Machu Picchu : Les espagnols savaient


Vue classique, depuis les hauteurs de la cité, du Machu Picchu (les ruines) et du Huayna Picchu (le “Jeune pic”). Au sommet, des grottes étaient consacrées au culte de la lune. L’ascension est à éviter absolument si l’on est sujet au vertige...
Tahiti, le 31 juillet 2020 - Obsédé par sa quête, l’Américain Hiram Bingham poursuit son ascension. Quatre cents mètres plus bas à la verticale de sa caravane de mules, les flots coléreux de l’Urubamba brassent une eau bleutée aux reflets de calcédoine. Le torrent gronde. Le jeune universitaire approche de constructions végétales épaisses. Le vert chlorophyllien de la selva se fond dans d’étranges zones d’ombre sur cette crête pourtant fléchée par les rais d’Inti, le dieu Soleil...
 
Dans la semi-obscurité, sous le manteau foliacé, dorment des empilements de pierres grossièrement taillées. De sa machette, Bingham dégage fiévreusement des angles, des trapèzes, des droites… La cité mystérieuse des Incas, celle qu’il cherche depuis si longtemps, est, il en est sûr, au bout de sa lame d’acier.
Lorsqu’il frappe trop fort dans l’entrelacs de végétaux, des étincelles jaillissent du granit gris-blanc écorché. Le chercheur de l’université de Yale, grâce à un jeune guide quechua bavard, met au jour les premiers murs du Machu Picchu (le Vieux Pic), ce que Bingham croyait être l’ultime et légendaire refuge des Incas fuyant les envahisseurs espagnols. Il se trompait. Le Machu Picchu, en 1911, n’hébergeait pas de Fils du Soleil et ne contenait pas le plus petit gramme d’or. De cette cité surgie de l’enfer vert allait pourtant naître, au fil des restaurations, la plus formidable énigme laissée par les anciens maîtres des Andes.

Des bouchers à l’assaut d’un empire
 
Presque cent-dix ans après la découverte du chercheur américain, le Machu Picchu est devenu la plus célèbre attraction touristique de l’Amérique andine. Tout a été dit –ou presque– sur cette ville mystérieuse de mille à deux mille âmes, trouvée préservée des destructions systématiques opérées par les conquistadors.
En 1531, Fernando Pizarro débarque au Pérou. En un éclair, avec une audace inouïe, il soumet l’empire Inca déchiré par la lutte fratricide de Huascar (à Quito) et de Hatahualpa (à Cuzco). Au cœur de “l’empire des quatre sillons” (le Tawantinsuyu), Pizarro garrote le dernier Inca. Une civilisation agonise dans les ultimes spasmes du Fils du Soleil. 
Une légende annonçait le retour de Viracocha, le dieu blanc : ce furent des bouchers qui assaillirent les Andes. 
Les fondements de la société Inca vont être disloqués ; l’État se désagrégera, mais tout l’or, toutes les Vierges du Soleil et tous les grands caciques du régime ne vont pas tomber sous les coups des soudards de Pizarro. Certains grands prêtres et patriciens encore en vie fuiront devant la horde barbare. Longtemps, on prendra Vilcabamba la Vieja comme leur ultime bastion. En effet, lorsqu’en 1572, un 24 juin (jour du solstice d’hiver et fête du soleil dans tout l’empire), les Espagnols capturèrent Tupac Amaru, ils crurent avoir enfin rattrapé dans la selva amazonienne les derniers “Fils du soleil”. Mais il n’y avait pas d’or dans cette cité. Fous de rage, les Ibères noyèrent leur dépit dans un horrible bain de sang. En fait, les caciques et leur or s’étaient très probablement déjà enfoncés plus avant encore dans la forêt et les sierras…
Au début des années 80, un archéologue péruvien que certains qualifient volontiers de demi-fou, Fernando Aparicio Bueno, découvre Choquecancha, beaucoup plus loin que Vilcabamba la Vieja. Là non plus, pas d’or ni de temple du soleil, mais des traces du passage prolongé des Incas. 
La légende colportée par la forêt est précise, même si elle est orale : après Choquecancha, les Incas ont fui plus loin, en traversant le Puente de Oro, jusqu’à El Paititi (la reproduction inverse du Cuzco, l’envers du “Nombril”).
Où se trouve El Paititi ? Nul ne le sait encore…
 
Les preuves que les Espagnols savaient
 
Bingham, en dégageant de sa gangue verte le Machu Picchu, n’avait donc pas, loin de là, découvert le dernier refuge des Incas.
Aujourd’hui, la citadelle dominant un méandre de l’Urubamba paraît moins secrète qu’elle ne l’a été après sa découverte. Les scientifiques des universités de Cuzco, de La Paz et de Sucre sont formels. “Les Espagnols savaient que le Machu Picchu existait, ils y étaient même allés”. Ces universitaires, en bouleversant les idées reçues de dizaines de milliers de visiteurs, argumentent ainsi leur théorie : “le Machu Picchu était relié au reste de l’empire par sept routes inca, dont une est aujourd’hui un trekking fameux (3 à 5 jours de marche). On voit mal les conquistadors et leurs chevaux patauger des jours durant au fin fond de l’Urubamba, alors qu’en hauteur, plusieurs chemins bien tracés et au sec les menaient directement à la cité qu’ils convoitaient.”
L’architecture sommaire des maisons les plus éloignées du centre de la ville, celles qui sont littéralement accrochées au-dessus du vide, montre que la bourgade a été agrandie “à la va-vite”, sans doute pour faire face à un afflux brutal de population. Il est probable qu’il faut voir là les effets du meurtre d’Hatahualpa en 1533, suivi d’un exode d’une partie des dignitaires de Cuzco. Mais le chemin emprunté par les derniers prêtres et les sinchis a forcément été suivi aussi par leurs bourreaux…
Autre argument, l’existence bien visible depuis le rio Urubamba de la petite ville de Huinay Huyana, à quelques kilomètres seulement du Machu Picchu. Si l’on part du postulat (difficile à admettre) que les Indiens étaient parvenus à dissimuler le chemin partant du Cuzco vers l’Urubamba, il leur était impossible en revanche de masquer Huinay Huayna aux yeux d’un bataillon d’Espagnols descendant le torrent. Sur les flancs de la montagne, la petite ville crève les yeux.

Pas un gramme d’or...
 
Les poursuivants seraient donc montés inévitablement dans ses murs lors de leur traque des Indiens rebelles. De Huinay Huayna, une route de pierres en excellent état conduit tout droit au Machu Picchu. Impensable que les hommes de Pizarro ne l’aient pas empruntée.
Troisième indication tendant à prouver que le Machu Picchu a été visité par les Espagnols : si la fortune d’Hiram Bingham grossit sensiblement après sa découverte (l’archéologue aurait revendu sous le manteau nombre de céramiques, entre autres) il n’a jamais mis au jour la moindre idole d’or ou la plus petite plaque de métal précieux dans les temples de la ville. 
Ce qui prouve avec certitude que les Quechuas avaient pris soin de démonter et de déménager tout ce qui aurait pu avoir de la valeur pour leurs poursuivants. Les Indiens savaient le Machu Picchu, sentinelle entre la selva et la sierra, très vulnérable et ils étaient certains du passage des Espagnols. 
Qu’ont sans doute trouvé sur place ceux-ci ? Tant à Huinay Huayna qu’au Machu Picchu ? Deux villes désertées, totalement vides, à peu de choses près le même spectacle qui s’offrit quatre siècles plus tard à Bingham, la jungle en moins. 
Si, à Cuzco, ils prirent soin, comme à Quito, de détruire palais et bâtiments, c’est parce qu’ils voulaient asseoir leur domination des populations indiennes sur des ruines. A Cuzco, les Espagnols s’installèrent pour rester. Les petites cités perdues de l’Urubamba, sans vastes terres agricoles, sans population et sans intérêt stratégique pour les conquérants furent au contraire abandonnées au fur et à mesure de leur découverte. 
Désireux avant tout de mettre la main sur l’or des fuyards, les Espagnols ne perdirent pas de temps à raser des petites citées inhabitées. Il leur fallait aller vite, très vite pour mater les récalcitrants.
 
Écartelé et achevé à la scie
 
En 1 572, trente-six ans après la première rébellion de Inca Manco, à Sacsahuaman, les conquistadores mettent enfin la main sur le dernier Inca résistant, Tupac Amaru, à Vilcabamba la Vieja. Bien plus bas sur l’Urubamba que le Machu Picchu. 
Tupac Amaru sera hideusement exécuté après avoir été torturé : on l’écartèle en place publique. Mais l’Indien est fort et résiste plus ou moins aux chevaux qui le démembrent. Il sera achevé… à la scie, devant sa femme et ses enfants, sans avoir révélé l’ultime refuge de ses compagnons (son épouse sera éventrée et sa descendance exterminée)…
Aujourd’hui, des chercheurs péruviens et étrangers travaillent au cœur de la cordillère de Vilcabamba. En juin 1987, Jéromine Pasteur, une Française, remonta la Cutivireni. Elle découvrit le “Puente de Oro”, un très grand pont naturel (300 m de voûte de rocher, sous laquelle coule la Cutivireni). C’est au sommet de cette arche naturelle, sur le “tablier”, qu’aurait transité tout l’or soustrait à la rapacité espagnole. Légende... Transité pour être stocké à El Paititi, la véritable et inaccessible ultime cité des derniers “Fils du soleil”.
Le Machu Picchu, de la forêt, n’apparaît plus que comme une ville-étape ; une halte entre le monde amazonien et celui des Andes. Un grand “tambo” pour user d’un mot quechua. Un lieu de culte dont le cimetière ne renferme que des ossements de femmes, sans doute des vierges consacrées au dieu Soleil.
Une couche de cendres, mise au jour il y a quelques décennies dans le quartier des greniers, laisse à penser qu’en abandonnant la ville, les Indiens l’avaient brûlée. 
En quittant ce navire de rocs, les fuyards ne se doutaient pas qu’ils en faisaient le plus extraordinaire vaisseau fantôme des Andes. 
Quant aux Espagnols, leur indifférence devant ce joyau architectural fut telle qu’on finit réellement par oublier la cité, jusqu’à ce qu’un Français l’aperçoive (Charles Wiener, en 1879) sans pouvoir y pénétrer, et que Bingham enfin en pousse l’huis d’un coup de machette…

La partie supérieure du Machu Picchu (le Vieux Pic ; en réalité, on ignore le véritable nom de la cité) est la plus sacrée ; c’est ici que les cultes étaient rendus au soleil par les grands prêtres.

Petit lexique

Urubamba : torrent qui coule au pied du Machu Picchu et qui va alimenter, en aval, l’Amazone. Sur la partie supérieure de la vallée sacrée des Incas, à Pisac, l’Urubamba s’appelle le Vilcanota.
Viracocha : dieu créateur du monde, “adopté” par les Incas, car déjà adoré bien avant eux à Pachacamac sur la côte péruvienne. La légende dit qu’il avait les yeux bleus, une barbe abondante et la peau blanche. Les conquistadores bénéficièrent du fait que les Indiens les prirent, au début, pour des “viracochas”. Ils se laissèrent massacrer sans oser riposter à ces dieux...
Sinchi : chef de guerre dans l’armée inca. Correspondrait à un général aujourd’hui.

Bingham et le National Geographic

C’est dans le National Geographic que le chercheur Hiram Bingham, après sa longue expédition de 1906 à 1911 au Pérou livra son travail. Dès son retour, il repartit en 1912 pour sortir de la jungle les ruines qu’il avait découvertes, sous les auspices de l’université de Yale et de la National Geographic Society. Nous avons enrichi notre article de ce jour avec quelques-unes des 244 photos que publia Bingham (la plupart de Bingham lui-même d’ailleurs). En avril 1913, le National Geographic Magazine consacra l’intégralité de sa parution à cette découverte ; le magazine publia en février 1915 une histoire du Machu Picchu rédigée par Bingham et en mai 1916 une troisième parution sur de nouvelles explorations au Pérou toujours conduites par Bingham. Nous avons eu la chance de retrouver ces magazines, de les acheter et de pouvoir aujourd’hui vous en proposer quelques images.
 
Deux parties de la ville du Machu Picchu, la première telle qu’elle apparut à Hiram Bingham en 1911 et l’autre telle qu’elle se présentait après un an de nettoyage (Photo Hiram Bingham, National Geographic avril 1913. Col DP).

Deux documents exceptionnels, photos prises par Hiram Bingham lui-même en 1911 puis en 1912 : on y voit le Machu Picchu tel qu’il apparut à l’explorateur américain puis tel qu’il était un an plus tard, après les premiers travaux de défrichement (National Geographic avril 1913. Col DP).

Pour y aller et y rester, un peu...

En amont du Machu Picchu, la vaste vallée sacrée était beaucoup plus peuplée et beaucoup mieux mise en valeur sur le plan agricole que ne le furent les pentes autour du Machu Picchu. Ces quelques ruines appartiennent à la cité de Pisac.
Le Machu Picchu est sans aucune doute le site le plus spectaculaire et le plus émouvant de l’Amérique andine. Malheureusement, parce que les agences de voyages péruviennes cherchent à optimiser les rotations de leurs clients entre Cuzco et la sentinelle de l’Urubamba, pour la majorité des visiteurs, la découverte de cette ville oubliée ne laisse qu’un sentiment partagé entre un maigre plaisir et la grande déception de ne pas avoir pu mieux apprécier l’endroit.
De Cuzco, il faut en effet cinq heures par le “ferrocaril” pour atteindre Agua Calientes, la petite ville dans un méandre de la rivière d’où partent les bus qui conduisent à l’entrée du site (après une vingtaine de lacets vertigineux). Sur place, il est strictement interdit de camper et le seul hôtel ne comporte que quelques dizaines de chambres, toutes réservées longtemps à l’avance. 
Or la magie du Machu Picchu joue à plein de bonne heure le matin et tard le soir, c’est-à-dire bien avant l’arrivée du train quotidien et bien après son départ. Autant dire que l’excursion d’une journée, celle qui est le plus souvent vendue au départ de Cuzco, est source de frustration et de déception. Il faut en effet passer au moins une nuit sur place, c’est-à-dire réserver sa ou ses chambres d’hôtel au Machu Picchu dès l’achat de son billet pour le Pérou. Ce qui vous garantira un séjour optimal. A noter qu’un seul hôtel est construit aux portes des ruines (à 50 m de l’entrée), le Belmond Santuary Lodge ; les dizaines d’autres qui disent tous se situer au Machu Picchu se trouvent en réalité en bas, à Aguas Calientes et autour de la petite cité.

Demandez le programme !

Le sommet splendide du Nevado de la Veronica, culminant à 5 780 m, escaladé en 1956 par Lionel Terray. On l’aperçoit parfaitement lorsque l’on escalade de Huyana Picchu.
1er jour : Visite
Le premier jour, trajet de Cuzco au Machu Picchu ; arrivée vers 10h30 ; visite des ruines la journée. Au coucher du soleil, d’une beauté prodigieuse, vous serez quasiment seul, car le train ramène les touristes à 16 heures (trois mille personnes par jour !). Chambres et restaurant sont irréprochables.        
 
2e jour : Ascension
Le second jour, lever à l’aube pour partir à la Porte du soleil (“Puerta del sol”), à quatre kilomètres en amont des ruines. La lumière est alors extraordinaire sur le Machu Picchu et le pic qui le domine, le Huayna Picchu. Retour à l’hôtel pour un copieux petit déjeuner et –si autorisation– ascension du Huayna Picchu (moins d’une heure. La montée ressemble parfois à une véritable escalade). Au sommet, la vue sur les ruines et la vallée de l’Urubamba est extraordinaire et gomme toutes les fatigues. 
Au loin se découpe la silhouette du Nevado de la Veronica (5 780 m, escaladé en 1956 par Lionel Terray), l’un des plus beaux sommets de la cordillère de Vilcabamba. Au retour, filer jusqu’au “pont de l’Inca” à un quart d’heure de l’hôtel. Les orchidées en forêt sont superbes. Attention aux vipères hors du sentier.
Penser à toujours emporter de l’eau potable avec soi, car l’ascension est très éprouvante, et au sommet, dans le vent très vif, on se déshydrate rapidement.
 
3e jour : Randonnée
Le troisième jour, exploration du “sentier de l’Inca”, dans le sens inverse de ceux qui font le treck de quatre jours depuis la vallée de l’Urubamba. À une quinzaine de kilomètres du Machu Picchu, vous découvrirez les ruines superbes de Huina Huayna, réplique en miniature du Machu Picchu. Ici peu de touristes. Peut-être quelques campeurs qui bivouaquent. La cité sera à vous (attention, une fois de plus, aux serpents). 
Les bons marcheurs pourront poursuivre la remontée du sentier ; mais gare au retour : les gardes du Machu Picchu ferment la Porte du soleil, sortie de la ville, vers 17h30. Après, on ne peut plus regagner l’hôtel !

4e jour : Exploration
Le quatrième jour, soit vous profitez des ruines dans les moindres détails, soit vous optez pour une escapade “sauvage” sur le site encore quasiment vierge qui fait face au Machu Picchu, de l’autre côté de l’Urubamba. Des archéologues ont trouvé, il y a une trentaine d’années environ, des ruines encore recouvertes par la forêt vierge. Les fouilles ne font que commencer. On les voit parfaitement de la terrasse de l’hôtel Belmond. Attention aux serpents… et aux interdits visant à protéger le site des “huaqueros” (pilleurs de tombes). Guide indispensable, bakchich prévisible. 
Possibilité, depuis Aguas Calientes (le terminus du train à touristes) de prendre le train local (que les étrangers appellent le train des “Indios”) jusqu’à Vilcabamba aux portes de la forêt vierge amazonienne. Sur place, achat possible de “souvenirs” de la selva : insectes, papillons, araignées, flèches, arcs, plumes… En fin d’après-midi, retour à Cuzco. Arrivée vers 21 heures.

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 30 Juillet 2020 à 21:01 | Lu 4154 fois