"On ne peut pas protéger le Grand requin-marteau sans le connaître"


Crédit photo : Expédition Gombessa
Tahiti, le 23 février 2021 - En partenariat avec Mokarran Protection Society, association consacrée à l’étude des Grands requins-marteaux, les équipes de Gombessa sont en repérage à Rangiroa pour valider la faisabilité d’une expédition scientifique baptisée "Taumata Roa". Sous réserve du feu vert de la Direction de l'environnement, un projet de déploiement d’émetteurs acoustiques sur les animaux pourrait faire l’objet d’un film afin de vulgariser ce travail pour le grand public. Explications avec Laurent Ballesta, chef d’expédition.
 
Ce n’est pas la première fois que vous venez en Polynésie, vous avez un attachement particulier pour les Tuamotu ?
La première fois que je suis venu, c’était en 1998 à la fin de mes études, et j’ai fait mon service national à Rangiroa, sur un programme d’étude de la colonisation larvaire. C’était la première fois que je sortais de chez moi et c’était la chance de ma vie. Rangiroa, ça a été un grand tournant dans mon choix de carrière entre la recherche et la photographie. Je me retrouvais à faire de la recherche sur un site de plongée qui attirait les équipes de tournage et les reporters du monde entier. Ça a été presque mon passeport quand je suis rentré en métropole. Et j’ai eu la chance de rencontrer Nicolas Hulot et de lui en parler. Ça paraît fou, c’est le bout du monde, mais je n’ai jamais croisé autant de gens importants, qui ont été des modèles.
 
L’expédition Gombessa fait la part belle aux Tuamotu avec un projet de troisième film là-bas ?  
Au départ, je ne voyais pas ce que je pouvais faire en Polynésie, je trouvais qu’il y avait tellement de gens ici qui sont non seulement de très bons guides mais qui font aussi de bonnes images. Finalement, j’ai entendu cette rumeur des mérous à Fakarava et c’est devenu un truc de dingue, on y est retourné sur cinq années consécutives. Ce qui a donné "Le mystère mérou", racheté par la BBC pour la série Blue planet. Au cours de ce séjour, j’avais aussi ce vieux rêve d’une plongée de 24 heures. Or, plonger 24 heures à 20 mètres, en termes de protocole de décompression, c’est beaucoup plus compliqué que de plonger à 120 mètres pendant 20 minutes. 24 heures, ça veut dire aussi 12 heures de nuit.

C’est comme ça qu’on a découvert des scènes de chasses nocturnes. C’est une chance incroyable. Personne n’avait pensé à plonger de nuit dans la passe sud de Fakarava. Il y a aussi un côté de tabou : On ne plonge pas la nuit dans les passes. Une sorte de prudence non vérifiée. Ce qui a donné 700 requins dans la nuit. Quand on a fait la reproduction des mérous, puis la chasse des requins qui mangent les mérous, on n’a pas pu s’empêcher de se demander si on ne pouvait pas faire l’échelle du dessus, c’est-à-dire filmer la reproduction des requins gris, chassés par le requin-marteau.

"Le défi de plongée va de soi parce que ça se passe entre 60 et 70 mètres de fond, dans le courant"

Ce qui s’avère bien plus compliqué ?
Oui, parce qu’à Fakarava, il y a des milliers de mérous et 700 requins pour les dévorer, donc on ne peut pas les louper. Filmer l’échelle du dessus, c’était un fantasme. Mais plusieurs membres de mon équipe se sont pris de passion pour la Polynésie et ils ont continué à venir à Rangiroa sur leur temps libre. C’est comme ça qu’ils ont rencontré l’association Mokarran Protection Society. Le défi de plongée va de soi parce qu’à Rangiroa, tout ça se passe entre 60 et 70 mètres dans le courant, ce sont des animaux extrêmement difficiles à approcher, il faut faire des affûts en grande profondeur. Alors, la promesse d’image inédite, est-ce qu’on est capable de la tenir ? Je ne sais pas encore, mais le potentiel est là.
 
On n’a encore jamais filmé de comportement de requin-marteau ?
Non et d’ailleurs, une des choses qui me motive, c’est qu’un amateur nous a offert l’exclusivité d’une séquence qu’il a filmée par hasard. Un touriste qui nous énerve un peu d’ailleurs, puisqu’en une seule plongée à Fakarava, il a réussi à filmer un Grand requin-marteau qui mange un requin bordé, quand nous, on avait passé 3 500 heures dans la passe sud.
 
Les images de requins-marteaux aux Bahamas ne comptent pas ?
D’un point de vue scientifique, pas du tout. Ils en ont fait des animaux de cirque. On leur donne 200 kilos de poisson congelé par jour. On n’a jamais observé de chasse naturelle là-bas. Par contre, on a vu des apnéistes accrochés sur la dorsale, ou des photos de l’intérieur de leur gueule. On a vu de tout mais rien de naturel.

​"Si tu écartes les Bahamas, où ils font du feeding, il n’y a qu'à Rangiroa qu'on observe le requin-marteau"

L'équipe de l'association Mokarran Protection Society à gauche et l'Expédition Gombessa de Laurent Ballesta.
Le projet de documentaire représente donc un challenge ? 
Nous n’en sommes pas encore là, aujourd’hui nous sommes dans une phase de repérage. Ce dont je suis certain pour l’instant, c’est la pertinence d’une étude scientifique. Il y a un vrai mystère qui mérite d’être creusé. N’oublions pas que c’est un animal en voie critique d’extinction, victime d’un déclin de 80% (de sa population mondiale, Ndlr). Si tu oublie les Bahamas où ils font du feeding, il n’y a pas d’autre endroit pour observer le requin-marteau. À Rangiroa, tu viens cinq jours et tu le vois. Et on voit des juvéniles, il se passe quelque chose là-bas, mais on ne sait pas quoi.
 
Vous avez beaucoup de questions et pas de réponse ?
Oui et surtout, on s’intéresse à une espèce protégée. Donc, il faut que tout ça se fasse avec la bénédiction de la Diren (Direction de l'environnement, ndlr). L’idée, ça va être de marquer les requins-marteaux d’émetteurs acoustiques et là, on ne sera pas dans les mêmes conditions qu’avec les 700 requins de Fakarava. On aura affaire à des animaux de 4 mètres, hyperpuissants et hyper farouches. Il faudra les marquer avec une arbalète d’assez près, à un endroit –au-dessus de la dorsale– où il faut espérer que l’émetteur reste accroché suffisamment longtemps. Après il faudra installer des détecteurs de passage dans les passes.
 
Parce qu’on est sûr que les animaux passent par là ?
C’est l’avantage de la Polynésie : Il y a des passes partout et les animaux les empruntent tout le temps comme si c’étaient des sortes de péages obligatoires. Ils ne peuvent pas rentrer dans le lagon par un autre endroit. Avec le déploiement d’une cinquantaine de récepteurs, on peut couvrir tous les Tuamotu. La Polynésie a ces entonnoirs que les autres pays n’ont pas.
 
Ce réseau acoustique serait au centre du protocole présenté à la Diren ?
Oui mais on pense aussi à la génétique avec de la biopsie (prélèvement de tissu, Ndlr), pour étudier la diversité de la population. Si les quelques individus étudiés nous offrent une grande diversité, ça nous permettra de faire des extrapolations sur la taille de la population.

"Des bateaux de pêche du monde entier sont agglutinés à la limite des eaux territoriales de la Polynésie"

À ce stade, qu’est-ce que la phase de repérage a donné ?
Elle donne plus de questions… Ce qu’on peut dire, c’est que l’intuition de pouvoir les marquer est en train d’être validée. On voit qu’on arrive à être près d’eux sans feeding et sans appâter. À grande profondeur, ils sont beaucoup plus curieux et moins farouches, ils viennent beaucoup plus près, à trois ou quatre mètres. Donc j’imagine un film qui vient à la fin de tout ça. On en est encore loin. L’expédition va se faire sur deux à trois ans, le temps de baguer les animaux, parce que si on réussit à en marquer en grand nombre, et si on veut raconter une belle histoire ou faire une belle publication scientifique, il faudra attendre un peu.
 
Ce film permettrait d’illustrer la démarche scientifique ?
Scientifique oui, mais citoyenne aussi. C’est le but de l’enquête menée par Mokarran sur Rangiroa. Ces enquêtes citoyennes sont nécessaires parce qu’on a beau arriver avec des moyens extraordinaires pendant un ou deux mois, ça ne remplacera jamais 30 à 40 ans d’observation de centaines de personnes de différentes catégories socio-professionnelles qui vivent là-bas. Et ça, c’est le travail de l’association, qui peut amener à des hypothèses que nous irions vérifier.
 
L’objectif c’est de s’inscrire dans une démarche de conservation ?
Quand on monte ces expéditions, ce serait démagogue de dire que c’est pour sauver les requins-marteaux Mais il faut quand même donner du sens à ce qu’on fait. Je ne peux pas me contenter de mon plaisir. Mon premier moteur, et je l’assume, c’est l’exploration de la vie sauvage. En deuxième vient cette nécessité, de plus en plus urgente, de donner du sens à tout ça en vu de la conservation de l’animal. Le requin Sphyrna mokarran (de son nom scientifique, Ndlr) est protégé en Polynésie comme tous les requins, mais si on ne sait rien de son écologie, où il se reproduit, où les nurseries se trouvent, comment et de quoi il se nourrit, ce n’est pas possible d’améliorer sa conservation. Il faut cette connaissance.

Le requin est peut-être dans un sanctuaire en Polynésie, mais quand on regarde les positions des émetteurs AIS, ces mouchards que sont obligés de porter tous les bateaux de pêche du monde entier, ils sont tous agglutinés à la limite des eaux territoriales. Et c’est là qu’ils tendent leur filet. On est peut-être capable de fournir à la Diren des arguments forts pour faire de Rangiroa un sanctuaire inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

Rencontre avec le cœlacanthe, à l’origine de Gombessa

Appelé "Gombessa" aux Comores, le cœlacanthe est une véritable légende, un poisson relique. "Plonger avec lui, c’est remonter dans le temps" note l’expédition qui tire d'ailleurs son nom de ce "fossile vivant". C’est aussi l’objet de Gombessa 1, la toute première expédition de l’équipe menée par Laurent Ballesta. Prélèvement d’ADN, étude de sa nage par modélisation 3D, pose d’une balise : L’expédition permet la mise en place des premiers protocoles scientifique in situ sur le cœlacanthe en partenariat avec le Musée national d’histoire naturelle de Paris et des scientifiques de l’Université de Liège, Belgique. L’expédition implique des plongées engagées à 120 mètres de fond en Afrique du Sud pour réaliser un travail de recherche et d’illustration. "J’étais un peu obsédé par cet animal qui réunit les trois valeurs de l’expédition : Promesse d’image inédite, défit de plongée et mystère scientifique. L’esprit du Gombessa, c’est ça. Des valeurs qui se nourrissent les unes des autres" résume Laurent Ballesta.

Rédigé par Esther Cunéo le Mardi 23 Février 2021 à 18:58 | Lu 2208 fois