Nous sommes tous des hommes


par Michele Lewon, lundi 1 novembre 2010, à 17:57
Le message de l’aventure de la pirogue va au-delà de la recherche du passé.

La fatigue, l’angoisse, la séparation prolongée avec la famille créent des tensions, exacerbent les passions, et font oublier que la parole se doit d’être contrôlée afin qu’elle ne dépasse pas la pensée.

Le climat est cordial à bord, les quarts se succèdent, la pirogue vole sur les vagues. Sam et Koronui barrent dans une houle croisée plus courte, à une vitesse comprise entre 3 et 5 nœuds. Les nombreux clapots mettent les nerfs à vif. Et puis soudain tout bascule. Hervé qui a l’impression d’être le seul à s’inquiéter de la bonne tenue de la pirogue a des mots maladroits à l’égard des deux barreurs.

Il faut que vous respectiez plus la pirogue ! Pas tous ces bang bang bang….» en mimant ses mots, du dos de sa main droite frappant sa paume gauche.

… Et là, stupeur chez les deux, How can you such things? How dare you say such things? ».

C’est la pirogue, elle surfe, c’est l’océan….

Je le sais bien, j’ai passé moi-même un merveilleux quart à la barre à une moyenne de 6 nœuds. La pirogue est vraiment conçue pour la vitesse. Sa voilure et son centre de gravité, la forme de son amas, le petit gouvernail qui répond si bien. Je crois que la pirogue doit finalement aimer cette vitesse et ces sensations.

Quand je pense encore aux critiques à Tahiti, cette pirogue avait tous les défauts : mat trop avancé, centre de voilure mal réparti, coque inadaptée à la navigation etc.. En fait la personnalité de OTNF se révèle à partir d’une vitesse de 5 nœuds… Comme ces albatros gênés par leurs ailes à terre, mais majestueux en vol.

Les propos tenus par Hervé sont à priori anodins et pourtant ils ont blessé. Le bruit des clapots, la fatigue, nous avons tous tenu la barre pendant de longues heures. Le ton monte, je traduis. Le capitaine tente de calmer les protagonistes.

Comment pouvons-nous nous calmer réplique Koronui. C’est une pirogue tahitienne nous le savons, nous sommes ses invités à bord, je n’ai jamais rien entendu de pareil ! Comment peut-on dire des choses pareilles !

Je descends aux Philippines ; c’est vous les Tahitiens qui irez avec la pirogue jusqu’en Chine !

Là, j’arrête de traduire et je craque. La voix entrecoupée de sanglots, je rappelle à Koronui qu’il a construit ce canoë… que je l’ai vu travailler avec amour sur la pirogue . « s’il te plait nous sommes tous fatigués » « I saw you get hurt, bleed on it on the construction site. This is your canoe, this is our canoe, this is our canoe.”

Hervé est rentré dans la cabine, Punua s’est installé au pied du mat. Fai est dans son coin, les larmes coulent de ses yeux. Il a les poings fermés. Je m’installe sur le ioato entre Sam et Koronui .

« Koronui, s’il te plait, laisse tomber, s’il te plait. Tu es l’esprit de cette pirogue. Nous avons besoin de toi ici, de vous !»

Sam me tape sur l’épaule.

Et j’entends dans le vent encore ces paroles, pas les premières, sans doute pas les dernières. Paroles qui me blessent depuis toujours. « Né à Tahiti, grandi à Madagascar – tu n’es pas malgache ! – puis un peu aux Etats-Unis – tu es français ! – en Chine – tu n’es pas chinois !, à Tahiti – tu n’es pas tahitien… Toujours cette impression d’être nulle part chez soi… toujours avoir ce sentiment qui peut se déclencher d’un moment à l’autre dans le regard d’autrui… »

Ce voyage descend au plus profond des racines de l’homme, pour lui rappeler qu’il a une âme et que sa vie ne peut avoir de sens qu’avec l’autre. La couleur, l’origine, le pays, quelle importance ! Nous sommes tous des hommes.

Les blessures sont là aussi pour nous apprendre à vivre ensemble, à se pardonner. Hervé a tendu la main à Koronui, le soleil qui s’est levé sur San Vincente a illuminé de ses rayons une pirogue réconciliée.

Le message de la pirogue va au delà de la recherche du passé

C'est la rencontre de plusieurs mondes

Le partage des moments de la vie dans un espace restreint

Chacun tient la barre

A tour de rôle

La pirogue surfe sur les vagues

Le bruit des clapots, la fatigue tendent les nerfs

Et les âmes blessées

Se réconcilient

Lorsque le soleil se lève

Et qu'au loin la côte apparaît

Rédigé par Michèle LEWON le Lundi 1 Novembre 2010 à 20:30 | Lu 1125 fois