% entre 10 et 20 ans et 14% plus de 20 ans. Notre photo : le PK0 de la route qui dessert les installations de l'atoll dans la zone de vie de Moruroa
PAPEETE, le 14 mars 2016- La cour d'appel de Papeete a rendu un arrêt, le 18 février dernier, prouvant l'évidence du lien entre les cancers dont souffraient ces deux anciens ouvriers du Centre d'expérimentation du Pacifique et leur mission à Moruroa. L'arrêt précise que le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) est "présumé avoir commis un manquement à son obligation de sécurité".

Avant que la loi Morin de janvier 2010 ne soit promulguée - a priori pour faciliter l'indemnisation des victimes des essais nucléaires-, le seul véritable angle d'attaque pour tenter d'obtenir réparation du préjudice subi était lié à la reconnaissance de la maladie professionnelle. A Papeete, entre 2007 et 2010, une dizaine de dossiers, soutenus par l'association Moruroa e Tatou a été porté devant le tribunal du travail. Une procédure longue comme toujours avec les multiples appels, mais qui a porté ses fruits dans 90% des cas. Ainsi le 18 février 2016, la cour d'appel de Papeete a rendu un arrêt concernant le cas de deux anciens personnels civils, ex travailleurs de Moruroa, dont le dossier judiciaire de demande de réparation avait été entamé en 2007 ! Neuf ans de procédures pour que la demande de reconnaissance de maladie professionnelle de Lucien Faara et Robert Voirin soit enfin admise sans l'ombre d'un doute.

Après les acceptations par la justice, de cette reconnaissance de maladie professionnelle pour des anciens personnels militaires ou leurs ayant-droits, la procédure concernant des personnels civils du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) était sans doute plus délicate encore. "Il aura fallu un marathon judiciaire pour que l’évidence du lien entre les essais nucléaires et les maladies des anciens travailleurs de Moruroa soit réaffirmée avec force par les juges" , s’étonne Roland Oldham, le président de l'association Moruroa e Tatou.
Dans ce dossier, les avocats de l'association Moruroa e tatou, Me Jean-Paul Teissonnière et Me Philippe Neuffer, étaient opposés à l’employeur des deux anciens travailleurs, le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et à la Caisse de Prévoyance Sociale (CPS) qui gère les dossiers de maladies professionnelles. "Les obstacles opposés tant par le CEA que par la CPS expliquent la lenteur de la procédure. En effet, le CEA refusait de se reconnaître comme employeur, puis affirmait que les maladies dont souffraient MM. Faara et Voirin ne pouvaient avoir pour origine les essais nucléaires dont 'l’innocuité' est affirmée dans de nombreux rapports ! De son côté, la CPS exigeait le remboursement des indemnisations par le ministère de la défense" précise l'association Moruroa e Tatou dans un communiqué de presse.

Le 18 février 2016, la Cour d’appel de Papeete statue définitivement. Elle déboute le CEA et la CPS et reconnaît que la maladie dont est décédé Lucien Faara et celle dont est atteint Robert Voirin doivent être pris en charge au titre de la législation sur les maladies professionnelles. La cour d’appel reconnaît des "présomptions graves précises et concordantes sur l’existence de retombées radioactives présentant un danger sanitaire" en lien avec l’activité professionnelle des deux hommes. Elle conclut qu’il est "établi que le Commissariat à l’énergie atomique avait conscience du danger auquel étaient exposés les salariés sur les sites de tirs nucléaires, notamment atmosphériques, en Polynésie". En conséquence, le CEA est "présumé avoir commis un manquement à son obligation de sécurité" en ne prenant pas "toutes les précautions nécessaires pour préserver" ces travailleurs du danger qui les menaçait. Toutefois, cette décision de la cour d'appel n'est pas encore un point final à cette bataille juridique. Un pourvoi en cassation est tout à fait probable.






Maladie professionnelle et faute inexcusable

Les dossiers judiciaires des anciens travailleurs de Moruroa - avant que la loi Morin ne soit promulguée - ressemblent étrangement à un autre grand scandale sanitaire et social de la France métropolitaine, celui de l'amiante. C'est la "même logique" qui a été utilisée reconnaît Me Philippe Neuffer. Avant la loi Morin, la reconnaissance de la maladie professionnelle devant les tribunaux du travail, des anciens de Moruroa était le seul angle d'attaque possible.

Comme pour l'amiante, d'anciens travailleurs ont obtenu non seulement la reconnaissance de leur maladie professionnelle, mais aussi la faute inexcusable de leur employeur. Ainsi, le 10 septembre 2008, le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) de Bordeaux a reconnu que le cancer broncho-pulmonaire ayant entraîné le décès d’une personne ayant travaillé au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) entre 1966 et 1969, lors des campagnes d’essais nucléaires menées par la France "était dû à la faute inexcusable de son employeur, une société sous-traitante du Commissariat à l’énergie atomique (CEA)". Mais, pour les dossiers instruits à Papeete c'était un peu plus compliqué créant, de fait, un traitement différencié des dossiers suivant leur point d'ancrage. "Ici les lois sociales et le code du travail protègent avant tout les intérêts de l'employeur, la réglementation sociale est obsolète. Pour obtenir la faute inexcusable de l'employeur il faut agir dans un délai très court. Il a donc fallu faire œuvre de création" commente Me Philippe Neuffer.

Ce sont ces différentes décisions de la justice du travail, de plus en plus nombreuses dans les dix premières années 2000, qui ont conduit à la rédaction d'une loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Promulguée en janvier 2010, la loi Morin devait permettre aux victimes et leurs ayant-droits d'obtenir une meilleure réparation du préjudice subi. Depuis cette loi Morin, tous les nouveaux dossiers de demande d'indemnisation – une centaine en Polynésie française - ont ainsi migré du tribunal du travail vers le tribunal administratif. Avec finalement, on le sait six ans plus tard, avec bien peu de réussite au terme des procédures engagées. Finalement les affaires engagées devant le tribunal du travail ont créé "moins d'espoirs déçus" admet Philippe Neuffer. Tous les espoirs reposent désormais sur les annonces de François Hollande à Papeete, le 22 février dernier, au sujet de la rédaction d'un nouveau décret qui viendrait améliorer les indemnisations obtenues via la loi Morin.

Concernant la maladie et la faute inexcusable de l'employeur, il est intéressant de noter qu'en novembre 2015, dans le cadre de l'amiante, certaines entreprises condamnées pour faute inexcusable ont obtenu la possibilité de se retourner contre l'Etat. Cet arrêt du 9 novembre 2015 du conseil d'Etat "a fait l'effet d'une bombe" écrivait le journal en ligne, Chef d'Entreprise.com.

Rédigé par MIREILLE LOUBET le Lundi 14 Mars 2016 à 18:05 | Lu 1671 fois