Nucléaire : une plainte à La Haye est "très certainement vouée à l’échec"


Raimana Lallemant, enseignant-chercheur associé au centre de droit international de l'université Lyon III.
PAPEETE, 10 octobre 2018 - Une plainte a été déposée le 2 octobre devant la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, a fait savoir mardi aux Nations Unies le leader souverainiste Oscar Temaru. L'action viserait, Valéry Giscard D'Estaing et Jacques Chirac, les chefs d'Etat français encore en vie et en fonction durant la période des essais nucléaires français dans le Pacifique, entre 1966 et 1996. Le Tavini Huiraatira peut-il avoir saisi la Cour pénale internationale d'une plainte pour crime contre l'humanité ? En toute hypothèse, une telle action a-t-elle des chances d'aboutir ? Pour Raimana Lallemant, enseignant-chercheur à l’Université de la Polynésie française, spécialiste des problématiques de droit international, "cette saisine est très certainement vouée à l’échec".

La plainte est déposée par le Tavini contre des individus, les présidents de la République française en fonction durant la campagne d’essais nucléaires dans le Pacifique (1966-1996) et encore vivants. La CPI peut-elle la recevoir ?
Pour l’instant, on ne sait pas grand-chose de cette plainte. Oscar Temaru en a fait mention devant la 4e commission, mardi à New York ; mais au final, on ne sait pas qui a saisi la Cour pénale internationale, ni comment…

Le député Moetai Brotherson annonce que cette procédure est engagée par le Tavini Huiraatira.
Oui, c’est ce qui est énoncé. Mais c’est impossible, en réalité. La CPI ne peut être saisie que par des Etats parties au statut de Rome, ou par le Conseil de sécurité de l’ONU – ce qui n’est manifestement pas le cas –, ou par une auto-saisine du Procureur de la Cour pénale internationale.
Donc soit la CPI a été saisie par le biais d’un Etat tiers tel que Fidji, Vanuatu, Samoa, etc, qui ont la qualité d’Etat partie ; sinon, je ne vois qu’une autre possibilité : l’envoi d’un dossier au procureur de la CPI qui peut s’autosaisir sur la base d’informations d’organisations ou de personnes physiques. Mais aucune personne privée ne peut saisir la CPI directement.
Ensuite, cette action devant la CPI vise des personnes physiques (les présidents de la République française en fonction durant la période des essais, NDLR). C’est intéressant, parce que l’on constate une évolution dans le discours du Tavini vers quelque chose de beaucoup plus plausible. Précédemment, c’était la France qui devait être visée. Sauf que la Cour pénale internationale ne s’occupe pas des Etats. On voit aujourd’hui que l’on ne vise plus l’Etat français. On vise les chefs d’Etat.
La grande question qui se pose maintenant, c’est de savoir de quelle infraction parle-t-on ? On parle des essais nucléaires, mais c’est impossible, parce qu’ils sont antérieurs à 2002, à moins de considérer une agression continue, une continuation des effets des essais ; ou bien, ils visent les conséquences sanitaires et environnementales des essais, en reprochant à l’Etat de ne pas avoir agi suffisamment pour protéger les populations locales.


L’infraction annoncée est "Crime contre l’humanité".
Si on se limite au discours politique de mardi, cette procédure n’est pas possible : seuls des Etats peuvent saisir la CPI ; la Cour n’est compétente que pour les actions postérieures à 2002 ; et ensuite il va falloir qualifier ce "crime contre l’humanité". Et là aussi ce sera très difficile. Et je ne suis même pas sûr que ça arrive jusque-là. (…) Nous sommes vraiment ici dans des aspects de forme et de fond qui me paraissent très ardus. La plupart des spécialistes s'accordent là-dessus : cette saisine – peu importe qui l’a faite – est très certainement vouée à l’échec.

Selon le député indépendantiste Moetai Brotherson cette "plainte" est "recevable parce qu’elle n’a pas été rejetée". Est-ce une raison suffisante ?
Si un dossier a été déposé auprès du Procureur de la CPI, il lui revient d’examiner les documents puis de les soumettre aux juges pour savoir s’il y a continuation. Si une suite est donnée, on le saura très vite, parce que les Etats parties au statut de la CPI peuvent s’opposer à cette procédure. Pour résumer, tout cela m’apparaît très compliqué.
En tout état de cause, si les documents ont été transmis le 2 octobre, on n’en est encore qu’aux balbutiements.


Le fait d’avoir annoncé le dépôt de cette plainte devant la 4e commission de l’ONU, c’est de la communication, selon vous ?
Cette volonté de porter plainte n’est pas nouvelle. Elle a déjà régulièrement été énoncée au cours des dernières années, sous des formes plus ou moins fantaisistes.
Aujourd’hui, il y a au moins un objectif politique qui est rempli : (…) tout le monde parle de la Polynésie dans le monde. A ce titre, cette opération peut être regardée comme une piqûre de rappel sur les essais nucléaires français, sur les conséquences sanitaires et environnementales de ces essais, sur la prise en charge de ces conséquences par l’Etat français. Et même si demain nous constatons un rejet très rapide par la CPI de cette requête, même si ça échoue, ce sera tout de même une victoire : le fait nucléaire a été rappelé devant les 193 Etats des Nations Unies.


Cette annonce n’est-elle pas en attendant de nature à contraindre la 4e commission à en prendre note dans son rapport final ?
Oui, effectivement. Mais au même titre que les déclarations du président de la Polynésie française et des autres représentants du Pays. Certains mettent aussi en avant que cela pourrait bloquer la désinscription de la Polynésie française ; mais je ne crois pas à l’éventualité d’une désinscription. (…) D’autant moins que l’on ne fait que parler aux Nations Unies : la 4e commission ne s’occupe que de faire des rapports pour appeler les puissances administrantes à être ouvertes à des observateurs internationaux. Tout cela est purement consensuel. Mais le fait d’avoir annoncé cette action à la CPI va sans aucun doute dans le sens des objectifs politiques du parti souverainiste.

Rédigé par Jean-Pierre Viatge le Mercredi 10 Octobre 2018 à 15:51 | Lu 3789 fois