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Océane Production et les 1753 morceaux du trésor musical oublié de l’OPT


PAPEETE, 20 avril 2015 - Depuis l’acquisition du fonds de catalogue de la société Océane Production par l’Office des postes et télécommunications, en 2002, près de 1800 titres musicaux polynésiens sont en passe de tomber dans l’oubli, faute d’exploitation.

Une analyse juridique diligentée par l'OPT peine depuis plusieurs mois maintenant, 13 ans après, à démêler les tenants d’une mauvaise affaire qui aura coûté près de 280 millions Fcfp à l'établissement public.

L’office s’était rendu compte un peu tard – après avoir déjà acquis le fonds de catalogue pour 181,6 millions Fcfp – qu’Océane Production était tenue par un contrat de licence avec Universal Music. L'accord, signé quelques années plus tôt, prévoyait le reversement des sommes qui seraient dues à Océane au titres des droits d’édition sur certaines œuvres de son répertoire (78 albums), jusqu’à ce que la major ait amorti plus de 50 millions Fcfp investis pour la promotion de l’album Fenua. Album qui, au demeurant, devait être le tube de l’été 1996 et qui s'avéra un échec commercial cuisant sur le marché métropolitain.

Par ailleurs, en mettant de l’ordre dans les contrats liant la maison de production à ses artistes, l’OPT avait aussi constaté en 2005 que sur les 173 albums du catalogue musical d’Océane, 78 seulement étaient adossés à des contrats d’artiste en bonne et due forme. Leur exploitation aurait pu être immédiate ; mais ceux-là étaient déjà sous contrat de licence avec Universal Music...
Pour le reste, 42 albums n’étaient adossés qu’à un contrat de droit commun. Et – problème – 53 n’étaient adossés à rien du tout. Après la liquidation d’Océane Production en 2004 un audit a révélé à l'OPT toutes les incertitudes quant à la validité des droits acquis sur le plan éditorial, ainsi que sur l’étendue de l’exploitation des phonogrammes.

Dès lors, par prudence, toute exploitation du catalogue a été interrompue par l'établissement public. La situation n’a pas évolué depuis. Universal Music a-t-il fini par se rembourser ? Pas de réponse à l’OPT.

Bobby Holcomb, Barthélémy, Angélo Neuffer, Manahune, Rataro, Rasta Nui, Irma Prince, Elise Tahua, Esther Tefana, Andy Tupaia, Guy Laurens, et tant d'autres encore… Ils sont des dizaines d’artistes à avoir été produits par la société Océane Production pendant près de 20 ans, de 1982 à 2000.

C’est un pan complet de la musique locale qui sombre aujourd’hui dans l’oubli. Sur un rayonnage de l’OPT, soigneusement entreposés en cartons dans un local de l’office, dans un caveau climatisé, les masters de 1753 titres musicaux disparaissent tranquillement de la circulation.

Mais la non-exploitation de ce catalogue a favorisé le piratage et pénalisé directement les auteurs-compositeurs en les privant de revenu. Depuis 13 ans, ces auteurs-compositeurs, ou leurs ayants-droits, ne touchent aucun droit d’auteur sur la vente de disque pas plus qu’ils n’en touchent sur la diffusion de leur musique, celle-ci étant inaccessible.

"investissement hasardeux..."

Au départ, en 2000, l’ambition déclarée de l’Office des postes et télécommunications était de développer Tahiti Jukebox, un portail polynésien de vente en ligne d’extraits musicaux et de produits audiovisuels. "Un très bon projet, très novateur à l’époque", reconnait Heremoana Maamaatuaiahutapu. Le ministre de la culture et du patrimoine ne peut que déplorer l’évolution catastrophique de ce projet, et son impuissance à y remédier : "L’OPT est un établissement public. Il a un organe décisionnel : son conseil d’administration". A l’OPT, on nous apprend qu’une étude juridique tente toujours de démêler l’imbroglio.

En 2000, mu par le projet Tahiti Jukebox l’OPT achète, pour 54 millions Fcfp en septembre, l’exclusivité de l’exploitation sur Internet du catalogue multimédia de la société Océane Production. Il s’agit de 1 753 titres de musique polynésienne et de 920 minutes d’images, dont 180 clips musicaux.

La société détenue par Eric Laroche et Robert Wan avait connu une expansion fulgurante dans le courant des années 80 pour parvenir jusqu’à peser 70% du marché de la musique polynésienne dans les années 90. Mais Océane Production traversait des difficultés économiques à la veille des années 2000 ; et c’est dans ce contexte qu’elle entame les transactions qu'elle finalisera en 2002 avec l’OPT.

La dépense globale de cette opération, susceptible de s’accroître encore, s'établissait à plus de 276 millions Fcfp en juin 2007, si l'on compte les 95 millions Fcfp de charges assumées par l'OPT pour le projet Tahiti Jukebox.

"Cet investissement hasardeux, mené pour des motifs, pour partie étrangers à l’intérêt de l’Office, a été réalisé sans une juste appréciation des risques économiques et financiers", condamne cependant un rapport de la Chambre territoriale des comptes en 2005, en ajoutant : "alors que l’Office, qui n’a pas réglé la question des droits de la propriété intellectuelle et artistique, n’est pas en mesure de tirer le moindre produit d’une exploitation commerciale".

"Un patrimoine énorme qui dort sur des étagères de l’OPT", note Aldo Raveino, le leader du groupe Manahune. "Notamment tout le catalogue de Bobby, pour lequel il n’y a plus aucune exploitation", déplore-t-il aussi. On pourrait aisément se joindre à cette doléance en évoquant le cas de Barthélémy, décédé dernièrement dans la misère. Comment oublier, aussi, tous les autres artistes du catalogue Océane, dont le sort est lié à la résolution de ce dossier oublié dans un coin reculé de l’OPT ?

Et dans ce sombre tableau, la faillite en 2014 de la Société polynésienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Spacem), n'a fait qu'ajouter un problème à un autre plus ancien. Dur-dur d'être un artiste en Polynésie, si on veut en vivre.

Océane Production et les 1753 morceaux du trésor musical oublié de l’OPT

Rédigé par Jean-Pierre Viatge le Mardi 21 Avril 2015 à 05:46 | Lu 3065 fois