"On est à l'équivalent du pic de la première vague"


Tahiti, le 1er octobre 2021 – Alors que le pic épidémique de la deuxième vague liée au Delta est franchi, l’engagement du personnel soignant au Centre hospitalier (CHPF) n’en reste pas moins important. Une situation hospitalière comparée à la première vague au plus fort de la crise par le docteur Philippe Dupire, président de la Commission médicale d’établissement à l’hôpital. Le médecin préconise la mise en place d’une réanimation éphémère pour prévenir d’une troisième flambée des cas au fenua. Entretien.
 
Avec 71 hospitalisations dont 21 en service de réanimation vendredi, peut-on considérer la situation de l'hôpital comme “normale” ou toujours critique ? Comment la filière Covid et le service de réanimation se sont réorganisés ?
 
"Le nombre de patients qui ont eu le Covid ou qui l’ont encore dans l’hôpital correspond à l’engagement du CHPF lors du pic de la première vague. Ça peut surprendre, car on a l’impression que l’hôpital est plus calme. Mais quand on travaille par comparaison, la deuxième vague a été tellement forte, rapide et aiguë qu’on a l’impression que la première était finalement un phénomène moins grave. À ce jour, l’hôpital est toujours fortement engagé en terme de lits et d’occupation de postes de réanimation comme lors de la première vague. L’impact de cette vague est encore très fort sur le CHPF, mais il est vrai que concernant le service des urgences, l’affluence a énormément baissé dernièrement."
 
Qu'en est-il des patients non-Covid ? Avez-vous pris du retard pour la prise en charge de ces personnes ?
 
"Les patients non-Covid, ça a toujours été un souci pour nous puisqu’en réalité, il fallait que cet hôpital, qui est le seul sur le territoire dans la pratique de chirurgie lourde et exclusive, maintienne une prise en charge de ces personnes. On n’a eu de cesse de s’occuper des patients Covid car il y a eu un afflux important. Mais en même temps, on a conservé des salles de blocs pour opérer d’une part les urgences vitales et d’autre part toutes les chirurgies particulières qu’on ne peut pas faire ailleurs comme la chirurgie vasculaire. Il y a aussi les chirurgies lourdes pour lesquelles il faut des lits de réanimation. Ça a d’ailleurs posé un problème, puisqu’il a fallu développer une offre de réanimation complémentaire. Ces patients lourds, il fallait qu’on les prenne en charge car sinon il y a des pertes de chances. Je pense notamment à la chirurgie du cancer. Ces patients, on les a pris en charge à chaque fois. Pour les patients que l’on a pu déprogrammer, on les a reprogrammé à distance et c’est un peu la difficulté du moment, à savoir reprendre la normalité après une crise forte. Pour ça, on a un plan avec des chronologies de prise en charge des patients. On va les rappeler pour les opérer petit à petit et le plus vite possible."
 
À quel point la situation a-t-elle été critique ? Depuis le début de la vague Delta, combien de personnes avez-vous pris en charge en filière Covid, en réanimation, et sur l'ensemble des services du CHPF ?
 
"Sur les deux vagues Covid, il y a eu 15 000 passages aux urgences. En temps normal, une année de passages aux urgences, c’est 45 000. Avec ces deux crises qui ont duré finalement assez peu de temps, on a fait un tiers de l’activité de l’année. C’est énorme. On peut considérer que nous avons accueillis le même nombre de patients Covid lors des deux vagues. Mais sur la deuxième, on l’a atteint beaucoup plus vite. L’afflux a été difficile à gérer. Sur le plan des hospitalisations, on a fait environ 2 600 hospitalisations, dont 400 en réanimation, les deux vagues confondues. Ce sont des grosses quantités de patients pour un hôpital de notre taille. Il faut se rappeler que le CHPF, dans sa disposition normale, possède seulement 18 postes de réanimation et que l’on est montés jusqu’à 54, c’est à dire trois fois la normale."
 
À combien estimez-vous le nombre de patients Covid ressortis guéris de l’hôpital ?
 
"La majorité des patients Covid pris en charge ont pu sortir rapidement. Pas forcément au CHPF, puisque nous accueillons les patients les plus graves, mais de nombreux patients vaccinés sont ressortis très vite avec des pathologies non graves. Sur les deux vagues, on peut déplorer 480 décès au CHPF avec 15 000 passages aux urgences. Donc si vous faites le calcul, ça veut dire qu’il y a quand même 14 520 personnes qui s’en sont sorties."
 

"Le réseau social n’a de social que le nom"

Combien de personnes représentaient vos effectifs sanitaires en service au plus fort de la crise (soignants polynésiens et renforts sanitaires compris) ?
 
"Au plus fort de la crise, on avait 160 personnes de la réserve sanitaire ou volontaires de la Nouvelle-Calédonie en plus des 1 400 infirmiers et aides-soignants du CHPF. On a disposé d’un renfort d’environ 10% de nos effectifs."
 
Un dispositif de soutien psychologique pour les soignants a été mis en place durant la crise. Dans quelle mesure le moral du personnel a-t-il été affecté ? Ce suivi psychologique est-il toujours en place ? Va-t-il perdurer ?
 
"Au début de la vague, on a été impactés par un afflux massif et on n’a pas eu vraiment le temps de se retourner. Avec le nombre de décès qu’on a du déplorer, la charge de travail très importante et le nombre de patients en réanimation pour lesquels il fallait évoluer rapidement, le personnel a souffert psychologiquement. D’abord parce qu’ils partagent avec les familles la disparition des patients. Puis au travers de ça, quand on s’est rendu compte de ce phénomène, on a demandé aux psychiatres et psychologues qui sont habituellement présents au CHPF, de venir en aide aux soignés mais aussi aux soignants. Au travers de la réserve sanitaire, notamment avec les personnes qui sont venus des SAMU de France, on a créé ce qu’on appelle une CUMP, une cellule d’urgence médico-psychologique. Cette cellule est venue en aide aux soignants avec des psychiatres et des psychologues qui avaient plus d’expérience car ils avaient vécu cette crise avant nous en métropole. Ce soutien va continuer pendant au moins deux mois supplémentaires."
 
Des internautes, mais aussi des élus ont remis en cause l'engagement des soignants du CHPF. Quel impact ces commentaires ont-ils eu sur le personnel ?
 
"Le réseau social n’a de social que le nom. On y voit souvent beaucoup d’informations qui ne sont pas ajustées, voire des contre-vérités. À ma connaissance, je n’ai pas vu de remise en cause de l’engagement des soignants. J’ai vu des angoisses, de la méconnaissance, de l’incompréhension. Ce vaccin est arrivé plus rapidement que dans la moyenne habituelle, donc les gens se sont posés beaucoup de questions. Malheureusement, elles sont souvent associées à des notions qui ne sont pas tout à fait justes. Donc il est vrai que quand on est malmenés ou maltraités sur les réseaux sociaux, il y a forcément un impact. Mais il faut savoir que les soignants sont formés pour soigner. Et pendant cette crise, ils ont fait leur travail. Mais ils connaissaient déjà le fait d’avoir à prendre en charge les décès, d’avoir de l’empathie, de travailler dans des conditions difficiles… Mais si en plus, il y a de la maltraitance sur les réseaux sociaux, ça n’aide pas."
 

"C'était inimaginable"

Votre appel au secours pour des renforts sanitaires a déclenché quasi instantanément une réponse de l'État avec l'envoi de dizaines de soignants. Avec du recul, ces renforts métropolitains ont-ils tardé à venir ?
 
"Cette analyse est difficile à porter, car quand on a besoin de renforts, ils arrivent toujours trop tard. La rapidité de la crise a été si aiguë qu’il a fallu regrouper et trouver ces soignants spécialisés. En simultané, il y avait également la crise aux Antilles…Évidemment qu’on aurait préféré les avoir un petit peu avant, mais il n’y a aucun reproche à faire là-dessus. Il sont arrivés et nous ont aidés. À ce moment là, on a pu augmenter le nombre d’infirmiers et d’aides-soignants par patients et réguler le nombre de gardes. Ça nous a permis de nous ressourcer, donc merci à eux."
 
Comment s'organise la répartition des renforts sanitaires avec la baisse des patients ? Certains sont-ils rentrés ? D'autres vont-ils venir ? Aujourd'hui, combien sont toujours déployés pour soutenir le CHPF ?
 
"Il y en a encore une soixantaine à ce jour. La répartition se fait à la fois sur la réanimation et sur les autres services du CHPF. Il y a surtout une part de ce personnel qui nous aide à la réhabilitation de patients. C’est quelque chose de très important à comprendre. Certaines personnes qui ont eu la maladie Covid gardent des séquelles. C’est ce qu’on appelle les Covid longs. Ils ne sont plus contagieux mais ils ont des séquelles respiratoires. Il faut alors les rééduquer à la marche et à l’effort. À ce sujet, la réserve sanitaire va nous envoyer encore du personnel en octobre, avec notamment des kinésithérapeutes qui vont aider à la réhabilitation de ces patients."
 
Comment s'organise le contrecoup de la crise en termes de gestion des ressources humaines ? Notamment pour les soignants ultra mobilisés depuis plus de deux mois.
 
"Aujourd’hui, il y a une grande fatigue psychologique et physique du personnel. Ils ont été sur le pont en permanence nuits et jours. Et puis un soignant civil n’est pas prêt à traiter de la médecine de catastrophe et à faire face à autant de décès. Je pense aussi à l’équipe de la morgue qui a été extrêmement sollicitée. Il n’empêche qu’il faut retourner à la normalité le plus vite possible. On est en train de prévoir un plan de reprise, notamment au niveau de l’activité chirurgicale et du bloc opératoire pour que l’on puisse à la fois faire l’effort de mettre en repos le personnel qui le nécessite et reprendre une activité pour que l’on puisse faire face au retour des patients non-Covid."
 
Quels enseignements de cette crise sans précédent tirez-vous ? Ferez-vous les mêmes choix si une troisième vague venait à se déclarer au fenua ?
 
"Déjà, on a appris qu’une vague pareille pouvait nous tomber dessus. On ne l’imaginait même pas, alors que la première vague nous avez déjà sidérés. Avoir un tel pic épidémique avec une incidence de plus de 3 300 cas positifs pour 100 000 habitants, c’était inimaginable. On a appris comment ce type de crise pouvait arriver. Ce qu’il faut qu’on en tire comme enseignement, c’est que même on n’a pas été complètement désorganisé, il faudra que l’on aille plus vite la prochaine fois. Pour ça, il paraît raisonnable de prévoir un service complet dans l’hôpital qui serait dédié, prêt à l’emploi et armé avec le matériel de réanimation. Derrière ça, il faudrait se préparer avec une réserve sanitaire qui serait celle de l’hôpital avec des infirmiers qu’on sélectionnerait dans les différents services et que l’on formerait de façon régulière. On pourrait placer des patients dans cette unité pour maintenir la formation. Le jour où une autre crise survient, alors on sera prêts à augmenter notre capacité tout de suite et à faire face à la situation. C’est donc l’idée d’une réanimation éphémère avec un personnel prêt à l’emploi et maintenu en formation."
 

Rédigé par Etienne Dorin le Lundi 4 Octobre 2021 à 16:04 | Lu 4381 fois