Mary Walworth, en quête de l'origine des langues polynésiennes


Mary Walworth, Directrice de recherche en linguistique comparée océanienne au Max Planck Institut : "Si une langue n'est pas bien documentée, c'est une catastrophe"

 
Rencontrée au cours d'un bref passage en Polynésie, la linguiste Mary Walworth, nous a parlé au cours d'une interview des liens entre les différentes langues polynésiennes, de leur origine et de leur évolution, ainsi que de la langue de Rapa iti qu'elle a été la première à étudier.
 
Vous êtes linguiste, vous travaillez pour le Max Planck Institut, en quoi consiste votre travail ?
 
"Je fais de la linguistique historique, c’est-à-dire que j'étudie l'évolution des langues et les liens entre elles. Je travaille surtout sur les langues océaniennes et particulièrement les langues polynésiennes. Comme beaucoup de ces langues sont menacées, en danger, je dois aussi les documenter. À Max Planck, je dirige un groupe de recherche qui comprend des linguistes, mais aussi des personnes qui travaillent sur l'aspect numérique et statistique, et des anthropologues. On travaille ensemble pour marier les méthodes classiques de la linguistique avec des nouvelles méthodes statistiques et numériques. En complément de la méthode "classique" de comparaison des langues, ça permet de traiter beaucoup plus de données, beaucoup plus vite et nous permet de confirmer ou d'infirmer nos hypothèses."
 
Au niveau des langues polynésiennes et de leurs liens entre elles, est-ce que les connaissances ont changé récemment avec l'aide de ces nouvelles méthodes de recherche ?
 
"Oui et non, on est certain de l'existence d'une langue-mère, le proto-polynésien, d'où proviennent toutes les langues polynésiennes. On a bien réussi à la reconstituer, plus personne ne peut contester son existence. Elle vient probablement de la Polynésie occidentale. Même si on ne peut pas déterminer avec un haut degré de précision son endroit d'origine, on la situe dans la zone des Samoa et Tonga. Il existe des points communs entre certaines langues des Fidji, de Rotuma notamment, et les langues polynésiennes, mais les liens entre ces langues ne sont pas encore clairs, on n'a pas identifié une langue-mère qui serait à son tour commune entre rotuman et le proto-polynésien. Ce qui est certain c'est que ces langues étaient fortement en contact."
 
C'est à partir de cet endroit de la Polynésie occidentale que les Polynésiens ont voyagé vers l'est, et aussi vers Hawaii ou Aotearoa, c'est ça ?
 
"Oui, mais d'autres sont partis eux vers l'ouest, vers des endroits déjà peuplés par des gens qui parlaient des langues "cousines" océaniennes, comme les langues mélanésiennes. Ces langues polynésiennes, hors du triangle, on les appelle les outliers (exclave, en français, ndlr). Ces deux mouvements, vers l'est et vers l'ouest sont concomitants, et se sont réalisés en nombreuses vagues de migrations successives."

Qu'est-ce que la linguistique historique peut nous dire du peuplement de la Polynésie centrale et orientale (c’est-à-dire la Polynésie française actuelle) ?
 
"À l'heure actuelle, tout n'est pas tranché. Avec mes collègues, on estime que les preuves nous orientent vers une origine Samoa-Tonga des populations de ce qui est la Polynésie française actuelle, avec probablement des premières installations aux Marquises et à Mangareva. L'archéologie nous apporte aussi des preuves dans ce sens.  En même temps, la notion de "première vague" ne fonctionne pas vraiment, car les migrations polynésiennes ont toujours eu lieu en plusieurs vagues. De plus, les échanges entre les différents peuplements ont toujours été nombreux, ce qui rend difficile de dire avec précision où et quand ont eu lieu les premières migrations. Ces échanges ont eu lieu même entre des îles très éloignées, de manière régulière et sur un temps très long. Ils ont des implications directes concernant les langues.
 
Ainsi, les langues du centre du triangle polynésien, le tahitien, le paumotu, le maori, même les langues des Australes ou des Îles Cook, partagent beaucoup de points communs. Ces langues se sont échangé leurs innovations (les nouveautés que chaque langue développe et qui n'existent pas dans la langue-mère, ndlr) aussi. Du coup, ces innovations se chevauchent, selon un modèle qui serait mieux représenté par des cercles concentriques que par le traditionnel arbre généalogique des langues. Il existe cependant une branche des langues polynésiennes, regroupant les Marquises, Rapa Nui et Mangareva, qui est beaucoup plus définie, même si les locuteurs étaient aussi en contact avec le reste de la Polynésie et si des échanges linguistiques ont eu lieu. C'est toute la difficulté, mais aussi l'intérêt du travail de linguistique historique. La Polynésie s'est formée à partir de nombreuses vagues successives de migration et s'est ensuite constituée de nombreux échanges internes."
 
Le Max Planck Institut documente beaucoup de langues menacées ou qui ont un nombre restreint de locuteurs, en quoi consiste la documentation d'une langue et à quoi ça sert ?
 
"Quand on parle des langues en danger, la documentation est fondamentale. Les linguistes ont besoin des données et des corpus pour travailler, on ne peut pas décrire les langues, on ne peut pas les comparer avec d'autres pour étudier leur évolution, sans cette documentation. On documente une langue en l'enregistrant ou en filmant, les conversations, les histoires, les légendes, les chansons, les mots, les phrases, etc. Ces enregistrements sont ensuite archivés et mis à disposition des linguistes mais aussi des communautés de locuteurs eux-mêmes. Car du côté des locuteurs aussi, c'est très important.
 
Si la langue disparaît avant qu'elle soit bien documentée, c'est une catastrophe, la faire revivre sera très compliqué. La documentation d'une langue participe à sa sauvegarde. Ça peut aider les locuteurs à mettre au point un système d'écriture aussi, quand il n'y en a pas encore. Ça peut aussi leur permettre, s'ils le souhaitent, de servir de support pour faire des grammaires, des dictionnaires, des supports pédagogiques pour les écoles, etc. Les linguistes doivent travailler avec les communautés de locuteurs, en collaboration, pour que ce soit utile."
 
Sur quelle langue avez-vous travaillé ici, en Polynésie française ?
 
"J'ai beaucoup travaillé à Rapa iti, c'est là que j'ai fait ma thèse il y a dix ans. Je voulais documenter la langue de Rapa, mais je me suis vite rendu compte qu'il n'y avait pas une langue, mais plusieurs : une langue "ancienne", qui n'est presque plus parlée ; la langue la plus utilisée actuellement qui est une langue mixte ; le tahitien aussi qui est utilisé ; le français…
 
Le reo rapa que les gens parlent aujourd'hui est une langue issue d'un mélange entre une forme ancienne de la langue et de nombreux apports du tahitien, des sons, des mots grammaticaux et du vocabulaire essentiellement. Ce mélange est très régulier, très stable. C'est cette forme-là qui est transmise entre les générations. Le vocabulaire propre à l'ancien Rapa est identifié clairement par les locuteurs qui cherchent souvent à les maintenir, par exemple, "pea" (femme) ou "kotae" (eau), qui sont loin des formes du proto-polynésien et de ce qu'on retrouve dans les autres langues polynésiennes. C'est aussi cette langue mixte qui est transmise au sein des familles.
 
La plupart des habitants sont bilingues en reo rapa et en tahitien. Le français est aussi parlé par les plus jeunes générations, tous ceux qui ont fait une scolarité en dehors de Rapa, au collège à Tubuai, ou au lycée à Tahiti. La dernière fois où j'y suis allée, il y a 7 ans, l'école à Rapa se faisait en français, avec quelques heures de reo rapa seulement, même si les enseignants sont pour la plupart originaire de l'île. Il n'y avait pas encore d'école bilingue à l'époque.
 
Cette langue mixte, le reo rapa, porte en elle la marque d'un abandon de la langue ancestrale au profit du tahitien, mais d'un abandon qui aurait été avorté. Les jeunes connaissent les différences entre l'ancien rapa et ce qui provient du tahitien. Certains jeunes essayent de reconstruire, à partir des mots et des sons de l'ancien rapa, une sorte de langue d'origine revitalisée."
 
Est-ce que tu penses que le reo rapa est en danger?
 
"Oui et non. Oui, parce que la population est très peu nombreuse, les jeunes émigrent très tôt, pour leur scolarité, pour le travail. S'ils arrêtent de transmettre la langue, ça peut malheureusement aller très vite. Sur l'île, en revanche, le reo rapa est très utilisé, il est transmis. Les plus jeunes enfants commencent cependant à favoriser le français entre eux, surtout la variété locale, marquée par l'influence du tahitien, auquel les enfants rajoutent le reo rapa…Il est possible qu'un changement important soit en cours de ce côté-là."

L'ancienne forme de la langue a complètement disparu ?
 
"C'est difficile d'être aussi affirmatif, je n'ai pas toutes les données. Il y a des gens qui l'utilisent encore dans des contextes cérémoniaux. Je peux juste dire qu'elle n'est plus utilisée couramment. Quant à sa transmission, elle a quasiment disparu, probablement que certaines familles choisissent encore de la transmettre, par conviction. Comme je l'ai dit, il y a des gens qui ont la volonté de revitaliser cette langue. C'est très contextualisé et chez les plus âgés, il reste une mémoire de cette langue, que certains jeunes peuvent mettre à profit."
 
Pour quelle raison, une communauté très isolée comme celle de Rapa, peut tout de même opérer un abandon de la langue au profit du tahitien ?
 
"Principalement pour deux raisons : d'abord le tahitien était la langue des missionnaires. La bible était écrite en tahitien. Le tahitien héritait donc de ce prestige religieux. D'autre part, en raison du poids politique de Tahiti où est centralisé tout le pouvoir, où sont les administrations également. C'est quelque chose qu'on retrouve beaucoup dans les îles. Les langues qui ont disparu, pour le moment, comme à Tubuai ou au nord des Tuamotu, c'est au profit du tahitien. C'est tout le paradoxe du tahitien en Polynésie. Le tahitien est une langue menacée par le poids du français, mais à son tour il pèse sur les autres langues polynésiennes. Concernant Rapa, on a l'impression que cette dynamique d'abandon s'est interrompue et que le reo rapa actuel en porte les traces.
 
À Tahiti, la communauté originaire de Rapa iti est très soudée, il y a une volonté d'utiliser la langue au sein de certaines familles. La langue porte l'identité de l'île et beaucoup de gens sont très fiers de cette identité, la langue est donc importante à leurs yeux. Parler rapa, c'est être Rapa."
 
La langue Rapa n'a pas été très documentée avant ton travail ?
 
"Dans les années 30, un ethnobiologiste avait travaillé à Rapa et recueilli quelques mots. Un anthropologue a recueilli des légendes Rapa au début des années 2000 et un linguiste du SIL a fait un petit recueil lexical également, mais c'est quasiment tout à ma connaissance. Il existe un tomite reo, sur l'île qui discute de la langue et de sa préservation."
 
Quels points communs le Rapa entretient-il avec les autres langues des Australes ? On peut les relier entre elles ?
 
"Les langues sont vraiment différentes entre elles. À Tubuai, il n'y a plus que le tahitien, la langue d'origine a disparu. Raivavae et Rurutu sont vraiment différentes entre elles. En rurutu, il y a beaucoup de glotale, de 'eta; et surtout, la langue est connue chez les linguistes pour être une des langues avec le moins de consonnes dans le monde. Il y a 7 consonnes en rurutu. Parmi les langues étudiées dans le monde, je crois qu'il n'y a qu'une seule autre langue qui a 7 consonnes. D'un autre côté, il y a le raivavae, avec ce son qui est unique dans les langues polynésiennes. Il remplace le son /R/ et c'est très rare dans les langues polynésiennes. On trouve un changement de cet ordre dans un outlier à Rennell, aux îles Salomon. Là-bas on suppose que c'est une influence des langues non-polynésiennes. Dans le cas du raivavae, on ne peut pas faire cette hypothèse, à moins d'imaginer un lien entre Raivavae et Rennell.  Un linguiste ne peut pas faire une telle hypothèse sur la base d'une seule ressemblance.
 
En tout cas, il est difficile de considérer les langues des Australes comme une seule entité, ou même de les regrouper. On peut quand même dire que linguistiquement parlant, le reo rapa n'appartient pas à la branche des Marquises, de Mangareva et de Rapa Nui, mais plutôt à celle où se trouve le tahitien, le paumotu, le rarotongien, le maori, etc. Cependant, les contacts entre Rapa et Mangareva ont été si nombreux, historiquement parlant, qu'il y a eu beaucoup d'emprunts mutuels entre les langues, ce qui rend encore plus compliqué le travail de linguistique historique ; compliqué mais passionnant. On continue à chercher."


Propos recueillis par Antoine Launey

Rédigé par Antoine Launey le Jeudi 7 Avril 2022 à 20:14 | Lu 2151 fois